UNE NOUVELLE VIE

J’appelai Marguerite dans mon compartiment. Elle ouvrit la porte moins d’une minute après, et je réalisai qu’elle devait être dans ses propres quartiers, à côté des miens. Alors je jetai un coup d’œil à l’horloge du bureau. Il était plus de minuit, plus de cinq heures après qu’elle m’eut confié le circuit d’Alex. J’étais resté assis là pendant plus de cinq heures.

— Je vous ai réveillée, dis-je.

Elle eut un pâle sourire.

— Non, je ne m’habille pas si vite.

Elle portait toujours la même combinaison.

— Vous n’arriviez pas à dormir ? demandai-je.

— Je travaillais, dit Marguerite, prenant une des chaises devant le bureau. Je réfléchissais, en fait.

— À quoi ?

— À votre frère.

— Ah…

— Il a dû vous aimer énormément.

— Je l’aimais aussi. Je pense qu’il est la seule personne que j’aie jamais aimée dans le système solaire.

— Donc, nous avons tous deux perdu la personne que nous aimions le plus, dit Marguerite, à voix basse.

— Votre mère, rappelai-je.

Elle hocha la tête, les lèvres serrées, refoulant ses émotions.

Je fixai Marguerite. Je voyais à quel point elle ressemblait à sa mère, tout en étant d’une personnalité très différente.

— Marguerite, quelle quantité de… matière y a-t-il dans les restes de mon frère ?

Elle cligna des yeux, intriguée.

— Suffisamment pour faire un bon échantillon d’ADN ? m’enquis-je.

— Pour le cloner ? demanda-t-elle en retour.

— Pour le cloner, dis-je.

Elle regarda ailleurs quelques instants, puis son regard croisa le mien de nouveau.

— Ça ne marchera pas, Van. Je l’ai déjà vérifié. La chaleur était trop forte, pendant trop longtemps. Elle a dissocié tous les polypeptides, toutes les grandes chaînes de molécules. Les acides nucléiques, tout ça… la chaleur a tout mis en pièces.

Mon cœur sombrait.

— Nous ne pouvons rien faire, dit Marguerite.

— Il pensait qu’il avait échoué. Mon frère est mort en pensant qu’il n’avait rien accompli.

— Je ne comprends pas.

Alors je lui expliquai les Verts et l’espoir d’Alex d’utiliser Vénus pour convaincre les gens sur Terre de prendre des mesures drastiques pour éviter un désastre dû au réchauffement.

Dès que j’eus fini, Marguerite dit :

— Oui, les Verts seront consternés. D’accord. Écrasés. Ils comptaient faire de Vénus un exemple visible. Ils voulaient que les gens pensent à l’effet de serre chaque fois qu’ils regarderaient le ciel et verraient Vénus.

Je secouai la tête.

— Ça ne marchera pas. Les scientifiques comme Mickey et les autres devront leur dire la vérité, que l’effet de serre de Vénus et le nôtre n’ont rien de commun.

— Votre père sera ravi.

Je la regardai intensément.

— Lui et ses pairs vont claironner ces nouvelles, n’est-ce pas ? Il a même sacrifié son fils pour apprendre que Vénus n’a rien à nous dire.

— Mais c’est cela la bonne nouvelle, m’entendis-je dire, presque en un murmure.

— Une bonne nouvelle pour votre père, contra Marguerite.

— Non, dis-je à voix haute, comprenant la validité de ce que je disais. Non, c’est une mauvaise nouvelle pour mon père et une bonne nouvelle pour nous autres.

Elle se redressa légèrement sur sa chaise.

— Que voulez-vous dire ?

— L’effet de serre sur la Terre n’a aucun rapport avec l’inéluctable effet de serre de Vénus ? dis-je en jubilant presque.

— Et c’est une bonne nouvelle ?

Je sautai de mon fauteuil et rejoignis l’autre côté du bureau.

— Bien sûr que ce sont de bonnes nouvelles ! Cela signifie que ce qui se passe sur Terre n’est pas le travail inexorable de la nature, comme sur Vénus. C’est provoqué par l’activité humaine !

— Mais les scientifiques…

J’attrapai Marguerite par la manche et la tirai hors de sa chaise.

— Les scientifiques nous ont dit pendant près d’un demi-siècle que c’étaient les actions humaines qui provoquaient l’effet de serre. Nous avons déversé des gaz à effet de serre dans l’atmosphère par gigatonnes.

— Mais les industriels ont rétorqué que le réchauffement est une partie du cycle naturel des climats, dit Marguerite, presque ahurie par mon enthousiasme soudain.

— Bien. Mais maintenant, nous avons l’image de Vénus, où la nature a produit un effet de serre réel… et nous pouvons montrer que cela n’a rien à voir avec ce qui se passe sur Terre !

J’étais tellement excité que j’avais envie de danser dans la cabine avec elle.

Mais Marguerite secoua la tête.

— Je ne vois pas en quoi cela aide les Verts.

Je ris.

— Laissons mon père et ses amis claironner que Vénus et la Terre sont deux cas complètement différents. Laissons-les dire au monde que l’effet de serre sur Vénus n’a aucun rapport avec ce qui se passe sur la Terre.

— Et en quoi cela aidera-t-il les Verts ?

— Parce que nous reviendrons en disant : Oui ! Vous avez raison. Vénus est un désastre naturel… La Terre est un désastre créé par l’homme. Et ce que les hommes font, ils peuvent le défaire !

Les yeux de Marguerite s’illuminèrent. Elle eut un sourire large et chaleureux.

— Si les actions de l’homme provoquent l’effet de serre, les actions de l’homme peuvent le réparer.

— Exact !

Et j’enroulai mes bras autour d’elle, et l’embrassai profondément. Elle n’objecta pas. En fait, elle m’embrassa tout aussi fort.

Puis elle s’écarta légèrement, et dit :

— Réalisez-vous ce dans quoi vous vous engagez ?

— Je pense. Je vais décevoir encore plus mon père… Martin Humphries. Il va bondir. Il va peut-être même atteindre la vitesse de libération gravitationnelle.

— Vous allez devenir le porte-parole des Verts, dit-elle tout à fait sérieusement.

— Je pense que je le suis.

— C’est une lourde responsabilité, Van.

Je haussai les épaules et hochai la tête, sans la laisser quitter mes bras.

— Certains dirigeants Verts ne vous croiront pas. D’autres seront jaloux de vous. Je vous avertis qu’il y a beaucoup de politique dans ce mouvement. Beaucoup de couteaux tirés.

Je comprenais ce qu’elle me disait.

— J’aurai besoin de quelqu’un pour me guider, pour me protéger.

— Oui.

— Les gens de mon père voudront ma tête. Ils peuvent être violents.

Elle me regarda droit dans les yeux.

— Êtes-vous certain que vous voulez prendre tout ça sur vous ?

Je n’hésitai pas une nanoseconde.

— Oui, dis-je. (Puis j’ajoutai :) Si vous venez avec moi.

— Moi ?

— Pour être mon guide, ma protectrice.

Une expression étrange vint sur son beau visage. Les coins de ses lèvres se soulevèrent légèrement, comme si elle voulait sourire, mais ses yeux étaient sérieux comme la mort.

— La mère de mes enfants, ajoutai-je.

Sa mâchoire tomba ouverte.

— Je suis un homme très riche, dis-je, la tenant toujours par la taille. Je n’ai pas réellement de mauvaises habitudes. Je suis raisonnablement en bonne santé, tant que je prends mes médicaments.

— Et ? invita-t-elle.

— Et je vous aime, dis-je.

Ce n’était pas tout à fait exact, et nous le savions tous les deux. Aucun d’entre nous ne savait réellement ce qu’était l’amour, mais nous avions traversé tellement de choses ensemble, qu’il n’y avait personne sur Terre, personne dans le système solaire en fait, dont je sois plus proche.

— Aimer est un bien grand mot, murmura Marguerite.

Mais elle se blottit plus près dans mes bras et reposa sa tête sur mon épaule.

— Nous allons apprendre tout cela, murmurai-je à mon tour. En commençant dès maintenant.

 

Je n’étais pas préparé à l’énorme succès que j’eus auprès des médias. Dès que nous eûmes établi notre orbite autour de la Lune, je fus inondé de demandes d’interviews, de documentaires et de biographies. Ils voulaient que je fasse des shows sur Internet, que je joue la vedette dans des séries d’aventures ! J’étais une célébrité qu’on voulait afficher partout auprès des stars et des politiciens.

Poliment, mais fermement, je les repoussais, en ne donnant aux médias rien d’autre que les faits marquants de notre expédition – ce qui était suffisamment impressionnant pour garder les spectateurs de tout le système Terre-Lune les yeux rivés sur leurs écrans, nuit après nuit, pendant toute une semaine.

J’accordais des interviews, bien sûr, mais très sélectivement. Je mettais en avant l’idée que l’effet de serre de Vénus était complètement différent de celui de la Terre, que le réchauffement de la Terre était essentiellement le résultat des activités humaines, et que les humains pouvaient stopper l’effet de serre s’ils se décidaient à opérer les changements nécessaires. Les Verts furent d’abord furieux ; j’essuyai des demandes musclées « d’abjurer » mes vues hérétiques (selon eux). Je reçus même des menaces. Mais quand mon message commença à imprégner les esprits, certains dirigeants Verts en arrivèrent à comprendre que ce que je disais pouvait leur être bénéfique, voire très utile à leurs positions politiques. Malgré les menaces de fanatiques furieux, les dirigeants commencèrent à utiliser mes interviews comme munitions pour leurs campagnes.

Pendant ce temps, je transmettais toutes mes données à Mickey Cochrane. Elle vint sur le Lucifer alors que nous étions toujours en orbite lunaire en quarantaine jusqu’à ce que les inspecteurs médicaux aient déterminé que nous n’apportions pas sur Terre des maladies étrangères.

Bien sûr, nous ramenions des échantillons des aérobactéries vénusiennes, et le fragment du bras nourricier de la créature découverte à la surface, ce qui compliqua énormément notre période de quarantaine. Mickey et ses collègues scientifiques étaient fous de joie en voyant les échantillons et toutes les données sur Vénus que nous avions rapportés. On m’offrit d’être membre honorifique de l’Académie internationale des sciences. Marguerite en devint membre à part entière avec la promesse qu’un prix Nobel lui serait attribué par la suite.

Pendant que nous attendions en orbite de garage, il me fallut contacter Gwyneth, qui vivait toujours dans mon appartement de Barcelone.

Elle avait toujours son air exotique et elle était plus belle que jamais. Même sur l’écran mural de mon compartiment à bord du Lucifer, ses yeux fauves et ses lèvres sensuelles firent accélérer mon pouls.

Mais après quelques instants de conversation, je lui dis :

— Je te lègue l’appartement, Gwyneth. Il est à toi, pour rien.

Elle ne parut pas surprise. Elle l’accepta comme si elle s’y attendait.

— C’est un au revoir, alors, dit-elle.

Ce n’était pas une question.

— Eh oui, fis-je.

Je fus surpris de ne ressentir aucune peine. Oh, peut-être un petit pincement, mais presque rien à côté de la douleur de la séparation à laquelle je m’attendais.

Elle hocha la tête.

— C’est ce que je pensais. J’ai regardé tes interviews aux informations. Tu as changé, Van. Tu n’es plus le même.

— Je ne vois pas comment j’aurais pu le rester, dis-je, en pensant à ce que j’avais traversé.

— Tu vas retrouver ton père, bientôt ?

C’était sa réplique, avec juste assez de barbelés pour me dire qu’elle était loin d’être contente que j’interrompe notre relation.

— Je vais… le voir dès que nous sortirons de la quarantaine à bord de mon vaisseau, dis-je.

Elle sourit légèrement.

— Pour réclamer tes dix milliards.

— Oui, ça, répondis-je, et quelques trucs en plus.