SIMULATIONS

Je quittai les quartiers de Fuchs comme un somnambule et titubai jusqu’à la cabine de réalité virtuelle, pour entreprendre mon entraînement de pilotage d’Hécate.

Mon cerveau était en ébullition. Fuchs était mon père biologique ? Ma mère l’avait aimé au point de porter son enfant alors même qu’elle était mariée à Martin Humphries ? Oui, c’était tout à fait possible. Et même probable. Elle n’avait pas voulu d’enfant de Martin Humphries, c’était clair. Elle avait vécu six ans avec lui, elle l’avait laissé la couvrir de honte avec son comportement de coureur qui transformait leur mariage en farce. Collectionner les femmes ! Ma mère était son trophée, le symbole vivant de sa victoire sur Lars Fuchs. Sa vie avait dû être un enfer.

Et maintenant c’était Fuchs, mon père biologique, qui se mourait du stress qui le rongeait. Il était évident qu’il voulait sa revanche sur mon père adoptif, et il était tout aussi évident que pendant toutes ces années il savait qu’il ne pouvait en aucune manière atteindre Martin Humphries, ni faire souffrir cet homme autant qu’il l’avait fait souffrir, ni lui faire payer la mort de ma mère, la femme qu’il aimait, la femme qui avait sacrifié sa vie pour le sauver.

Jusqu’à cette imbécillité de prime pour Vénus. Dès que Fuchs avait eu connaissance du prix de dix milliards de dollars qu’offrait Martin Humphries, il avait su que se présentait à lui la possibilité d’accomplir au moins un peu de la vengeance caressée pendant plus d’un quart de siècle.

En enfilant lentement la combinaison protectrice que je devais porter sur Hécate, je ressassai le peu que je savais sur mes origines, et je me demandai qui croire et quoi croire.

Pourquoi avait-elle fait ça ? Pourquoi ma mère avait-elle fait étalage de son amour pour Fuchs au bout de six ans de mariage avec mon… avec Martin Humphries ? Elle devait savoir à quel point cela le mettrait en fureur. Peut-être était-ce pour cela qu’elle l’avait fait ; pour le blesser, pour le frapper en retour, pour l’humilier de la seule façon qui était en son pouvoir.

Et il l’avait tuée. Est-ce qu’elle savait qu’il irait aussi loin ? Est-ce quelle s’en fichait ? Elle avait dû me protéger, d’une manière ou d’une autre. Elle avait dû prendre ses précautions pour que je sois à l’abri de sa méchanceté et de sa haine.

Oui, elle s’était assurée que je m’en sortirais physiquement, sans qu’elle-même puisse sauver sa propre vie. Ou alors peut-être qu’elle n’y tenait pas. Se faire tuer avait peut-être été un soulagement pour elle, une façon de mettre fin à la souffrance qui emplissait sa vie.

Mais Martin Humphries ne m’avait pas tué. Sans doute ma mère avait-elle choisi les personnes qui prenaient soin de moi. Ou, plus ironique encore, peut-être était-ce ma très mauvaise santé qui m’avait sauvé. Pendant les premiers mois de ma vie, j’avais dû rester en milieu hospitalier, tandis que les maladies congénitales me tenaient suspendu entre la vie et la mort Sans doute Martin Humphries se disait-il que j’allais mourir de mon plein gré ; et qu’il n’aurait pas à s’embêter avec ça, après tout.

Mais j’avais survécu. J’étais vivant. Comme cela avait dû le tourmenter ! Moi, le rappel constant qu’il avait beau être riche, qu’il avait beau pouvoir acheter et vendre ce qu’il voulait, qu’il avait beau pouvoir détruire financièrement ou carrément assassiner n’importe qui, ça n’avait pas empêché que je survive. Moi, le faiblard, le Runt, l’enfant engendré par l’homme qu’il détestait le plus dans tout le système solaire, je vivais sous son propre toit.

Il m’avait rendu la vie aussi infernale qu’il le pouvait Alex connaissait-il toute l’histoire ? Était-ce Alex qui faisait obstacle à la colère meurtrière de mon père adoptif envers moi ? Quand Alex s’était affronté violemment avec son père, juste avant de partir pour Vénus, était-ce à propos de politique, ou à mon sujet ?

Je n’avais qu’une solution pour le découvrir ; une seule personne dans tout le système solaire savait ce qu’il en était. Martin Humphries. Je devais l’affronter, le pousser dans ses retranchements, lui extorquer la vérité. Et pour pouvoir le faire, il fallait que je survive à ce voyage à la surface de Vénus. Je devais traverser l’enfer et revenir pour apprendre la vérité sur ma propre existence.

— Est-ce que vous donnez là-dedans ?

La voix acrimonieuse de Fuchs grondait dans mes écouteurs.

Je fus ramené brutalement à la réalité et à mes obligations. Il doit être retourné sur le pont, me dis-je, il a repris les commandes. Jusqu’à la prochaine attaque.

— Je suis équipé et j’entre dans la cabine de RV, dis-je dans le micro de mon casque.

— O.K., répondit-il. La simulation d’Hécate est prête quand vous voulez.

— Bien, murmurai-je en marchant d’un pas lourd vers la porte qui menait dans la cabine de réalité virtuelle.

La combinaison de protection incluait bien sûr la plupart des éléments d’une combinaison spatiale ordinaire, bien qu’à mes yeux, elle ressemblât plutôt à l’attirail encombrant que portaient les plongeurs sous-marins avant l’invention des bouteilles à oxygène. Un lourd casque en métal avec une toute petite visière, une armure encombrante pour le torse, des manches et des jambes en cermet épais, et des bottes dont chacune avait l’air de peser au moins une tonne. La combinaison était entièrement truffée de tuyaux qui véhiculaient le réfrigérant, et le sac dorsal que j’aurais à porter contenait une version miniaturisée des cryostats en usage dans les laboratoires de physique pour liquéfier des gaz comme l’hydrogène ou l’hélium.

Aussi me démenai-je à travers la porte comme un monstre de film ancien avec les sifflements des servomoteurs qui m’accompagnaient à chaque pas. Sans les servos, je n’aurais jamais eu la force musculaire suffisante pour bouger les bras et les jambes.

La cabine de RV était une pièce aux murs nus. Quelqu’un y avait mis une couchette censée représenter la banquette du cockpit d’Hécate. Les lunettes stéréo pour la réalité virtuelle étaient sur la couchette, avec une paire de gants et des chaussons de simulation. Il me fallut plusieurs minutes pour ouvrir ma visière et ajuster mes lunettes, et encore plus de temps pour arriver à enfiler mes gants, et arrimer les chaussons par-dessus mes grosses bottes. Fuchs grommela pendant tout ce temps-là.

— À voir la façon dont vous vous débrouillez, ça serait moins mauvais pour ma tension que je pilote Hécate moi-même, récriminait-il.

C’était la première fois que je le voyais faire allusion à sa tension devant l’équipage. Il devait être vraiment perturbé par ma lenteur.

— Je m’installe sur la banquette, dis-je après avoir refermé ma visière.

— Pas trop tôt, marmonna-t-il.

À peine allongé à plat ventre sur la banquette, ma vision se mit à tourbillonner à en avoir le vertige, parcourue par des éclairs de couleur. Je crus un instant que c’étaient les symptômes de l’anémie, mais les éclairs disparurent aussi brusquement qu’ils étaient apparus, et je distinguai alors le panneau de contrôle d’Hécate. La simulation en réalité virtuelle avait démarré ; les lunettes me montraient ce que j’aurais découvert si j’avais réellement piloté le petit vaisseau.

Au-dessus du panneau je vis l’épave éparpillée du Phosphoros, des morceaux de la coque métallique du vaisseau, tordus et déchiquetés. Je savais que c’était une reconstitution informatique générée par les programmes de réalité virtuelle, mais cela m’apparaissait en relief, avec toutes les apparences de la réalité.

Les instruments indiquaient que mon Hécate imaginaire survolait l’illusion de l’épave du Phosphoros, à trois kilomètres en dessous. Je ne voyais rien dans l’épave, puisque nous n’avions aucune idée de ce que nous pourrions y trouver. Ma tâche était d’apprendre à amener doucement Hécate à l’épave, à chercher à l’intérieur le moindre signe des restes d’Alex, puis à revenir sain et sauf sur Lucifer.

Les instruments de contrôle du vaisseau étaient assez simples. L’ordinateur faisait la majeure partie du travail. Je n’avais qu’à faire courir mes doigts gantés sur les zones tactiles de l’écran de contrôle, et le vaisseau répondait quasi instantanément Celui qui avait conçu le système de commandes avait fait un travail admirable ; tout fonctionnait intuitivement. La main droite contrôlait le tangage et la main gauche le roulis. Si l’on voulait aller à gauche, on bougeait l’index droit vers la gauche sur l’écran. Quand on voulait se diriger vers le bas, on faisait glisser son index vers le bas sur la zone tactile. Le pied droit commandait les propulseurs et la queue ; la pédale gauche les ailes, qui pivotaient comme les pales de plongée d’un sous-marin.

Très simple. Mais pas facile.

Inutile de dire que je m’en tirai très mal au début. Fuchs piqua des colères et moi des suées avec mes premières maladresses.

— Vous corrigez trop, criait-il dans mes écouteurs.

Ou encore :

— Trop vertical ! Vous êtes trop à la verticale !

Il me fallut plus d’une douzaine d’essais avant qu’il me laisse descendre sur l’épave. Je m’entraînai alors avec les manipulateurs, instruments en forme de gants qui commandaient les organes préhensiles à l’extérieur de la coque. Là encore, sur le principe, c’était la simplicité même. Tous les mouvements des doigts étaient reproduits fidèlement par les mains mécaniques de l’extérieur. Mais, à nouveau, c’était diaboliquement difficile d’arriver à sentir ces manipulateurs, d’apprendre à les manœuvrer assez habilement pour saisir un lambeau de métal tordu ou un fragment d’équipement déchiqueté.

Quand Fuchs accepta enfin d’arrêter la session de RV, j’étais trempé de sueur et n’en pouvais plus.

— Rejoignez-moi dans le local à pharmacie, dit-il tandis que je me levais laborieusement de la couchette qui avait fait office de banquette virtuelle de l’Hécate.

Nodon vint dans la pièce de RV pour m’aider à m’extirper de la combinaison. Bien lui en prit. Je ne crois pas que j’aurais pu retirer tout seul ce casque pesant.

— Combien de temps suis-je resté là-dedans ? demandai-je, haletant, pendant qu’il soulevait le lourd bustier de la combinaison pour le passer par-dessus ma tête.

— Presque un quart entier.

Quasiment huit heures ! Pas étonnant que je sois épuisé.

Un sourire rusé fendit son visage maigre, presque émacié.

— Le capitaine a dit que vous vous en étiez très bien sorti, confia-t-il.

— Est-ce possible ?

— Oui, oui. Il a estimé que vous n’aviez pas démoli le vaisseau. Pas loin, mais pas vraiment de dégâts.

Le moindre compliment, venant de Fuchs, était digne d’un prix Nobel.

— Il m’a aussi demandé de ne pas vous le dire, ajouta Nodon avec un sourire de gamin.

 

Marguerite était dans le local à pharmacie avec Fuchs quand j’y arrivai.

— Je ne crois pas que nous devrions faire cette transfusion, dit-elle. Vous venez d’avoir une attaque sérieuse et…

— Et il ne va pas sortir sur Hécate avec cette sacrée anémie qui le ronge, interrompit Fuchs.

Il était assis sur l’étroite table d’examen, Marguerite debout à ses côtés.

— Mais votre état… objecta Marguerite.

Il la gratifia d’un sourire sinistre.

— Vos soins ont fait merveille. Je me sens bien.

Mais elle pouvait être exactement aussi têtue que sa mère. Marguerite insista pour faire un scanner du cerveau de Fuchs avant de procéder à la transfusion. Je restai sur le seuil du local encombré, fatigué et plus faible de minute en minute, alors qu’elle le faisait s’allonger, ajustait le scanner sur sa tête et commençait l’examen.

En le regardant là, couché, les yeux fermés tandis que le scanner bourdonnait doucement, je réalisai à nouveau que cet homme était mon père. C’était difficile à accepter bien que ce fût la réalité. C’est une chose de savoir intellectuellement qu’une chose est vraie. Mais c’est tout autre chose de la ressentir, de l’accepter dans vos tripes.

C’est mon père, me répétai-je silencieusement à plusieurs reprises. Cet homme qui peut être tellement brutal par moments, et qui sait aussi évoquer des poètes, ce faisceau de contradictions, cet animal blessé et agressif est mon père. Je suis le produit de ses gènes.

Je le croyais, mais je ne ressentais toujours pas de réel sentiment pour Fuchs – si ce n’est du respect à contrecœur et une bonne dose de trouille.

Le scanner s’arrêta. Marguerite l’ôta de la tête de Fuchs tandis que l’écran principal sur la paroi commençait à faire apparaître une image tridimensionnelle de son cerveau. Nous l’examinâmes tous attentivement, même si je n’avais pas idée de ce que je devais y chercher.

— Vous voyez ? dit Fuchs en se rasseyant et en montrant l’image artificiellement colorée de son propre cerveau. Pas de séquelles.

À mes yeux, c’était une image de cerveau normal ; tout était d’une sorte de gris bleuté. Pas d’inquiétante zone rouge, dont je présumais que c’était la couleur réservée à des parties endommagées.

— De nouveaux vaisseaux sanguins sont en train de se développer, dit Marguerite prudemment. Mais la zone où a eu lieu la thrombose n’est pas encore complètement réparée.

— C’est trop petit pour être inquiétant. Je vais bien. Prenez-moi un litre de sang et ma pression va revenir à la normale, dit Fuchs avec un hochement de tête impatient.

Les yeux de Marguerite s’agrandirent.

— Un litre ! Même pas la moitié.

Fuchs gloussa. Je pris conscience qu’il plaisantait. Cet homme avait un drôle de sens de l’humour, il se jouait de la vie d’autrui, y compris de la sienne propre.

Il roula sa manche et grommela :

— Bon, allons-y.

Je pris place sur la chaise que Marguerite avait coincée contre la table et fermai les yeux. Je ne pouvais pas supporter la vue d’une aiguille plantée dans la chair, surtout lorsqu’il s’agissait de la mienne.

 

Je regagnai ma couchette dans les quartiers de l’équipage, et dormis profondément. Si je fis des rêves, je ne m’en souvins pas. Et au réveil, je me sentis tout ragaillardi.

Soudain je réalisai que d’ici quelques heures je serais en train d’enfiler cette lourde combinaison et de ramper dans le vrai cockpit du très réel Hécate.

J’allais descendre à la surface de Vénus, et je serais le premier être humain à le faire. Moi ! Seul en ce lieu où les rochers sont portés au rouge par la chaleur et où l’atmosphère est tellement dense qu’elle peut écraser un vaisseau spatial et le transformer en épave.

À ma grande surprise, je n’étais pas terrifié. Oh, bien sûr, j’avais l’estomac noué. Je ne me sentais pas du tout comme ces aventuriers parfaitement détendus qu’on voit dans les films. J’étais pleinement conscient que j’avais de bonnes chances d’y rester à côté de mon frère.

Mais une grande part de cette impression au creux de l’estomac était due à l’anticipation. Je n’en revenais pas moi-même : j’avais hâte d’y aller ! Je me disais que j’étais fou, mais rien n’y faisait ; je voulais y aller, je voulais être le premier homme à atteindre cette surface vénusienne digne de l’enfer, je voulais y descendre et chercher les restes d’Alex.

Je m’obligeai à me représenter ma maison à Majorque, le ciel et la mer d’un bleu frais. Et Gwyneth. Mes amis. Ma vie avant que cette mission sur Vénus ait tout bouleversé. Tout cela paraissait pâle et dépourvu de sens à présent. Sans objet. Juste une existence, pas une vie.

Et même pendant que j’enfilais la combinaison antichaleur, avec l’aide de Nodon et d’un Amarjagal maussade, je ne cessais de me dire : « Je suis vivant ! Je suis en train de faire quelque chose de réel, quelque chose qui n’a jamais été fait auparavant, quelque chose qui a de l’importance pour le devenir de l’humanité. »

Une petite voix intérieure m’avertissait, sardonique : « Ce que tu fais va très probablement te tuer. »

Une autre partie de mon esprit citait Shakespeare : « Nous devons une vie à Dieu… Celui qui la donne cette année est tranquille pour la suivante. »

En d’autres termes, j’étais en train de devenir un peu cinglé.