LE RÉCIT DE NODON

Je me réveillai en sursaut et m’assis sur ma couchette comme un diable sort de sa boîte. J’étais en nage, et ma combinaison fripée dégoulinait de sueur.

Le réveil digital incorporé au pied de la couchette m’indiquait que c’était l’heure de reprendre mon quart aux pompes. Je fis coulisser mon écran shoji en piètre état et me rendis compte que les autres membres de l’équipage se préparaient aussi à rejoindre leur poste. Ils m’ignorèrent ostensiblement, me tournant le dos pendant que je sortais de mon compartiment.

Seul Nodon fit attention à moi et me sourit. Il paraissait très heureux de ma compréhension du système de pompage. Il avait hâte de me laisser les pompes et d’être promu sur le pont.

— Vous allez tout gérer vous-même sur ce quart, je vais juste observer, me dit-il avec un petit sourire en coin tandis que nous nous dirigions vers la station de pompage principale.

J’acquiesçai et concentrai mon attention sur les cadrans et les jauges qui monitoraient le système de pompage. Maintenant que j’y pensais, ça paraissait curieux, mais Nodon faisait tous les frais de la conversation. Pour ce qui le concernait, j’étais taciturne, sombre, pratiquement muet. Une bribe d’ancienne sagesse me revenait en mémoire, quelque chose du genre « quand tu veux apprendre quelque chose, ferme-la et ouvre bien grandes tes oreilles ».

Les pompes soupiraient doucement mais j’en remarquai une qui commençait à chauffer. Je dus la mettre hors service et démarrer la pompe de réserve.

Puis je me mis en devoir de démonter celle qui était défectueuse pour trouver la cause de la surchauffe. Un palier à gaz s’était légèrement encrassé, provoquant suffisamment de frottement pour augmenter la température de la pompe. Tandis que Nodon regardait par-dessus mon épaule, je sortis le palier et entrepris la tâche laborieuse de le nettoyer. Nodon me surveillait attentivement.

— Le capitaine, lui demandai-je tout en travaillant, vous le connaissez depuis combien de temps ?

— Depuis toujours, répondit-il. C’était déjà un grand ami de mon père avant ma naissance.

— J’ai du mal à me le représenter en tant qu’ami, de qui que ce soit, dis-je en secouant la tête.

Nodon acquiesça d’un air sombre.

— Mais vous ne l’avez pas connu quand il était heureux. Il était très différent. La guerre l’a transformé.

— La guerre ?

Je levai les yeux vers lui, par-dessus les morceaux de palier de pompe éparpillés sur le sol.

 

Nodon me raconta la Guerre des Astéroïdes. J’avais lu, bien entendu, des choses à ce propos en cours d’histoire, et vu toutes les vidéos ; la lutte entre les entreprises concurrentes pour obtenir la majorité des parts du business minier sur les astéroïdes. Les documents parlaient de la compétition économique, et racontaient comment les grosses firmes avaient inévitablement absorbé les petites entreprises des mineurs et des prospecteurs indépendants.

Mais Nodon y était, et fut témoin d’un conflit bien plus violent que ça. Le terme de guerre n’était pas une métaphore ; les grosses corporations avaient loué les services de mercenaires pour faire la chasse aux indépendants et les liquider. Dans la nuit éternelle de l’espace lointain, il y eut des batailles entre des vaisseaux spatiaux armés de lasers conçus à l’origine pour forer dans le fer-nickel des astéroïdes. Des hommes en combinaison spatiale furent déchiquetés à coups de pistolets à fléchettes explosives. Des femmes également. Aucune des parties ne faisait dans le détail. C’était une guerre totale.

Lars Fuchs était le leader des indépendants. C’était un jeune homme fort et courageux qui avait construit sa propre compagnie, petite mais très rentable. Il était aussi très intelligent : trop malin pour se laisser capturer par les mercenaires qui passaient la Ceinture au peigne fin pour mettre la main sur lui. Il mena la contre-attaque, conduisant des raids sur les installations des corporations sur Ceres et Vesta, harcelant les mercenaires, provoquant des dégâts considérables pour les corporations, acculant des hommes comme mon père à la rage et à l’impuissance.

Fuchs était sur le point de gagner la Guerre des Astéroïdes quand mon père – à ce que me raconta Nodon – l’écrasa. Pas avec ses troupes, pas plus avec des armes meurtrières, mais tout simplement avec un petit brin de femme. La femme de Fuchs. Les forces de sécurité de l’entreprise de mon père la kidnappèrent, et menacèrent Fuchs de la tuer. Il se rendit, tout en sachant qu’ils le supprimeraient dès qu’ils l’auraient. Mais au lieu de cela, sa femme passa un marché avec mon lubrique de père – qui était tout de suite tombé amoureux de cette beauté. Elle lui offrit de l’épouser s’il laissait la vie sauve à Fuchs.

C’est ainsi que ma mère retourna sur Terre pour devenir la quatrième et dernière femme de Martin Humphries. Et Lars Fuchs resta dans la Ceinture d’Astéroïdes, brisé, s’étant fait voler sa compagnie, son leadership et la femme qu’il aimait. La Guerre des Astéroïdes prit fin sur la victoire des corporations. Les mineurs indépendants disparurent, même si quelques prospecteurs continuèrent à rouler leur bosse à travers les vastes étendues de la Ceinture, sous contrats avec les corporations. Fuchs devint un gratte-cailloux, un de ces prospecteurs qui vivaient à peine tolérés par les corporations toutes-puissantes. Un homme amer, dur, bouillonnant de rage.

 

— C’est alors qu’il a entendu parler du prix offert pour la récupération des restes de ton frère, dit Nodon d’une voix douce, perdu dans sa remémoration des événements. Il a sauté sur l’occasion ! C’était d’une ironie cosmique pour lui. C’est comme ça qu’il en parlait : une ironie cosmique.

J’avais fini de nettoyer le palier et remontais la pompe.

— Comment a-t-il pu construire ce vaisseau, alors ? demandai-je, s’il n’avait pas d’argent, pas de ressources.

Nodon sourit doucement :

— Il avait des amis. Des amis de longue date, des survivants de la guerre, des hommes et des femmes qui le connaissaient et continuaient à le respecter. Ils ont construit ce vaisseau ensemble, dans la Ceinture. En secret. J’y ai participé, tu vois. C’était notre façon de rendre la monnaie de leur pièce aux corporations. Notre pitoyable moyen de prendre une revanche contre les hommes comme ton père.

Je fermai le couvercle de la pompe et la mis en marche. Elle revint tout de suite à la vie. Nous eûmes un sourire satisfait, Nodon et moi, tandis que les cadrans revenaient à la normale.

— Et l’équipage ? demandai-je. Eux aussi viennent de la Ceinture ?

Son sourire s’évanouit.

— Oui, de la Ceinture. Mais c’est de la racaille, pour la plupart. Très peu de gens ont eu le courage de faire partie de son équipage.

— Vénus est très dangereuse.

— Oui, c’est vrai, mais ce qui leur faisait peur, c’était qu’on sache qu’ils aidaient le capitaine Fuchs. C’était une chose de l’aider à construire son vaisseau, loin des regards, dans la Ceinture. Mais rejoindre ouvertement son équipage ? Très peu ont eu le courage de le faire. Il a fallu qu’il engage des coupe-jarrets comme Bahadur.

La vision du pauvre Sanja mort sur sa couchette me revint en un éclair. Ainsi que celle de Bahadur explosant dans une pluie de sang.

— Ne pensez pas trop de mal du capitaine, me dit Nodon. C’est un homme qui a beaucoup souffert.

De la main de mon père, pensai-je.