HELL CRATER

J’étais en retard et je le savais. Le problème sur la lune, c’est qu’on ne peut pas courir.

La navette Nueva Venezuela en provenance de la station spatiale avait été immobilisée suite à un incident mineur pendant le transfert des bagages, et du coup j’accélérais l’allure dans le couloir souterrain depuis le quai d’atterrissage. La fête avait dû commencer depuis plus d’une heure.

On m’avait prévenu qu’il ne fallait pas courir, même avec les lourdes bottes que j’avais louées à l’arrivée. Mais j’essayais quand même comme un con, et le résultat fut une série de sauts déments qui me fit cogner contre les parois, en m’éraflant méchamment le nez. Je me résignai donc à avancer lentement en traînant les pieds, comme on pouvait le voir dans les vidéos du guide touristique. Je me sentais idiot, mais ça valait mieux que de me cogner aux murs.

Je n’avais pas vraiment envie d’aller à la stupide fiesta organisée par mon père, ni d’ailleurs d’aller sur la lune. Pas du tout mon truc.

Deux énormes androïdes étaient de garde au bout du couloir. Et quand je dis énormes… Deux mètres de haut et le torse presque aussi large. La porte en métal brillant était naturellement hermétiquement fermée. Impossible de dynamiter la fête de mon père, il avait tout prévu.

— Votre nom, s’il vous plaît, dit l’un des robots.

Il avait une voix profonde et rauque, sans doute la voix que mon père attribuait à un bon videur.

— Van Humphries, répondis-je aussi clairement que possible.

Le robot n’hésita qu’une fraction de seconde avant d’énoncer :

— Empreinte vocale identifiée. Vous pouvez entrer, monsieur Van Humphries.

Les deux robots pivotèrent et la porte s’ouvrit en glissant. Le bruit me frappa comme un coup de marteau : une musique atonale hyperamplifiée accompagnait une espèce d’androgyne en train de larmoyer le dernier tube pop.

La salle était immense, remplie de fêtards, des centaines d’hommes et de femmes, un bon millier sans doute, en train de picoler, brailler, fumer, le visage tordu de grotesques ricanements. Le bruit me bloquait comme un mur et je dus me forcer à passer devant les robots pour entrer.

Tout le monde était en tenue de fête : couleurs criardes constellées de paillettes et de clignotants électroniques. Et bien sûr pas mal d’exhibition de chair nue. J’avais l’impression d’être un curé en mission sous mon pull-over marron et mon élégant pantalon.

Une large fenêtre électronique courait le long d’un des murs, montrant alternativement la proclamation « BON ANNIVERSAIRE AU CENTENAIRE », et des clips de vidéos pornos.

J’aurais pu me douter que mon père ferait de cette fête un bordel. Hell Crater, le nom venait d’un astronome jésuite, le père Maximilien J. Hell. Les industries de jeux et de pornographie avaient fait de cet endroit de la lune la capitale du vice, avec une panoplie complète de plaisirs illicites, construite sous le sol poussiéreux du cratère à quelque six cents kilomètres de Sélène-City. Le pauvre père Hell devait s’en retourner dans sa tombe.

— Et alors, étranger ! dit une femme à tête rouge et aux seins énormes, habillée d’un ensemble émeraude si étriqué qu’il avait dû être peint directement sur sa peau.

Elle me balança le contenu d’une ampoule de poudre grisâtre en m’exhortant :

— Allez, viens prendre du bon temps !

Du bon temps. Cet endroit ressemblait à l’enfer de Dante. On ne pouvait s’asseoir nulle part sauf sur quelques divans le long des parois, tous occupés par des enchevêtrements de corps nus. Le reste des fêtards était debout, épaule contre épaule, dansant, se tortillant, bavassant, montant et descendant comme les vagues d’une mer humaine.

Tout en haut, près du plafond de roc lisse, un duo d’acrobates en habit d’Arlequin évoluait sur une corde tendue à travers la salle. Des spots lumineux faisaient étinceler leurs costumes. Sur Terre, des acrobaties à cette hauteur auraient été très dangereuses ; ici sur la Lune, ils pouvaient quand même se casser le cou, ou plus probablement casser le cou des gens sur lesquels ils tomberaient. Ceux-ci étaient si entassés qu’il aurait été impossible aux funambules d’atteindre le sol.

— Allez, viens, me pressa encore la tête rouge en m’accrochant par la manche.

Elle se mit à ricaner et dit :

— T’es complètement coincé !

— Où est Martin Humphries ?

Je hurlais pour me faire entendre par-dessus le vacarme.

Elle cligna de ses yeux émeraude.

— Hump ? Le mec à l’anniversaire ?

Se tournant vers la foule avec hésitation, elle fit un vague geste de la main et répondit elle aussi en hurlant :

— Le vieux Humper est par là quelque part, c’est sa fête à lui tu sais.

— Le vieux Hump est mon père, lui dis-je en me régalant de son étonnement au moment où je l’écartais.

Je dus lutter constamment pour me frayer un chemin à travers la foule. Tous des étrangers. Je ne connaissais personne ici, j’en étais certain. Aucun de mes amis n’aurait voulu être surpris dans un tel bordel, même pour tout l’or du monde. Tandis que je jouais des coudes pour fendre la cohue, je me demandai si mon père connaissait un seul de ces gens-là. Il les avait sans doute payés pour assister à la fête. La tête rouge avait tout à fait la gueule de l’emploi.

Il sait que je ne supporte pas la foule, et naturellement il me force à venir ici. Typique de mon amour de pater. J’essayais de chasser le bruit, les relents de parfum, de tabac, de drogue et de sueur en provenance de tous ces corps compressés. J’en avais les jambes flageolantes et l’estomac torturé.

Je ne peux pas supporter ce genre de chose. C’est trop. Je sentais que je me serais écroulé s’il n’y avait eu tous ces corps autour de moi. Je commençais à ressentir des nausées, et ma vision se brouillait.

Je dus m’arrêter en plein milieu de la cohue, en gardant les yeux fermés un moment. Il fallait lutter pour respirer. J’avais pris ma pilule juste avant d’embarquer dans la navette, et pourtant j’avais l’impression qu’il m’en fallait une autre, et d’urgence.

Je rouvris les yeux et observai à nouveau la foule en sueur, bondissante et bruyante, à la recherche de la sortie la plus proche. C’est alors que je le vis. Par-dessus l’enchevêtrement des fêtards, j’aperçus mon père assis sur un trône tout au fond de la caverne, tel un empereur romain présidant une orgie. Il portait même une large robe cramoisie et avait à ses pieds deux magnifiques jeunes femmes.

Mon père. Cent ans aujourd’hui. Martin Humphries n’en paraissait pas plus de quarante ; il avait toujours les cheveux noirs et le visage lisse. Mais son regard était dur, retors ; il étincelait d’un plaisir malsain face à la scène qui se jouait devant lui. Il avait usé de toutes les thérapies de rajeunissement disponibles, y compris les hors-la-loi comme les nanomachines. Il voulait rester à jamais jeune et vigoureux. Je supposais que c’était son désir le plus cher. Il avait toujours obtenu ce qu’il souhaitait. Mais un seul regard au fond des yeux suffisait à comprendre qu’il était bien centenaire.

Il m’aperçut en train de jouer des coudes au milieu de la foule en folie et l’espace d’un instant il me fixa de ses yeux gris acier. Puis il se détourna en un froncement de sourcils impatient qui assombrit son beau visage artificiel de jeune homme.

Tu m’as forcé la main pour venir à ce carnaval, lui dis-je silencieusement. Eh bien, que ça te plaise ou non, je suis là.

Il ne me prêta pas la moindre attention tandis que je m’efforçais de parvenir jusqu’à lui. Je suffoquais à présent, les poumons en feu. J’avais besoin de mon médicament, mais je l’avais laissé dans ma chambre d’hôtel. Quand je réussis enfin à gagner le pied de son trône, je m’effondrai sur le tapis moelleux qui recouvrait l’estrade, luttant pour reprendre mon souffle. Puis je réalisai que le boucan de la fiesta s’était réduit à un murmure bourdonnant.

— T’es une vraie catastrophe, dit mon père, en me toisant de son vieux regard grimaçant. Arrête de faire le con.

Mais je me sentais trop faible et barbouillé pour me hisser à ses côtés.

Il eut un bref mouvement de pied qui chassa les deux jeunes femmes vers la foule en dessous. Je m’aperçus alors que c’étaient des adolescentes.

— T’en veux une ? demanda mon père en un sourire moqueur. Tu peux même te payer les deux, il suffit de demander.

Je ne pris pas le risque de secouer la tête. Je ne pus que m’accrocher en essayant de contrôler ma respiration.

— Pour l’amour de Dieu, Runt, arrête de souffler comme ça ! On dirait un poisson hors de l’eau.

Je pris une profonde inspiration et me redressai tant bien que mal.

— C’est un vrai plaisir de te revoir, Papa.

— Ma petite fête te plaît ?

— On a vu mieux.

— Alors pourquoi es-tu venu, Runt ?

— Ton avocat m’a dit que tu bloquerais mes honoraires si je ne venais pas.

— Tu veux dire ta pension, insinua-t-il.

— Cet argent, je le gagne.

— En jouant au scientifique. Ton frère, oui, ça c’était un vrai scientifique.

Oui, mais Alex est mort. Ça faisait presque deux ans, mais toujours aussi mal.

Toute ma vie, mon père s’était moqué de moi, me rabaissant sans cesse. Alex était son favori, son aîné, l’orgueil de son père. Alex avait été désigné pour prendre la tête de Humphries Space Systems, quand le pater aurait décidé de se retirer, s’il le décidait un jour. Alex était tout le contraire de moi : grand, athlétique, beau, brillantissime, extraverti, plein de charme et de finesse. Quant à moi, j’avais été malade dès ma naissance, on me disait renfermé, introverti. Ma mère était décédée en me donnant la vie et mon père ne me l’avait jamais pardonné.

J’aimais Alex, je l’aimais vraiment. Je l’admirais de toute mon âme. D’aussi loin que je me souvienne, il m’avait protégé contre les sarcasmes et la dureté de mon père. « Ce n’est rien, petit frère, ne pleure plus, me consolait-il, je ne le laisserai pas te faire du mal. »

Les années passant, j’avais appris grâce à lui à aimer l’exploration, la découverte de nouveaux mondes. Mais tandis qu’Alex avait réellement participé à des missions sur Mars et vers les lunes de Jupiter, je devais rester confiné à la maison, trop frêle pour m’aventurer si loin. Je volais dans un fauteuil et non pas sur un vaisseau spatial. Ma passion s’exerçait sur les flots de données sorties des ordinateurs, et dans les habitacles de simulateurs. Il m’arriva de parcourir avec Alex les sables rouges de Mars, relié par un système de réalité virtuelle. Ce fut le plus beau jour de ma vie.

Et puis Alex s’était tué lors de son exploration de Vénus, lui et tout son équipage. Et mon père avait la haine de me voir vivant.

Je quittai sa maison pour toujours et achetai un pied à terre à Majorque, un endroit pour moi tout seul, loin de ses sarcasmes décourageants. Comme pour se moquer de moi, mon père s’en fut à Sélène-City. Plus tard, je découvris que la vraie raison de son départ sur la Lune, c’était la possibilité d’utiliser les nanothérapies pour se garder jeune et en bonne santé. Les nanomachines étaient bien sûr hors la loi sur Terre.

Il recherchait les thérapies de rajeunissement car il n’avait aucune intention de prendre sa retraite. À présent qu’Alex était mort, il n’était pas question pour lui de me léguer Humphries Space Systems. Il resterait aux commandes et me laisserait en exil.

Ainsi, mon père jouait à quelque quatre cent mille kilomètres son rôle de magnat interplanétaire, multimilliardaire impitoyable, corrompu et débauché. Cela me convenait parfaitement. Je vivais en paix à Majorque, avec tout un personnel qui prenait bien soin de moi, composé en partie d’humains et en partie de robots. Je recevais la visite de nombreux amis. Je pouvais m’envoler pour Paris ou New York ou n’importe où pour voir une pièce de théâtre ou écouter un concert. Je passais mon temps à étudier les nouvelles données sur les étoiles et les planètes, qui arrivaient à flots continus de nos explorateurs spatiaux.

Jusqu’à ce que l’une de mes amies me rapporte une rumeur qu’on lui avait transmise : le vaisseau spatial de mon frère avait été saboté. Sa mort n’était pas un accident ; il s’agissait d’un meurtre. Le lendemain, mon père me convoquait à sa stupide fête anniversaire, sous la menace de me couper les vivres si je n’y apparaissais pas.

Levant à nouveau les yeux vers son visage, je lui demandai :

— Pourquoi as-tu insisté pour que je vienne ?

Il eut un sourire sardonique.

— Tu n’es pas content de cette petite fête ?

— Et toi ? répliquai-je.

Mon père émit une sorte de gloussement et dit :

— J’ai une annonce à faire. Je tiens à ce que tu sois là pour l’entendre de ma bouche.

Je fus pris de court. Une annonce ? Est-ce qu’il allait prendre sa retraite en fin de compte ? Quoi qu’il en soit, il n’accepterait jamais que je prenne la tête de ses affaires. Moi non plus d’ailleurs.

Il pressa un bouton sur le bras gauche de son fauteuil et l’incroyable vacarme de la fête me fit à nouveau exploser les tympans. Puis il effleura l’autre bras du fauteuil. La musique s’arrêta brusquement. Les funambules disparurent d’un coup comme une lampe qu’on éteint. Je réalisai que c’était un hologramme.

La foule se tut et s’immobilisa. Tout le monde se tourna vers le trône, comme une horde d’écoliers résignés, forcés d’écouter leur proviseur.

— Je suis ravi de vous avoir ici avec moi, commença mon père, d’une voix lente et chantante, amplifiée en écho dans l’immense salle. Est-ce que vous prenez du bon temps ?

À ces mots, tout le monde se mit à applaudir, siffler, hurler de plaisir.

Il leva les mains et le silence se fit à nouveau.

— J’ai une annonce à faire, quelque chose que vous, les valeureux représentants des médias, vous trouverez particulièrement intéressant, je crois.

Une demi-douzaine de ballons-caméras flottaient déjà quelques mètres devant le trône, se balançant comme des guirlandes de Noël. D’autres furent envoyées des quatre coins de la salle pour se focaliser sur mon père.

— Comme vous le savez, poursuivit-il, mon bien-aimé fils Alexander s’est tué il y a deux ans en tentant d’explorer la planète Vénus.

Un long soupir parcourut l’assemblée.

— Quelque part à la surface de ce monde infernal son vaisseau spatial repose, avec ses restes à bord. Dans ce terrible enfer de chaleur et de pression, l’atmosphère corrosive est en train de détruire les dernières traces de mon enfant mort.

Une femme éclata en sanglots.

— Je désire offrir une récompense à celui qui sera assez téméraire, assez solide, pour aller sur Vénus, se poser à sa surface et me ramener ce qui reste de mon fils.

Les gens se figèrent, les yeux ronds. Une récompense ?

Il parut hésiter l’espace d’un instant, puis dit d’une voix forte :

— J’offre un prix de dix milliards de dollars internationaux à celui qui parviendra jusqu’au corps de mon défunt fils et m’en rapportera les restes.

Pendant plusieurs secondes, personne ne put émettre le moindre son. Puis la salle s’emplit de commentaires excités. Dix milliards de dollars ! Se poser à la surface de Vénus ! Une récompense de dix milliards de dollars à qui retrouverait le corps d’Alex Humphries !

J’étais aussi stupéfait que tout le monde. Plus encore, peut-être, car je savais beaucoup mieux que tous ces fêtards à quel point ce challenge était impossible.

Père toucha un bouton sur un bras de fauteuil et le brouhaha se transforma en un murmure assourdi.

— Formidable, lui dis-je, tu auras le prix du meilleur Père de l’Année.

Il me jeta un regard dédaigneux.

— Tu crois que je ne suis pas sérieux ?

— Tu sais très bien que pas un esprit sain ne songerait à se poser sur Vénus. Alex lui-même avait seulement prévu de naviguer aux alentours du plafond nuageux.

— Alors tu me prends pour un imposteur ?

— Je crois que tu es en train de monter une opération de relations publiques, c’est tout.

Il haussa les épaules, comme si ça n’avait aucune importance.

Je bouillonnais. Il était tranquillement assis là-haut en train de s’offrir toute cette publicité.

— Tu veux jouer au père éploré, lui criai-je, en faisant croire au monde entier que tu te préoccupes d’Alex, avec une récompense que personne ne viendra réclamer, tu le sais très bien.

— Oh, mais quelqu’un va essayer, j’en suis sûr. (Il me gratifia d’un sourire glacial.) Dix milliards de dollars, ça fait quand même réfléchir.

— Je n’en suis pas certain.

— Moi si. En fait, je vais déposer cette somme sur un compte bloqué intouchable sauf pour un éventuel gagnant.

— La totalité des dix milliards ?

— Toute la somme, oui, insista-t-il.

Puis se penchant légèrement vers moi, il ajouta :

— Pour lever une telle somme cash il va falloir que je rogne sur quelques dépenses ici ou là.

— Ah oui ? Et combien ça t’a coûté, cette petite fête ?

Il chassa cette remarque d’un mouvement de la main.

— L’une des dépenses que je vais couper, ce sera ta pension.

— Mon traitement ?

— C’est terminé, Runt. Tu vas avoir vingt-quatre ans le mois prochain. Ta pension prendra fin le jour de ton anniversaire.

Et avec ça je me retrouvais sans le sou.