NAUFRAGE
J’eus l’impression de rester un siècle suspendu là, accroché au lit, les oreilles déchirées par le hurlement des sirènes d’alarme, regardant Waller se cramponner des deux mains au cadre de la porte. Je ressentais dans mes tripes que le vaisseau était en chute libre.
« TOUT LE MONDE AU SAS », hurlèrent les haut-parleurs. « METTEZ VOS COMBINAISONS. TOUT DE SUITE. »
C’était la voix de Duchamp, qui s’exprimait comme un scalpel, sans panique, mais avec assez d’urgence pour me faire bouger.
— Venez avec moi, dis-je en me cognant à Waller.
Il avait l’air paralysé, la bouche grande ouverte, incapable de lâcher le cadre de la porte pour tenter de rejoindre le sas.
Je l’attrapai par les épaules et le secouai de toutes mes forces.
— Allez ! Vous avez entendu le capitaine. C’est pour tout le monde !
— Mais je n’arrive pas à respirer dans ma combinaison ! dit-il, au bord des larmes. J’ai déjà essayé, mais je me suis étouffé !
— C’est pas le problème, là, dis-je en le tirant. Venez avec moi, je vous montrerai comment faire.
Le vaisseau donnait l’impression de se précipiter vers quelque chose, tandis qu’on se frayait un chemin dans le corridor. Tous les cinq ou six mètres il fallait ouvrir les portes étanches à la main. Elles se refermaient automatiquement en claquant derrière nous. Au moins les sirènes s’étaient-elles arrêtées, leur hurlement était suffisant pour nous terroriser.
Rodriguez était déjà dans le sas, aidant Riza Kolodny à revêtir sa combinaison. Les deux autres techniciens se pressaient derrière lui.
— Où est Marguerite ? lui demandai-je.
— Je ne sais pas. Peut-être sur le pont avec sa mère, dit-il sans lever les yeux de ses manipulations.
— Toutes les combinaisons sont endommagées, dis-je en attrapant une manche de la mienne.
Le joint de coude était visiblement noirci, comme s’il avait été exposé à une flamme.
— Vous préférez sortir sans combinaison ? répliqua Rodriguez.
Waller se mit à gémir. Je croyais qu’il allait s’évanouir, et puis je vis une tache s’élargir à l’entrejambe de son survêtement. Le docteur s’était pissé dessus.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demandai-je. Qu’est-ce qu’on va faire ?
Tout en continuant à harnacher Riza, Rodriguez dit :
— Cette foutue enveloppe s’est déchirée. On a perdu toute flottabilité, tout contrôle sur le vaisseau.
— Alors…
— On va se réfugier dans le module de descente, en canot de sauvetage, et nous propulser en orbite en espérant que le Truax pourra nous retrouver.
— Mais alors, pourquoi met-on les combinaisons ?
— Toute la section avant de la nacelle fuit comme une passoire, dit Rodriguez, la voix au bord de la panique. Et si les fuites atteignent le pont avant qu’on soit tous montés dans le module…
Il n’avait pas besoin de finir sa phrase. Je voyais très bien le tableau.
J’aidai le Dr Waller à entrer dans sa combinaison avant d’enfiler la mienne. Le vaisseau continuait à plonger, puis il remontait, et j’avais l’impression d’être dans un ascenseur fou. Waller semblait en état de choc, à peine capable de remuer bras et jambes, les yeux écarquillés, la bouche aspirant l’air comme celle d’un poisson hors de l’eau. Je me rappelai tout d’un coup que sa combinaison était la seule à bord en bon état ; toutes les autres étaient endommagées, y compris celles de réserve.
Quand j’en eus terminé avec la mienne, ni Marguerite ni sa mère n’étaient encore en vue. Je me précipitai dans le corridor en pente raide pour gagner le pont.
— Où allez-vous ? hurla Rodriguez. Il faut que je vérifie votre équipement !
— Je reviens dans une minute, criai-je assez fort pour que tout le monde puisse m’entendre à travers les casques. Amenez les autres au module, je vous y rejoindrai.
Vérifier les combinaisons était un travail parfaitement inutile à ce stade de la partie. On savait très bien qu’elles fuyaient toutes plus ou moins. Mais on avait besoin d’elles pour les quelques minutes nécessaires à l’embarquement dans le bathyscaphe et au verrouillage de sa porte.
Mais je ne voulais pas y aller sans Marguerite. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien faire ? Où était-elle ?
Son labo était vide. Le vaisseau sembla plonger à nouveau ; le corridor se retrouva horizontal un moment.
J’en profitai pour me propulser vers le pont. Elles y étaient toutes les deux.
— … peut pas rester ici, disait Marguerite d’un ton suppliant.
— Il faut que quelqu’un essaie de maintenir le vaisseau aussi stable que possible, déclara Duchamp, les yeux fixés sur l’écran principal.
Assise aux commandes, elle avait un ordinateur portable sur les genoux, les doigts s’affairant sur le clavier comme un pianiste exécutant la cadence d’un concerto.
— Mais tu…
Je la coupai :
— Tout le monde en combinaison pour embarquer sur le canot de sauvetage.
Elle me lança un regard acéré. Puis, d’un signe de tête, elle regarda sa fille :
— Va mettre ta combi. Tout de suite.
— Pas sans toi, protesta Marguerite.
L’image est restée gravée dans ma mémoire. Deux copies conformes, l’âge mis à part, se fixant avec une égale intensité.
— Toutes les deux, en combinaison tout de suite, dis-je en prenant un ton de commandement. Les autres vous attendent.
Le vaisseau eut un violent soubresaut. J’avais l’estomac dans la gorge. J’attrapai le cadre de la porte pour ne pas me casser la figure. Marguerite, qui se tenait debout près de sa mère, trébucha et retomba lourdement dans le fauteuil de Rodriguez.
Duchamp se retourna vers l’écran de contrôle et se remit à pianoter sur son portable.
— On est en train de perdre le peu de contrôle qui nous reste, dit-elle, sans quitter l’écran des yeux.
Celui-ci affichait le schéma des moteurs de direction.
— Alors il faut s’en aller ! lâchai-je.
— Il faut que quelqu’un essaie d’empêcher le vaisseau de plonger, dit Duchamp. Si je ne m’en occupe pas, on va tomber comme une pierre.
— Mais il y a un pilote automatique, non ? L’ordinateur pourrait…
Elle eut une sorte d’aboiement rauque, puis :
— Pas la moindre chance pour l’ordinateur de comprendre tout seul comment maintenir un semblant de stabilité à ce truc. Pas la moindre.
— Mais…
— J’essaie seulement de garder une certaine altitude.
Comme pour confirmer ses paroles, le vaisseau se remit à plonger dans un nouveau sursaut. Je croyais l’entendre gémir d’un bout à l’autre de la coque.
— C’est le boulot du capitaine, dit Duchamp en me jetant un coup d’œil. (Puis elle eut un mince sourire.) Je sais bien que vous ne vouliez pas de moi pour ce job, mais je le prends très au sérieux.
— C’est du suicide ! cria Marguerite.
— Emmenez-la, me dit Duchamp.
Toujours accroché au bord de la porte, je me mis à réfléchir à toute vitesse.
— Je vous propose un marché.
Elle leva un sourcil en me regardant.
— Je m’occupe de Marguerite, puis j’apporte votre combinaison ici sur le pont, vous vous équipez et vous nous rejoignez dans le module de sauvetage.
Elle opina.
— Allez, venez avec moi, dis-je à Marguerite.
— Non, répliqua-t-elle.
Puis, se tournant vers sa mère, elle dit :
— Pas sans toi.
Duchamp lui lança un regard que je ne lui connaissais pas. Au lieu de son regard habituel, sévère et coupant, ses yeux brillèrent, ses traits s’adoucirent.
— Marguerite, va avec lui. Ça ira pour moi, je ne suis pas suicidaire.
Avant que Marguerite puisse répliquer, je l’attrapai par un poignet, la tirai de son fauteuil, l’entraînai loin du pont, et lui fis dévaler le corridor vers le sas où se trouvaient les combinaisons.
— Elle va se tuer, murmura Marguerite d’une voix rauque, elle va se tuer.
Elle répéta cette plainte tout le temps que je mis à l’équiper.
— Je ne la laisserai pas faire, dis-je bravement sans y croire beaucoup. Je vais lui faire mettre sa combinaison et l’emmener de force au module.
Je ne disais cela que pour la rassurer, elle le savait, j’en étais sûr. Mais elle me laissa l’aider à s’équiper et à vérifier le tout.
J’attrapai parmi les dernières combinaisons celle qui avait l’air la moins endommagée, et retournai vers le pont avec Marguerite. La chute du vaisseau semblait se faire un peu plus calme. Peut-être avions-nous atteint une zone plus tranquille, avec de l’air plus stable, ou alors nous avions trouvé un équilibre avec la pression atmosphérique extérieure.
Arrivé sur le pont je proposai au capitaine de m’occuper des moteurs auxiliaires pendant qu’elle revêtirait sa combinaison.
Elle me répondit avec un faible sourire :
— Si j’avais deux ou trois jours pour vous mettre au courant…
— Alors appelons Rodriguez, suggérai-je.
— Je vais le chercher, dit Marguerite.
Levant la main pour arrêter sa fille, Duchamp dit :
— L’intercom marche encore, ma chérie.
— Alors appelez-le, commandai-je.
Elle réfléchit une demi-seconde et pressa le bouton de l’intercom sur le bras de son fauteuil. Mais avant qu’elle ait pu dire quoi que ce soit, un flash de message apparut à l’écran.
Duchamp ordonna au système d’afficher le message.
La figure carrée de Lars Fuchs emplit l’écran, étincelante de colère.
— J’ai capté votre message de détresse, dit-il d’une voix neutre.
L’ordinateur de l’Hespéros était programmé pour diffuser un appel automatique de détresse quand les limites de sécurité étaient dépassées. L’appel avait dû être lancé dès le déclenchement de la sirène d’alarme et de la fermeture automatique des portes. J’estimai que dans environ dix minutes nous serions l’objet de requêtes de la part de l’IAA depuis la Terre : procédure standard pour tous les vols spatiaux.
— On se prépare à quitter le vaisseau, dit Duchamp. Il est incontrôlable.
— Ne bougez pas, commanda Fuchs, l’air exaspéré, j’arrive à vitesse maxi. Vous pourrez passer sur le Lucifer.
Duchamp eut une étrange expression de tendresse.
— Vous n’êtes pas obligé de faire ça, Lars.
L’air toujours aussi irrité, Fuchs répliqua :
— Bien sûr que non, bordel. Le règlement de l’IAA oblige tout vaisseau recevant un signal de détresse à y répondre avec toute l’assistance possible, vous vous rappelez ça ?
— Mais vous n’avez pas à…
— Si je ne vous viens pas en aide, coupa-t-il, l’IAA va me saquer grave. Ils adoreraient que je sois un exemple. Mais je ne vais pas leur en donner l’occasion.
J’étudiai son visage sur l’écran principal, au moins deux fois plus grand que nature. C’était un visage plein de colère. Rempli d’une amertume que je ne pouvais pas imaginer. Lars Fuchs avait l’air d’un homme qui toute sa vie avait été contraint de prendre des décisions dramatiques, des décisions qui lui avaient enlevé tout espoir de bonheur. Un visage sans joie : c’était ça qui le différenciait de tous ceux que j’avais pu rencontrer auparavant. Absolument figé. L’impression qu’aucun moment de bonheur ne pourrait plus le toucher. Il avait abandonné tout espoir depuis des années.
Cette observation m’accapara quelques secondes et pendant ce temps Duchamp avait pris sa décision.
— La nacelle peut se briser dans quelques minutes, Lars.
— Mettez-vous en combinaison. Le Lucifer sera prêt au transfert dans… (son regard se dirigea vers un écran hors du champ de la caméra) … douze minutes.
Duchamp eut une profonde inspiration, puis opina.
— O.K., on sera prêts.
— J’y serai, grimaça Fuchs.
Je crus percevoir dans sa voix un soupçon d’étrange douceur.