EN CHUTE LIBRE

C’était carrément de l’acrobatie de descendre en se balançant, accroché à ce long serpent de courroies glissantes. Trempé de sueur, le cœur battant, j’essayais vainement d’assurer mes bottes pour soulager la tension dans mes bras. Je descendais centimètre par centimètre, mes gants assistés s’accrochant puis se décrochant avec lenteur, comme les mains d’un vieillard arthritique.

J’avais l’impression que le Lucifer était à des kilomètres en dessous. J’apercevais le bout des courroies se balancer une dizaine de mètres au-dessus de la passerelle qui entourait l’enveloppe gazeuse du vaisseau. Mais ça me paraissait plutôt faire cent mètres, au moins. Quand j’arriverais au bout de la ligne, il faudrait que je saute de cette hauteur.

Si j’arrivais au bout.

Et pendant que je me forçais à descendre, j’entendais encore les hurlements de terreur des hommes d’équipage qui se précipitaient vers leur destin fatal. Leur long gémissement d’appel au secours revenait encore et encore à mes oreilles. Quels seraient mes cris si je manquais le vaisseau et plongeais dans les profondeurs terrifiantes d’une mort inéluctable ?

— Envoyez les autres. (C’était la voix rauque de Fuchs que j’entendais dans mes écouteurs.) Ne perdez pas de temps. Allez !

— Non, souffla Marguerite. (Je sentais sa lutte désespérée, j’entendais sa respiration haletante.) Attendez…

Mais Rodriguez dit fermement :

— Pas le temps. Maintenant !

Je levai les yeux et vis quelqu’un d’autre se lancer sur la ligne. Impossible de voir qui c’était à travers la combinaison, mais je supposai que c’était Marguerite.

Elle descendait nettement plus vite que moi, ses bottes agrippant la courroie avec maîtrise. M’avait-elle dit qu’elle avait fait de l’alpinisme ? Je ne m’en souvenais pas. Idiot de penser à ça en un tel moment.

J’essayai d’accélérer et faillis me tuer. Lâcher une main et manquer la prise de l’autre main. Par construction, il y a un petit temps de réaction dans les servomoteurs qui pilotent l’exosquelette des gants : on bouge les doigts et les moteurs résistent un tout petit peu avant d’agir. Mes doigts de gant étaient ouverts, relâchant ma prise sur la courroie alors que je voulais désespérément la resserrer.

Je me retrouvai donc avec une main libre et l’autre en train de lâcher la courroie. J’en aurais dégueulé si je n’avais eu aussi peur.

Je poussai ma main libre vers la ligne, l’attrapai, et refermai les doigts aussi vite que je le pus. Il me sembla entendre les servomoteurs couiner furieusement, mais ce devait être pure imagination : je ne pouvais pas entendre ça à travers mon casque.

J’étais suspendu par une seule main, tout mon poids tirant sur un bras et une épaule, pendant ce qui me sembla être des heures. Puis je réussis à saisir la courroie de l’autre main, pris la plus profonde inspiration de ma vie, et repris ma descente.

— Où est ma mère ?

C’était la voix terrifiée de Marguerite dans mes écouteurs.

— Elle arrive, répondit Rodriguez.

Mais en levant les yeux, je ne vis que deux silhouettes en train de descendre. L’Hespéros était une épave ballottée là-haut, éclatée en morceaux. L’enveloppe de gaz ressemblait à un œuf calciné. La nacelle était à demi détachée, l’étrave tordue, de nouvelles lézardes apparaissant à chaque instant sur toute sa longueur. Les parasites des nuages devaient s’en être fait leur nid.

Bon, pensai-je amèrement, ils vont se faire griller à mort quand la structure aura perdu toute sa flottabilité et plongera en bas dans la fournaise.

Puis j’eus la vision de l’Hespéros s’écrasant sur le Lucifer, et je me demandai combien de temps Fuchs pourrait maintenir son vaisseau en dessous de nous.

— Dépêchez-vous ! appela-t-il comme s’il pouvait lire dans mes pensées.

Marguerite sanglotait sans retenue, je l’entendais distinctement par sa radio de combinaison. Rodriguez descendait en silence et je ne percevais que sa respiration haletante. Tous deux se rapprochaient de moi.

Et Duchamp était restée à bord. Sur le pont, réalisai-je, occupée à maintenir l’épave de l’Hespéros en place assez longtemps pour que nous puissions passer sur l’autre vaisseau. Mais qu’en était-il de sa propre sécurité ?

— Capitaine Duchamp ! appelai-je, surpris de pouvoir encore m’exprimer. Abandonnez votre poste et venez vous accrocher. Ceci est un ordre.

Pas de réponse.

— Maman ! sanglotait Marguerite. Maman !

Elle n’allait pas nous suivre. Je le savais avec la certitude d’une révélation religieuse. Duchamp restait sur le pont, se battant pour maintenir en place ce qui restait de l’Hespéros, pour notre sécurité. Elle donnait sa vie pour nous sauver. Pour sauver sa fille, en réalité. Sans doute se souciait-elle de nous autres comme d’une guigne. Peut-être éprouvait-elle quelque sentiment pour Rodriguez. Certainement pas pour moi.

Je parvins enfin au bout de la ligne, balancé en tous sens, mes bottes swinguant dans le vide. L’énorme enveloppe de gaz du Lucifer semblait encore terriblement loin. Un saut fantastique.

Tout mon poids, y compris celui de ma combinaison et de mon équipement de survie, était suspendu à mes deux mains. Je sentais les os de mes bras et de mes épaules s’étirer à l’agonie, comme un supplicié écartelé sur un chevalet. Je ne pourrai plus tenir bien longtemps.

Je vis alors trois silhouettes en combinaison grimper lentement sur le flanc courbe de l’enveloppe. On aurait dit des jouets, des petites poupées, et je réalisai d’un coup que le Lucifer était beaucoup plus gros que l’Hespéros. Énormément plus gros.

Et ça voulait dire qu’il était aussi beaucoup plus loin que ce à quoi je m’attendais. Il n’était pas dix mètres en dessous de moi ; plutôt cent mètres. Aucune chance de survivre à un tel saut. Pas la moindre chance.

Je jetai un regard vers le haut. À travers mon casque, je vis Marguerite et Rodriguez descendre, ils étaient presque arrivés sur moi.

— Et maintenant ? demandai-je à Rodriguez. On est trop loin pour sauter.

Avant qu’il ait pu répondre, la voix de Fuchs grinça dans mes écouteurs.

— Je vais faire monter le Lucifer pour le rapprocher de vous. Je ne pourrai pas le maintenir longtemps en position, alors quand je vous dirai de sauter, ou bien vous le faites ou bien vous allez au diable. Compris ?

— Compris, dit Rodriguez.

— O.K.

L’énorme masse du Lucifer se mit à monter, se rapprochant lentement de nous. Les trois personnages en combinaison étaient arrivés sur la passerelle, reliés entre eux par de longues lanières.

Nous étions maintenant assez près pour sauter, mais chaque fois que je pensais pouvoir y aller, l’Hespéros avait un soubresaut qui nous balançait hors de portée du Lucifer. Mes bras n’étaient que douleur. J’entendais Rodriguez murmurer quelque chose en espagnol, une prière sans doute. Ou plutôt une bordée de jurons.

Je jetai un regard vers le haut et vis que l’Hespéros tenait à peine en un morceau. La nacelle était fendue un peu partout et au-dessus, l’enveloppe de gaz ressemblait à un puzzle avec pas mal de pièces en moins.

Le seul élément favorable était la densité de l’atmosphère à cette altitude, d’où résultait un certain calme. Mais l’Hespéros était toujours ballotté comme une feuille morte dans la brise.

Apparemment, Marguerite s’était arrêtée de sangloter. Elle avait dû finir par comprendre que sa mère ne nous suivrait pas, et qu’on n’y pouvait rien. On aura tout le temps de s’apitoyer quand on aura sauvé notre peau, pensai-je. Quand votre propre vie est en jeu, vous vous préoccupez de votre carcasse et gardez vos sentiments pour plus tard.

— Allez-y !

L’ordre de Fuchs interrompit mes divagations.

Je me balançais toujours à une distance terrifiante de la passerelle du Lucifer, mes bras et mes épaules tétanisés par la douleur.

— Allez-y, nom de Dieu ! rugit-il. Sautez !

Je me lâchai. Pendant un moment de vertige, j’eus l’impression que j’étais en suspens dans l’air, tout à fait immobile. Au moment même où je réalisai que j’étais en train de tomber, je percutai la coque incurvée du Lucifer avec un bang qui me coupa la respiration.

J’avais manqué de plusieurs mètres la passerelle et les hommes qui m’attendaient pour m’aider à me relever. Je me sentis glisser le long de la courbe de l’enveloppe, les bras et les jambes griffant à tout-va pour trouver une aspérité, une prise, n’importe quoi pour stopper ma glissade vers l’abîme. Rien. La paroi de l’enveloppe était aussi lisse que du marbre.

Dans mes écouteurs, j’entendais une sorte de hululement, une plainte étranglée qui saturait mes oreilles comme le hurlement de quelque animal préhistorique. Je glissai encore et encore. Je n’entendais toujours rien d’autre que ce cri d’agonie.

Si le Lucifer avait été aussi petit que l’Hespéros, j’aurais été projeté dans les épais nuages brûlants qui s’étalaient des kilomètres plus bas. En me sentant glisser dans cette atmosphère infernale, je me demandais si j’aurais été grillé à mort ou écrasé comme une coquille d’œuf par cette effarante pression.

Au lieu de ça, je fus sauvé par les hommes de Fuchs. L’un d’eux sauta par-dessus la passerelle, se laissa glisser sur le cul jusqu’à moi et m’attrapa fermement. Malgré le hululement qui passait toujours dans mes écouteurs, j’entendis son grognement de douleur quand sa courroie nous stoppa tous les deux. Puis il fixa une autre courroie sur mes épaules.

Je tremblais tellement dans ma combinaison qu’il fallut m’y reprendre à trois fois pour contrôler mes jambes et réussir à suivre l’homme d’équipage de Fuchs sur la passerelle, où son compagnon avait déjà entouré Marguerite de ses bras. J’appris plus tard qu’elle était arrivée juste sur la passerelle sans même perdre l’équilibre.

Je me retrouvais à quatre pattes, haletant après les efforts des dernières minutes. J’avais l’impression qu’on avait disjoint mes bras de mes épaules. J’étais en bois, complètement engourdi, au-delà de la douleur.

La passerelle bougeait sous mes pieds, me rejetant d’un côté à l’autre. Je jetai un regard vers le haut pour voir l’Hespéros se briser, de gros morceaux de l’enveloppe se dispersant au loin, la nacelle coupée en deux sur toute sa longueur.

Marguerite hurlait. Je vis le serpentin de courroies s’agiter en tous sens, vide.

Me relevant avec peine, je cherchai Rodriguez. Il n’était nulle part en vue.

— Où est Rodriguez ? demandai-je.

Pas de réponse.

Je m’adressai directement à Marguerite, qui s’était dégagée de l’homme qui la tenait.

— Où est Tom ? criai-je.

Je ne pouvais voir son visage à travers son casque, mais il me sembla qu’elle secouait la tête.

— Il a sauté après moi…

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Je réussis en tremblant à me remettre sur pied. La réponse de Fuchs parvint à mes écouteurs. – La troisième personne de votre groupe a sauté trop tard. J’ai dû écarter le vaisseau pour éviter les débris de l’Hespéros. Il nous a manqué et il est tombé dans les nuages.