EN RECHERCHE

— C’est maintenant que vous arrivez, ce n’est pas trop tôt ! dit Fuchs quand j’entrai au centre d’observation à l’avant du vaisseau.

— Je suis désolé d’être en retard, m’excusai-je, j’ai dû m’arrêter au…

— Quand je vous donne un ordre, j’entends qu’il soit exécuté immédiatement, Humphries. Compris ?

— Oui, monsieur.

C’était toujours aussi confiné dans le centre d’observation, avec tous les capteurs entassés dans ce compartiment. Avec Fuchs en plus, l’endroit semblait rempli au point d’éclater. Le nez conique du Lucifer se terminait par d’épais hublots de quartz qui pouvaient être obturés. Ils étaient découverts, et je voyais la surface désolée et bouillonnante de Vénus, très loin en dessous.

Fuchs était campé au milieu des instruments et des ordinateurs, tel un lourd nuage d’orage, les mains serrées derrière le dos, les yeux fixés sur l’interminable panorama de dévastation là-dessous.

— Elle a l’air tellement belle à distance, murmura-t-il, et tellement désolée quand on s’en approche. Comme un certain nombre des femmes que j’ai connues.

C’était un trait d’humour inattendu de sa part.

— Vous connaissiez la mère de Marguerite, n’est-ce pas ? demandai-je.

Il me jeta un coup d’œil et s’offusqua :

— Un gentleman ne parle pas de ses femmes, Humphries.

Ce qui mit fin au sujet.

— Les radars ont enregistré plusieurs échos métalliques, apparemment. Il nous faut décider lequel est l’épave de votre frère, dit Fuchs en montrant d’un geste le désert de rocs.

Il n’y avait pas de siège dans le centre d’observation ; manque de place. Les capteurs étaient montés dans les parois et le plancher ; les ordinateurs s’alignaient sur une étagère à hauteur d’épaule. Nous restâmes donc debout pour examiner les divers enregistrements des images radar. La plupart n’étaient que des petits reflets, sans doute des artefacts dus aux programmes ou des projections de roches qui donnaient des échos nets au radar comme du métal mis à nu.

Mais dans la zone montagneuse, je vis de puissants échos de métal à une altitude d’environ neuf mille mètres. Cela me rappelait les neiges éternelles des montagnes terriennes : au-dessous de neuf mille mètres le rocher est nu, et au-dessus, l’équivalent vénusien de la neige, du métal pur.

— L’atmosphère est plus fraîche d’environ dix degrés à cette altitude, me dit Fuchs. Il doit y avoir une modification chimique de la roche dans ces conditions de température et de pression.

— Mais qu’est-ce que ça peut bien être ?

— Seul Vénus le sait, et à nous de le découvrir… un jour, répondit-il en haussant les épaules.

Fou de curiosité, je chargeai le dossier informatique des données radar. Les échos métalliques des pentes les plus élevées de la montagne pouvaient correspondre à de nombreux métaux, dont un sulfure de fer : la pyrite, « l’or des fous ».

Je scrutai les pics dans le lointain tandis que nous naviguions dans l’atmosphère chaude et dense. Des montagnes nappées de cet « or des fous » ?

Un autre sujet d’inquiétude me saisit :

— Et si l’épave du Phosphoros est sur un flanc de montagne au-dessus de la ligne des neiges, supputai-je tout haut, ses échos radar seront noyés dans les signaux du métal.

Fuchs acquiesça sombrement.

— Priez pour qu’ils aient heurté le sol au-dessous des neuf mille mètres.

Alors que nous dérivions à travers le paysage brûlant de roches nues et de montagnes couvertes de métal, je vis un pic aigu sur le graphique qui défilait à l’écran.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? m’exclamai-je, le pouls accéléré par l’excitation.

— Rien du tout, répondit Fuchs en accordant à peine un coup d’œil à l’écran.

— Cela ne peut pas être un bogue du système informatique, insistai-je.

— D’accord, mais c’est trop petit pour être l’épave du Phosphoros.

— Trop petit ! Le pic du signal est gros comme une balise.

Fuchs donna des petits coups de phalange sur l’écran :

— L’intensité est forte, je vous l’accorde. Mais l’étendue au sol du signal est trop réduite pour que ce soit un vaisseau.

— Ça pourrait être un morceau de l’épave, insistai-je. Le vaisseau s’est probablement brisé en plusieurs parties.

Mais Fuchs était déjà en train de parler dans le micro de l’ordinateur : « corréler les échos radar et les matériels recensés à la surface. »

VENERA 9 s’afficha en capitales blanches au bas de l’écran.

— C’est le premier engin spatial qui nous ait renvoyé des images de la surface de Vénus, dit-il.

— Enfer et damnation, soufflai-je, abasourdi. Ce truc est là depuis cent ans !

— Effectivement. Je suis surpris qu’il en reste quelque chose.

— Si on pouvait le récupérer, m’entendis-je penser tout haut, ça rapporterait une fortune sur Terre.

Fuchs concentra toute la batterie des télescopes sur les restes du vieux vaisseau russe, tout en m’ordonnant de m’assurer que les systèmes d’amélioration d’images étaient opérationnels.

Cela prit presque une demi-heure d’obtenir une image décente sur notre écran, mais heureusement le Lucifer dérivait lentement dans la lourdeur de la basse atmosphère. L’écart d’altitude qui nous séparait de Venera 9 diminua d’ailleurs légèrement pendant que nous réglions les télescopes.

— Le voilà, dit Fuchs, une pointe d’admiration dans la voix.

Je ne le trouvais pas très impressionnant. Ce n’était qu’un petit disque qui avait plié et à moitié basculé, dévoilant sous lui les restes froissés d’un ballon métallique sans intérêt, posé sur ces rochers brûlants, comme portés au rouge. Cela me faisait penser à une vieille cannette de soda écrasée par un coup de poing.

— Vous contemplez l’Histoire, Humphries, dit Fuchs.

— C’est tout petit, et tellement primitif !

— C’était la pointe de la technologie il y a cent ans. Une merveille de l’ingéniosité humaine. Et maintenant c’est une pièce de musée, ricana Fuchs.

— Si on pouvait l’amener à un musée…

— Il tomberait probablement en poussière si on y touchait.

Je n’en étais pas si sûr. Le métal de l’ancien vaisseau avait incroyablement bien tenu le coup dans cette atmosphère chaude de gaz carbonique presque pur et à haute pression. Ce qui voulait dire que cette atmosphère, là, en bas, n’était pas aussi corrosive qu’on l’avait pensé. Peut-être qu’il n’y avait ni l’acide sulfurique ni les composés chlorés que nous avions trouvés dans les nuages ; ou s’il y en avait, c’était dans des proportions bien plus faibles.

Tant mieux, songeai-je. Cela signifiait que l’épave du Phosphoros d’Alex serait plus facile à repérer. Et peut-être même que son corps serait encore intact après tout.

Fuchs passait déjà en revue sur l’ordinateur les autres échos radar. Nous étions assez proches de l’un d’eux pour pouvoir utiliser les télescopes. Quand l’image retravaillée apparut à l’écran, mon cœur fit un bond dans ma poitrine.

— C’est une épave ! criai-je, regardez… Le sol en est jonché.

— Oui, acquiesça Fuchs avant de marmonner dans le micro de l’ordinateur.

L’écran afficha « PAS DE CORRÉLATION ».

— Mais c’est forcément le Phosphoros, m’exclamai-je. Regardez, on voit…

— Le Phosphoros est tombé mille kilomètres plus à l’ouest, dit Fuchs, près d’Aphrodite Terra.

— Alors qu’est-ce…

Je m’arrêtai. J’avais compris ce que nous étions en train de regarder. L’épave de l’Hespéros. Mon vaisseau. On avait été emportés bien loin de notre trajectoire par le vent subsolaire et nous étions à présent revenus à peu près à l’endroit où l’Hespéros avait fait naufrage.

Fuchs entrait des données à la main sur le clavier, et, comme de juste, l’écran afficha HESPEROS avec la date de son naufrage.

Je fixai l’épave. Rodriguez était là. Et Duchamp, et le Dr Waller, et les techniciens. Un coup d’œil m’apprit que Fuchs aussi était plongé dans ses pensées, les yeux fixés sur l’écran. Il pense à Duchamp, devinai-je. Est-ce qu’il l’a aimée ? Est-il capable d’aimer quelqu’un ?

Il parut se secouer et détourna son attention de l’écran.

— Malheureusement, l’épave du Phosphoros est du côté sombre de la planète, maintenant. Les télescopes ne vont pas nous servir à grand-chose.

— On pourrait attendre jusqu’à ce qu’il se retrouve du côté éclairé.

Il se moqua de moi :

— Vous voulez attendre trois ou quatre mois de plus ? On n’a même pas de quoi rester là encore deux semaines.

J’avais oublié que le jour vénusien était plus long que l’année.

— Non, dit Fuchs manifestement à contrecœur, il va falloir qu’on trouve l’épave de votre frère dans le noir.

Génial, pensai-je, tout simplement génial.

 

Nous naviguâmes donc lentement dans cette atmosphère étouffante, plongeant toujours plus bas, toujours plus près des rochers bouillants de la surface.

J’avais du mal à garder conscience du passage du temps. À part mes quarts réguliers sur le pont et aux pompes avec Nodon, il n’y avait aucun signe extérieur indiquant les jours et les nuits. L’éclairage du vaisseau restait le même au fil des heures. Et le panorama, quand je me rendais au centre d’observation, semblait immuable.

Je mangeais, je dormais, je travaillais. Mes relations avec Marguerite, comme auparavant, étaient confuses. Si l’on exceptait Nodon, obsédé par l’idée de m’apprendre tout ce que je devais savoir sur les pompes pour pouvoir être promu sur le pont, le reste de l’équipage me considérait comme un paria ou, pire, un espion du capitaine.

Bizarrement, Fuchs était mon seul compagnon, bien que lui aussi devienne distant, comme absent. De fait, durant de longues périodes, parfois des quarts entiers, il n’était pas sur le pont. Et quand il prenait effectivement le commandement, il paraissait distrait, son attention mobilisée ailleurs, son esprit en vadrouille. Je le voyais souvent mâchonner ses sacrées pilules. Je commençais à me demander si sa dépendance à la drogue prenait le dessus.

Au bout du compte, je n’en supportai pas davantage. Prenant mon courage, ou peut-être mon amour-propre, à deux mains, je me rendis au local à pharmacie et affrontai Marguerite.

— Je suis inquiet au sujet du capitaine, dis-je sans préambule.

Elle leva les yeux de son microscope :

— Moi aussi.

— Je crois qu’il est dépendant de ces pilules qu’il prend.

Ses yeux lancèrent des éclairs, mais elle secoua simplement la tête et répondit :

— Non, ce n’est pas ça. Vous vous trompez.

— Comment le savez-vous ?

— Je le connais mieux que vous, Van.

Je réprimai la flambée de colère qui m’envahit et dis seulement :

— Est-ce qu’il est malade, alors ?

— Je ne sais pas, il ne veut pas me laisser l’examiner, dit-elle en secouant la tête à nouveau.

— Il y a quelque chose qui ne va pas, c’est certain.

— C’est peut-être les transfusions. Il ne peut pas donner autant de sang sans en être affecté.

— Avez-vous progressé sur la synthèse de l’enzyme ?

— Je suis allée aussi loin que je le pouvais, ce qui n’est pas suffisant.

— Vous ne pouvez pas la faire ?

Elle releva le menton d’un cran.

— C’est impossible. Pas avec le matériel dont on dispose ici.

J’avais remarqué l’éclair d’irritation dans ses yeux.

— Je ne voulais pas dire que c’était de votre faute.

Son expression s’adoucit.

— Je sais. Je n’aurais pas dû me braquer. Je pense que c’est parce que j’y ai travaillé trop dur.

— Je vous suis reconnaissant d’avoir essayé.

— C’est juste que… Je sais ce qu’il faut faire. Je sais même comment le faire – au moins en théorie. Mais on n’a pas le matériel. C’est un local à pharmacie, pas un laboratoire.

— Alors, si on ne retourne pas au Truax rapidement…

Je laissai ma phrase en suspens. Je ne voulais pas admettre où elle me mènerait.

Mais Marguerite le fit à ma place.

— Si nous ne retournons pas au Truax dans les quarante-huit heures, il faudra vous faire une autre transfusion.

— Et si on ne la fait pas ?

— Vous mourrez dans les quelques jours qui suivront.

J’acquiesçai. La réalité était là, au grand jour.

— Mais si le capitaine vous donne son sang, il pourrait en mourir, continua Marguerite.

— Pas lui, il est trop plein de haine pour mourir.

— Plein de haine ? Vous croyez ça ?

J’avais encore touché un point sensible.

— Ce que je veux dire, c’est qu’il ne se laissera pas mourir juste pour me maintenir en vie.

— Vous croyez ? répéta-t-elle plus doucement.

— C’est sûr, ça n’aurait aucun sens. Je ne me tuerais certainement pas pour lui.

— Non, vous ne le feriez pas, n’est-ce pas ? dit Marguerite, presque inaudible.

— Pourquoi le ferais-je ? grommelai-je.

— Vous êtes jaloux.

— Jaloux ? De lui ?

— Oui.

Sans prendre le temps de réfléchir, je répondis :

— Oui, je suis jaloux de lui. Vous êtes à lui, et ça me met en colère. Ça me met hors de moi.

— Changeriez-vous d’attitude si je vous disais que je ne suis pas à lui ?

— Je ne vous croirais pas.

— C’est pourtant la vérité.

— Vous mentez.

— Pourquoi mentirais-je ?

Je dus y réfléchir un moment.

— Je ne sais pas. À vous de me le dire, répliquai-je finalement.

— Je ne couche pas avec lui, dit Marguerite. Je n’ai jamais couché avec lui. Il ne m’a jamais demandé de coucher avec lui.

— Mais…

— Il a peut-être été attiré par ma mère un moment, il y a bien des années. Je la lui rappelle, évidemment. Mais c’est un autre homme, maintenant. Votre père l’a fait changer.

— Il aimait ma mère, aussi ; du moins, c’est ce qu’il dit.

— Il m’a dit que votre père l’a tuée.

— Il ment.

— Non, dit Marguerite. Il peut se tromper, mais ce n’est pas un menteur. Il est convaincu que votre père a tué votre mère.

— Je ne veux pas entendre une chose pareille.

— Il pense que votre père a assassiné votre mère, dit Marguerite d’une voix inflexible.

Je ne pouvais pas supporter ça. Je tournai les talons et m’enfuis du local à pharmacie.

Mais pendant que je courais, ses mots retentissaient dans mon esprit : Je ne couche pas avec lui. Je nai jamais couché avec lui. Il ne m’a jamais demandé de coucher avec lui.