SURF

J’avais effectué mon tour de garde de huit heures sur le pont, sous le regard moqueur de Fuchs. Aucun signe de Marguerite. J’aurais dû prendre un repas plus copieux ; j’étais affamé mais n’en montrais rien, sinon par les gargouillements de mon estomac douloureux.

L’un des impassibles Asiatiques me suppléa à la fin de ma corvée. Je me levai et me dirigeai vers le couloir, bien décidé à trouver la cantine.

Mais Fuchs m’interpella :

— Attendez, Humphries.

Je m’immobilisai.

Il me dépassa et traversa le sas.

— Suivez-moi, dit-il sans se retourner.

Il me conduisit dans ses quartiers, remplis de livres et de mobilier confortable. Le lit était impeccablement fait. Je me demandais où était Marguerite.

— Comment vous sentez-vous ?

— J’ai faim, répondis-je.

Il acquiesça, se dirigea vers l’intercom sur son bureau et parla dans une langue asiatique qui aurait pu être du japonais.

— Asseyez-vous, dit-il en me montrant un fauteuil de cuir et de chrome devant son bureau.

Il prit le fauteuil pivotant de l’autre côté.

— J’ai commandé à dîner pour nous deux. Ça devrait arriver dans un instant.

— Merci.

— Je ne voudrais pas vous voir mourir de faim dans mon vaisseau, dit-il avec un sourire sardonique.

— Où est Marguerite ? demandai-je.

L’ombre de sourire disparut.

— Où est Marguerite, monsieur ? corrigea-t-il.

— Monsieur.

— C’est mieux. Elle se repose dans ses quartiers.

J’allais demander où ceux-ci se trouvaient, mais avant que j’aie pu prononcer le premier mot, il pointa son pouce par-dessus son épaule :

— Ses quartiers sont derrière les miens. C’est la cabine la plus confortable du vaisseau, après celle-ci. Et cela me permet de la surveiller de près. Plusieurs membres de l’équipage sont attirés par la jeune dame – pas que des hommes d’ailleurs.

— Alors, vous la protégez ?

— Exact. Personne n’osera la toucher tant qu’ils savent qu’elle est à moi.

— À vous ? Que voulez-vous dire ? (Voyant son visage se rembrunir, j’ajoutai rapidement :) Monsieur ?

Avant qu’il ait pu répondre, la porte coulissa et un homme de l’équipage apporta un grand plateau couvert de bols fumants. Il répartit le repas entre nous, disposant les bols de Fuchs sur son bureau et déployant les pieds du plateau pour en faire une table pour moi.

Je hochai la tête devant cette contradiction. Fuchs commandait un vaisseau froidement discipliné, mais il y avait des touches de… eh bien… luxe fut le mot qui me vint à l’esprit. Il aimait visiblement son confort, même s’il ne l’étendait pas au reste de l’équipage.

Je regardai les livres sur les étagères : philosophie, histoire, poésie, romans de vieux maîtres tels que Cervantès, Kipling, London et Steinbeck. Beaucoup étaient dans des langues que je ne connaissais pas.

— Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il d’un air agressif.

J’acquiesçai mais m’entendis répondre :

— Je préfère les auteurs plus récents, capitaine.

Il renifla avec dédain.

— Je suppose que l’on peut se passer du formalisme tant que nous sommes seuls. Pas la peine de me donner du « Capitaine » ou du « Monsieur » – sauf si quelqu’un d’autre est dans la pièce.

— Merci.

Il grogna, comme embarrassé par cette petite concession. Il sortit alors un petit bocal d’un tiroir de son bureau, fit tomber quelques petites pilules jaunes dans sa main, puis les avala. De nouveau, je me demandai s’il était toxicomane.

J’essayai de déchiffrer l’inscription sur la tranche du vieux livre posé sur son bureau. La reliure de cuir était toute craquelée.

— Le Paradis perdu, me dit-il. John Milton.

— Je ne l’ai pas lu, confessai-je.

— Peu l’ont lu.

Cela me mit un peu mal à l’aise. Fouillant dans ma mémoire, je retrouvai :

— Ne dit-il pas : « Mieux vaut régner en Enfer que servir au Paradis » ?

Fuchs grimaça.

— Tout le monde connaît ça. Je préfère :

« Monde infernal ! Et toi, Enfer profond,

Reçois ton nouveau maître, celui qui porte

Un esprit inchangé par le temps ou l’espace.

L’esprit est son propre territoire, et peut y faire

Un Paradis de l’Enfer, et un Enfer du Paradis(1). »

Il parlait avec une telle ferveur, une passion si profondément ancrée que j’en étais subjugué. Je restai sans voix.

— Vous pouvez me l’emprunter, si vous voulez.

— Quoi ?

— Le livre. Vous pouvez me l’emprunter.

Mes sourcils avaient dû monter jusqu’à mes cheveux, puisqu’il rit durement :

— Vous vous étonnez d’une telle générosité ? Vous vous étonnez du fait que je sois content d’avoir à mon bord quelqu’un avec qui je puisse discuter de philosophie ou de poésie ?

— Honnêtement, je suis surpris, capitaine. J’aurais pensé que vous ne voudriez rien avoir à faire avec le fils de Martin Humphries.

— Ah ! mais vous oubliez que vous avez mon sang à présent. C’est un progrès. Un grand progrès.

Je ne trouvai rien à répondre. Je lui demandai :

— À propos de Marguerite…

— Oubliez-la, coupa-t-il. Ne voulez-vous pas en apprendre plus sur mon Lucifer ? N’êtes-vous pas curieux de savoir pourquoi mon vaisseau s’en est tiré alors que le vôtre s’est disloqué ? Ne vous demandez-vous pas où nous sommes ni à quel point nous sommes proches de l’argent de votre père ?

— Est-ce là tout ce qui vous intéresse ? L’argent ?

— Oui ! Quoi d’autre ? Votre père m’a pris tout le reste : ma carrière, mon entreprise, ma réputation et la femme que j’aimais.

Voyant que nous nous aventurions sur un terrain glissant, je tentai de réorienter la conversation :

— Très bien. Parlez-moi de votre vaisseau.

Il m’observa pendant un long moment, silencieux, ses yeux bleu acier comme s’ils voyaient à travers moi, dans une autre dimension. Je n’avais aucun moyen de savoir ce qu’il avait en tête. Son visage était aussi inexpressif que s’il avait été paralysé. Il devait passer l’histoire en revue, se remémorant tout ce qu’il avait perdu, comment il en était arrivé là. Enfin, son large visage aux puissantes mâchoires reprit vie et il secoua la tête comme pour balayer ce passé douloureux.

— Surdimensionnement, dit-il enfin. C’est ce qu’on apprend quand on joue sa vie sur un vaisseau qui doit vous porter sur des distances interplanétaires. Le surdimensionnement. C’est la leçon que j’ai tirée de la Ceinture d’Astéroïdes. Plus grand, plus sûr. Il vaut mieux avoir la peau épaisse.

— Mais la surcharge…

Il grogna.

— Votre problème, c’était cet astronaute qui tenait les rênes.

— Rodriguez, dis-je.

— Oui. Il a passé sa vie dans des missions scientifiques sur Mars, c’est bien ça ? Il y est allé dans un élégant vaisseau, à la pointe de la technologie, conçu pour être le plus efficace possible. Allégé jusqu’au dernier gramme, prenant en compte chaque centime du coût et chaque Newton de la poussée des fusées.

— C’est comme ça que sont conçues les navettes spatiales, non ?

— Oh oui, bien sûr, répondit-il, sarcastique. Si vous travaillez avec des ingénieurs et des universitaires qui n’ont jamais daigné se déplacer plus loin que les centres de vacances lunaires. Ils font des plans très raffinés, si raffinés qu’ils n’utilisent que les derniers matériaux, les équipements et les systèmes les plus sophistiqués qu’ils puissent concevoir.

— Qu’y a-t-il de mal à cela ?

— Rien, si vous concevez le vaisseau pour quelqu’un d’autre. Si vous vous inquiétez de dépenser l’argent du patron. Si votre objectif est de fournir un vaisseau dernier cri dans tous les domaines et au plus bas coût possible. Contradiction insoluble, non ?

— Oui, mais…

— Mais si vous faites de la prospection parmi les astéroïdes, continua-t-il sans tenir compte de mon objection, alors vous apprenez assez vite que votre vaisseau doit être solide, puissant, avec tous les systèmes redondants que vous pouvez y loger. Vous êtes à un milliard de kilomètres de partout dans la Ceinture ; vous êtes seul. Vous ne pouvez pas compter sur l’arrivée de quelqu’un pour réparer ou pour vous apporter un nouveau paquet de café quand vous n’en avez plus.

Il appréciait visiblement la leçon, il souriait d’un plaisir non feint.

— Donc nous y voici, vous et moi, déterminés à se poser à la surface de Vénus. Vous autorisez votre astronaute à vous concevoir un engin aussi mignon qu’il le peut, chaque détail pensé au micron près. Pourquoi ? Parce que c’est ce qu’il a toujours fait. Parce que son attitude, son entraînement, toute sa vie le pousse à attendre des ingénieurs les plus élégants designs possible.

Et nous avons échoué, admis-je silencieusement. L’Hespéros s’est désintégré. Et le Phosphoros avant-lui, réalisai-je finalement.

— À moi, maintenant. (Fuchs se tapa la poitrine de deux doigts.) Je ne fais pas dans l’élégance. Je suis prospecteur dans la Ceinture d’Astéroïdes. Un gratteur de roc. J’y étais avec Gunn et les autres pionniers avant que votre père n’ait même rêvé de poser ses sales pattes sur l’exploitation minière des astéroïdes.

» J’ai vu que les vaisseaux qui y arrivaient étaient les lourdauds surdimensionnés, suréquipés, qui pouvaient se prendre un météore et ramener leur équipage vivant malgré tout. À votre avis, lequel de ces deux types d’engins était le mieux adapté pour… disons la rigueur de l’environnement vénusien ?

— Vous vous attendiez à des organismes se nourrissant de métal dans les nuages ? demandai-je.

— Non, pas un instant. Mais je savais que mon vaisseau devait avoir la peau assez épaisse pour supporter tout ce que Vénus pouvait nous concocter. Pas de la dentelle comme le vôtre.

— Les bestioles sont en train de grignoter votre coque aussi, non ?

Il balaya mon observation de la main.

— Plus maintenant. Nous sommes si profondément sous le deuxième plafond nuageux que la température dépasse largement les cent degrés. Les bestioles rôtissent joliment.

— Et il n’y a pas d’autres organismes à ce niveau ?

— J’ai assigné Marguerite à l’étude des nuages. Jusqu’ici, aucun signe de vie. Et je présume que plus il fera chaud moins il sera probable de rencontrer quoi que ce soit de vivant.

J’acquiesçai. Il continua encore et encore sur la supériorité du Lucifer et combien le vaisseau supportait bien la montée en température et en pression de l’atmosphère.

— Dans dix ou douze heures nous sortirons des nuages, à l’air libre. Nous pourrons alors commencer à chercher ce qu’il reste du Phosphoros.

— Et du corps de mon frère, grommelai-je.

— Oui, dit-il. Je suis impatient de voir la tête de votre père quand il devra me donner les dix milliards ; ça vaut la peine d’attendre !

Il rit d’une joie sans mélange.

Son rire fut coupé court. Le vaisseau fit une embardée comme si une main gigantesque l’avait frappé sur le côté. Mes bols tombèrent de la table sur le tapis. Je faillis tomber de mon fauteuil. Une alarme retentit.

Fuchs s’accrocha à un bras de son fauteuil, son visage crispé par une colère aveugle. Il planta son poing dans le clavier de l’intercom et hurla quelque chose dans le langage de l’équipage. Je ne pouvais pas reconnaître les mots, mais j’identifiai facilement le ton : « Qu’est-ce qu’il se passe, bordel ? »

Une voix aiguë, terrifiée, lui répondit en un staccato rapide par-dessus le hululement de l’alarme.

Fuchs sauta de son fauteuil. Le plancher penchait visiblement quand il fit le tour du bureau.

— Venez avec moi, dit-il, le regard noir.

Nous courûmes dans le couloir, montant les quelques marches qui menaient au pont. Le hurlement de l’alarme s’arrêta, mais le plancher continuait de tressauter sous nos pieds.

Fuchs alla directement au poste de commandement ; les autres places étant déjà occupées, je restai sur le pas de la porte. Marguerite monta derrière moi et, sans y réfléchir, je lui passai un bras autour de la taille pour la stabiliser.

L’écran principal du pont montrait une série de graphes bougeant frénétiquement, lignes déchiquetées de différentes couleurs sur le quadrillage.

Fuchs cracha un ordre et l’écran se vida temporairement. Puis une image améliorée par ordinateur se dessina, mais je ne pus l’interpréter. Elle figurait un cercle avec un point puisant des anneaux concentriques comme des ronds dans l’eau quand on y jette une pierre.

— Point subsolaire, murmura-t-il, à cette profondeur…

Je compris ce qu’il voulait dire. Vénus tourne si lentement sur son axe que le point à la verticale du soleil se maintient à « midi » plus de sept heures de suite. L’atmosphère autour de ce point subsolaire est surchauffée, comme si un lance-flammes s’y déversait, heure après heure.

Ce terrible échauffement provoque les vents tourbillonnants de la haute atmosphère, où l’air est assez raréfié pour permettre à ces vents de parcourir la planète à plus de quatre cents kilomètres-heure. Plus bas, où l’atmosphère est plus dense, ces vents sont ralentis.

Mais pas arrêtés, ainsi que nous étions en train de le réaliser. Des ondes comme des vagues sur une épaisse gelée nous parvenaient depuis le point subsolaire, même à la profondeur à laquelle le Lucifer avait déjà pénétré. Nous étions drossés par ce flux d’ondes comme un surfeur pris dans une houle immense, emportés à travers la planète comme une feuille sur une gigantesque vague.

Pendant que je restais debout là, agrippant le sas d’une main et Marguerite de l’autre, Fuchs bataillait pour maintenir le vaisseau sur son cap, et le libérer de l’emprise de l’onde qui nous poussait vers l’autre côté de Vénus. L’équipage, pour une fois, n’était pas impassible. Alors que Fuchs criait ses ordres, leurs visages montraient une sourde inquiétude, les yeux écarquillés et la bouche déformée par la peur.

Fuchs leva les yeux un instant et nous aperçut en train de nous accrocher alors que le Lucifer était bringuebalé dans les tourbillons.

— Les moteurs sont inutiles, nous dit-il. C’est comme si on essayait d’arrêter un tsunami avec un pistolet à eau.

Les deux techniciens se retournèrent au mot « tsunami » mais se remirent au travail sous le regard noir de Fuchs.

— Tout ce que nous pouvons faire, c’est tenir le coup et surfer sur cette vague jusqu’à la face nuit de Vénus. Elle devrait nous rejeter là-bas.

Oui, pensai-je. Elle devrait. Mais nous avions cru que la vague subsolaire ne serait pas un problème à cette profondeur dans l’atmosphère. Vénus pensait le contraire.

Maintenant, nous étions pris par une vague titanesque d’une énergie formidable, qui nous poussait à la vitesse d’un ouragan, maltraitant le vaisseau comme un frêle esquif dans une mer démontée.

— Plus profond, murmura Fuchs, nous devons aller plus profond.