TECHNICIEN DE COMMUNICATION
Ainsi suivis-je Fuchs vers le pont pour m’asseoir devant une console de communication en forme de fer à cheval. Je n’avais pas le choix. Je ne savais pas ce qui me faisait le plus mal de mon visage ou de mon ego, l’un et l’autre meurtris.
Marguerite me rejoignit sur le pont et se tint près de l’entrée aux côtés de Fuchs, impassible. Même si elle le mettait mal à l’aise, il n’en montra aucun signe. Je fis apparaître le manuel d’utilisation et me concentrai sur son étude.
Il y avait deux autres personnages sur le pont, tous deux silencieux, deux Asiatiques au visage fermé. Apparemment, Fuchs n’avait recruté que des Orientaux. Je me demandais pourquoi. Étaient-ils plus fidèles ? Peut-être plus aptes à supporter ses manières tyranniques ? Ou moins exigeants en matière de rémunération. Ou sans doute étaient-ils simplement plus dociles. J’étais complètement à côté de la vérité, mais je ne le savais pas encore.
Fuchs avait raison à propos du système de communication. D’après le manuel d’utilisation, c’était très simple. L’ordinateur interne faisait l’essentiel du travail, et l’interface avec l’ordinateur principal du vaisseau était sans problème.
Un regard sur les écrans m’apprit que des dizaines de messages émanant du Truax étaient restés sans réponse. Les techniciens de communication là-haut en orbite essayaient d’obtenir une réponse quelconque de Fuchs, mais il refusait de leur parler. Les messages devenaient de plus en plus pressants, le capitaine du Truax exprimant sa colère face au silence de Fuchs.
L’écran devenait un peu flou. Je fermai les yeux un instant puis les rouvrit et tout redevint normal. Mais je connaissais bien ce symptôme. C’était le premier signe du manque d’enzyme. Il y en aurait bientôt d’autres.
Puis j’entendis Fuchs dire :
— Vous n’avez rien à faire sur le pont. Rejoignez vos quartiers.
Je levai les yeux et m’aperçus qu’il parlait à Marguerite, immobile à l’entrée du pont.
— Il faut que vous fassiez quelque chose pour M. Humphries, dit-elle sans le quitter des yeux.
Fuchs me jeta un regard sévère.
— On n’y peut rien, dit-il.
— Et pourquoi pas une transfusion sanguine ?
— Une transfusion ?
— Si on ne peut pas produire l’hormone qui relance la production de globules rouges, une transfusion totale pourrait le sauver.
Ils étaient en train de discuter de moi comme si je n’étais pas là, comme si j’étais un animal de laboratoire. Je me sentais bouillir, je devais avoir les joues rouge vif.
Mais aucun d’eux ne m’accorda un regard.
Fuchs aboya d’un rire dément.
— Croyez-vous qu’un membre de l’équipage puisse avoir un profil sanguin compatible ?
— Moi, peut-être, dit Marguerite. Ou vous-même.
À ma grande honte, je n’osais me retourner pour le regarder. J’avais tout simplement peur de lui. Je m’attendais à ce qu’il réagisse d’un rire méprisant à l’idée de Marguerite. Ou que ça le rende fou furieux. Mais je ne perçus qu’un moment de silence. Pas un murmure. On n’entendait sur le pont que l’inévitable fond de ronronnement électronique et les bips-bips d’un quelconque système de contrôle.
Marguerite rompit ce silence languissant.
— Je peux demander au Truax les dossiers médicaux.
— Non, rétorqua Fuchs. J’interdis toute communication avec le Truax ou n’importe qui d’autre.
— Mais pourquoi ? demanda-t-elle. Vous avez bien une liaison télémétrique avec l’IAA sur Terre. Alors pourquoi pas…
— Tout vaisseau est tenu de donner en permanence sa position à Genève, interrompit Fuchs. Mais je ne suis pas tenu de communiquer avec qui que ce soit d’autre et je ne le ferai pas. Personne ne pourra revendiquer mon prix. Vous m’avez compris ? Personne !
— Vous ne parlez pas sérieusement ? protesta Marguerite.
Fuchs répliqua :
— Notre ordinateur a les dossiers médicaux complets de tout l’équipage. Il y a un système de diagnostic dans l’armoire à pharmacie, il n’est peut-être pas des plus modernes, mais il est opérationnel. Quand Humphries aura terminé son travail sur le pont, vous pourrez aller déterminer son groupe sanguin et voir si quelqu’un a le même à bord.
— Merci, capitaine, dit Marguerite d’un ton beaucoup plus doux.
— Maintenant, sortez d’ici, lâcha Fuchs comme pour gommer la maigre concession qu’il venait de lui accorder.
Tout en me concentrant sur mes écrans, je réalisai que Fuchs avait fait cette concession à Marguerite et non pas à moi directement. Que je sois mourant ou pas lui importait peu, mais son attitude vis-à-vis de Marguerite était très différente.
Une session sur le pont durait huit heures sous le commandement de Fuchs. Sur l’Hespéros, les sessions ne duraient que quatre heures comme il est normal et Duchamp était plutôt cool sur le sujet puisque le vaisseau était complètement automatisé.
Le Lucifer comptait un équipage de quatorze membres, tous asiatiques, et masculin aux deux tiers. Fuchs y faisait régner une discipline de fer. Ils accomplissaient leurs tâches avec une efficacité silencieuse qui confinait au surnaturel. Ils devaient avoir des relations sexuelles, mais je n’en trouvai pas le moindre indice. Ils étaient bien sûr très circonspects vis-à-vis de moi. À leurs yeux j’étais décidément un intrus.
J’essayai aussi consciencieusement que possible de remplir mon obligation des huit heures de travail. Ce n’était pas seulement par peur de Fuchs, bien que je fusse réellement terrifié par sa brutalité. Mais il y avait quelque chose en plus : mon amour-propre. Je supportais mal d’être considéré comme un faiblard, un « Runt ». J’étais déterminé à montrer à Fuchs et à tous ces Asiatiques muets que j’étais capable de tenir un poste de travail.
Mais mon corps ne pouvait pas suivre. Au bout d’une heure à peine, ma vision se brouilla de nouveau et j’avais beau cligner des yeux, rien n’y fit. J’y arriverai, me disais-je. Je peux faire ce boulot. Tiens bon. Accroche-toi. Mais ce n’étaient que des mots. Encore quelques efforts et la nausée m’envahit. L’écran se mit à tourner sous mon regard vague. Malgré tous mes efforts pour contrôler mon corps, ça allait de plus en plus mal. Je sentais que je ne pourrais même pas me lever de mon fauteuil.
Je ne pouvais plus respirer. J’avais l’impression qu’un étau m’enserrait la poitrine et je n’arrivais plus à soulever les côtes pour faire entrer l’air dans mes poumons. Je hoquetai comme un poisson hors de l’eau.
Je fis pivoter ma chaise et ma vision vira au gris. La dernière chose dont je me souviens est d’avoir dit :
— Capitaine, je ne…
Puis je glissai de mon siège et me répandis sur le plancher. L’obscurité me submergea.
J’entendis des voix qui venaient de très loin. Elles faisaient comme un écho sinistre à travers un long tunnel.
Et puis je ressentis une douleur cinglante sur mon visage. Puis une autre. Encore une.
Mes yeux s’entrouvrirent légèrement.
— Vous voyez, il revient à lui.
C’était Fuchs, penché sur moi, en train de me gifler. Il le faisait méthodiquement, une joue après l’autre.
— Arrêtez, arrêtez ça ! hurlait quelqu’un d’autre.
Quant à moi, je ne pouvais que produire de faibles grognements.
Je tentai de lever les bras pour me protéger mais je n’y arrivai pas. Je ne pouvais dire si j’avais les bras attachés ou si j’étais trop faible pour le faire.
— Je ne lui fais pas de mal, dit Fuchs.
— Il faut le transfuser, et sans délai.
C’était la voix de Marguerite, attentive, déterminée.
— Vous êtes sûre qu’il ne fait pas semblant ? demanda Fuchs.
J’essayai vainement de garder les yeux ouverts. Je laissai ma tête glisser de côté pour voir Marguerite, mais elle n’était pas dans mon champ de vision.
— Mais regardez le moniteur ! dit-elle d’une voix coupante. Il est en train de mourir.
Fuchs laissa échapper un long soupir de sa vaste poitrine, un peu comme le grognement de menace d’un chien sur le point d’attaquer.
— Très bien, lâcha-t-il. Finissons-en.
Ils vont me laisser mourir, pensai-je. Ils vont rester là penchés sur mon putain de corps à me regarder mourir.
Puis je me rendis compte que ça ne servait à rien de me lamenter sur mon triste sort, je ne voulais pas mourir. Peut-être méritais-je la mort. Personne ne me regretterait. Sûrement pas mon père, ni Gwyneth, ni aucun de mes soi-disant amis. Personne.
Mais je ne voulais pas mourir. Chaque atome de mon être voulait survivre, retrouver la force de me lever.
Au lieu de ça, mes yeux se refermèrent et je replongeai dans une totale obscurité.
J’avais dû rêver. Un rêve bizarre, compliqué. Alex était présent. Mais c’était aussi Rodriguez. Tous deux s’étaient rués sur Vénus.
— N’abandonne pas, me disait Alex avec son sourire insouciant. (Il me caressa les cheveux.) N’abandonne jamais.
Mais je tombais, je plongeais comme une pierre à travers les sombres masses nuageuses qui flashaient comme les jeux de lumière d’une boîte de nuit. Rodriguez se tenait à mon côté en combinaison, hurlant le cri primal que j’avais entendu lors de sa disparition dans le vide.
— N’abandonne pas ! appela la voix lointaine d’Alex.
— Il a déjà abandonné, répondit la voix dédaigneuse de mon père. Il n’a aucune raison de vivre.
— Mais si, insista Alex. Il y a moi et il y a lui-même. Trouve-moi, Van. Et retrouve-toi.
Je m’éveillai.
Je devais reposer dans le local à pharmacie. J’étais étendu sur un fin matelas posé sur une table étroite. Des moniteurs médicaux bipaient tout autour de moi. Le plafond métallique s’incurvait juste au-dessus de mes yeux.
Je me sentais fort et lucide. Ma vision était claire. Je pris une profonde inspiration.
En tournant la tête je vis Marguerite debout près de la table. Elle avait l’air fraîche et reposée. Elle avait revêtu une tenue de sport bleu foncé qui lui seyait beaucoup mieux que l’espèce de sac informe qu’elle portait auparavant.
— Je suis vivant, dis-je.
J’avais la gorge sèche, mais à part ça ma voix était normale.
— Vous croyez que vous pouvez vous redresser ?
En guise de réponse, je me hissai en position assise sans m’aider des mains.
— Comment ça se fait ? demandai-je, émerveillé de ne pas ressentir de nausée.
— Bravo, dit Marguerite.
Elle toucha d’un doigt un pied de la table et le matelas se gonfla pour former un oreiller où je pouvais m’appuyer.
— Vous voulez manger quelque chose ?
Je me rendis compte que j’avais faim. Une faim de loup. En repliant les bras je m’aperçus que j’avais un bandage plastique au creux du coude gauche. Elle avait dû faire une transfusion.
Je regardai autour de moi. Le local était minuscule et rempli de capteurs médicaux. Il n’y avait pas la place d’y mettre un bureau ni même un siège, juste cette table où je m’étais assis. Je me touchai la joue droite. Elle n’était plus enflée. Mon visage, reflété par l’écran le plus proche, avait l’air presque normal.
Marguerite revint avec un plateau de céréales froides et un jus de fruits.
— Vous l’avez faite, cette sacrée transfusion, dis-je.
Elle se contenta de hocher la tête.
— Qui a donné son sang ?
— C’est le capitaine Fuchs, dit Marguerite.
Elle avait une expression impénétrable, sérieuse, comme un juge condamnant un bandit à une très longue peine. Mais il y avait autre chose dans son regard.
— C’était la seule personne à bord ayant un groupe sanguin compatible avec le vôtre.
Je mâchai une pleine bouchée de céréales, puis l’avalai. Elle n’avait aucun goût.
— Il m’a peut-être transmis un peu de sa personnalité, murmurai-je.
Marguerite n’eut pas un sourire.
— Ah non, dit-elle, pas ça !
Avant qu’elle ait pu enchaîner, c’est Fuchs lui-même qui apparut à l’entrée. Du coup, le local médical était trop plein et je m’y sentis mal à l’aise.
Mais je lançai avec un mouvement de menton :
— Merci de m’avoir sauvé la vie, capitaine.
Il eut un sourire moqueur.
— Je ne pouvais pas me permettre de perdre un autre membre d’équipage. (Puis, avec un geste en direction de Marguerite, il ajouta :) Et d’autre part, je ne pouvais pas laisser Mlle Duchamp m’accuser de meurtre au moment où je pourrais revendiquer le prix mis en jeu par votre père. Si je laissais mourir son fils, ça lui donnerait un bon prétexte pour refuser de me l’attribuer.
— Vous ne connaissez pas mon père.
— Ah non ?
— Ma mort le laisserait complètement indifférent.
— Je ne dis pas le contraire, corrigea Fuchs. Je dis simplement qu’il s’en servirait contre moi.
Il appuya très légèrement sur le moi, mais cela n’échappa ni à Marguerite ni à moi. Je jetai un regard à Marguerite. Mais elle détourna les yeux.
— Quand pourrez-vous reprendre votre poste sur le pont ? demanda Fuchs d’un ton bourru.
Marguerite prit la parole :
— Il faut qu’il se repose et…
— Je peux le reprendre tout de suite, dis-je en repoussant mon plateau.
Fuchs eut un petit rire sardonique.
— Mon sang a dû vous donner du tonus. (Il regarda sa montre.) Jagal est à la console en ce moment. Vous pourrez le relever dans deux heures.
Avant que l’un de nous deux ait pu répliquer, Fuchs se tourna vers Marguerite et lui demanda cérémonieusement :
— Est-ce que ce temps de récupération sera suffisant pour votre patient ? (Et, sans se préoccuper de la réponse, il ajouta :) Il le faudra bien.
Se retournant vers moi, il dit :
— Deux heures.
Puis, agrippant Marguerite par le poignet, il l’entraîna dehors. Il la tenait de manière possessive, comme si elle lui appartenait. Marguerite me jeta un regard par-dessus son épaule, mais elle suivit Fuchs sans un mot de résistance.
Une vague de colère me submergea.