À L’EXTÉRIEUR

— Bon, on fait exactement comme dans la simu.

La voix de Rodriguez parvenait à mon casque, rauque et tendue, sans rapport avec son habituel ton décontracté.

Je fis un signe d’assentiment avant de réaliser qu’il ne pouvait le percevoir à travers le bulbe teinté. Je confirmai par un O.K. sonore.

Il me devança dans le sas, enclencha l’isolation et sortit. Quand la porte extérieure du sas fut refermée et le sas à nouveau rempli d’air, le voyant de la porte intérieure passa au vert.

Je trouvais ma combinaison terriblement raide. Je sentais bien les servomoteurs grincer aux épaules et aux coudes, mais il me fallut un réel effort pour mettre mes bras en mouvement. Avant que j’aie pu atteindre de ma main gantée le bouton de contrôle, Sakamoto le pressa, son visage charnu toujours aussi sévère. Mais il me fit un petit salut en sifflotant, premier signe de respect à mon égard.

— Merci, dis-je en pénétrant dans le sas, espérant qu’il pourrait m’entendre à travers le casque.

Quand le sas fut isolé, la porte extérieure s’ouvrit en glissant, et à ce moment il me vint à l’esprit qu’il ne s’agissait pas d’une simple sortie dans l’espace. Ce serait plutôt comme une réparation à effectuer dehors au sommet d’un gratte-ciel effroyablement haut. Un seul faux pas et ce ne serait pas un simple flottement en apesanteur, mais une terrifiante chute vers le sol, cinquante kilomètres au-dessous.

— Vas-y doucement, me dit Rodriguez. Je suis là. Passe-moi ton attache avant de sortir.

J’apercevais la forme de sa combinaison s’accrochant à la main courante de la coque, à côté du sas. Ses deux attaches étaient fixées aux barreaux.

Je lui tendis mon attache main droite. Il la cliqua à côté des siennes.

— Bon, ça va, exactement comme dans la simu. Viens maintenant.

On était enveloppés de nuages, ça c’était une bonne chose : je ne pouvais pas paniquer en regardant vers le bas. On n’y voyait rien en dehors de cette purée gris-jaune. Mais je sentais le vaisseau faire des bonds et trembler dans les sautes de vent.

— Juste un peu d’escalade, dit Rodriguez avec un enjouement forcé. C’est du gâteau.

— Quand as-tu fait de l’escalade ? lui demandai-je en plantant ma botte sur un barreau.

— Moi ? Tu plaisantes ? Quand je dépasse cinquante mètres de haut, il me faut un avion.

Je n’avais jamais fait d’escalade moi non plus. Risquer de se casser le cou par plaisir m’avait toujours semblé le comble de l’idiotie.

Mais là, ce n’était pas la même chose, me dis-je. Il y avait un boulot à faire. J’étais en train d’apporter une vraie contribution à l’accomplissement de la mission au lieu de me terrer dans ma cabine pendant que les autres bossaient.

Ça ne m’empêchait pas d’être terrorisé. Rodriguez aurait sans doute pu faire ce travail tout seul, mais de longues décennies d’expérience nous avaient enseigné qu’il était beaucoup plus sûr de le faire en duo, même si l’un des deux était un néophyte. Et en plus, le fait que je sois là permettait de diviser presque par deux le temps d’inspection ; ce qui en soit améliorait la sécurité.

Dans un sens, la pression de l’atmosphère vénusienne nous aidait. Dans l’espace, quand il n’y a que du vide, une combinaison tend à se ballonner, ce qui la rend encore plus difficile à maîtriser. C’est pourquoi on avait mis des servomoteurs aux articulations et dans les gants, qui nous aidaient à effectuer des flexions ou à nous pencher. Cependant, même à cette altitude élevée, la pression atmosphérique rendait nos mouvements presque naturels. Les gants eux-mêmes offraient une bonne flexibilité ; placés sur le dos des gants, les servomoteurs en forme de squelette de main avaient à peine à intervenir.

Un par un, Rodriguez et moi vérifiâmes tous les éléments de fixation entre la nacelle et l’enveloppe de gaz. À mes yeux, toutes les soudures avaient l’air solides. Ni l’un ni l’autre nous ne pûmes trouver le moindre signe d’usure ou de détérioration. Un des tuyaux d’acheminement d’hydrogène semblait un peu plus lâche que ne l’aurait souhaité Rodriguez. Il travailla dessus pendant quelques minutes avec une clé prise parmi les outils accrochés à son harnais, dansant autour d’une fixation comme un singe en quête de fruits dans un bananier.

Tout en surveillant Rodriguez au travail, je consultai le thermomètre au poignet de ma combinaison. Je fus surpris de lire une température d’à peine quelques degrés au-dessus de zéro. Puis je me souvins que nous étions encore à quelque cinquante kilomètres du sol ; sur Terre, ça aurait été largement au-dessus de la stratosphère, à la frontière de l’espace extérieur. Ici sur Vénus, nous étions au beau milieu d’un épais nuage de gouttelettes d’acide sulfurique. Pas très loin en dessous de nous, l’atmosphère monterait vite à plusieurs centaines de degrés.

Le fait de me balancer là dans le vide me rappelait quelque chose sans que j’arrive à mettre le doigt dessus ; puis je me revis encore enfant, des années auparavant, devant une vidéo montrant des gens glissant en rappel le long de falaises en bord de mer à Hawaï. J’étais mort de jalousie en les regardant tellement s’amuser alors que j’étais la plupart du temps coincé à la maison, trop fragile pour tenter une telle aventure. Et trop peureux, aussi. Et pourtant je me retrouvai ici, sur un autre monde, en train de foncer dans une tempête à cinquante mille mètres de haut !

— C’est terminé, dit Rodriguez en se retournant pour remettre son outil en place. Mais il eut un faux mouvement et la clé s’échappa hors de vue. L’instant d’avant il l’avait en main et puis, hop, elle avait disparu. Je réalisai que c’était ça qui m’arriverait si mes attaches cédaient.

— Ça va ? demandai-je. On a fini ?

— Il faut que je vérifie l’enveloppe pour voir s’il n’y a pas de trace de coupure. Tu peux rentrer.

Sans hésiter une seconde, je répliquai :

— Pas question. Je viens avec toi.

Nous nous mîmes à escalader lentement les anneaux de l’énorme masse de l’enveloppe de gaz, au milieu des rafales qui nous assaillaient sans cesse. Je savais que la pression atmosphérique était malgré tout trop ténue à cette altitude pour nous arracher, mais j’avais quand même l’impression d’être ballotté par le vent.

Ça allait lentement : grimper un échelon, débloquer une attache et la fixer à l’échelon supérieur, puis monter à nouveau d’un cran et débloquer l’autre attache. Comme en varappe, nous ne faisions pas un pas sans nous assurer que les deux attaches étaient solidement fixées. J’entendais Rodriguez respirer dans mes écouteurs, soufflant à chaque pas vers le haut.

Duchamp écoutait tout, bien sûr. Mais je savais que si nous avions un problème il n’y avait rien qu’elle ou quelqu’un d’autre pût faire à temps. C’était Rodriguez et moi ici à l’extérieur, nous deux et personne d’autre. J’avais la trouille mais en même temps j’étais comme transcendé.

Nous atteignîmes enfin la passerelle située au sommet de l’enveloppe. Rodriguez s’agenouilla et déclencha un interrupteur qui fit apparaître en haut de l’échelle un mince garde-fou qui courait à hauteur de taille tout au long de la passerelle, nous y fixâmes nos attaches. Il y avait aussi une rangée de taquets en bas sur la passerelle, comme sur un voilier.

— Le sommet du monde, dit gaiement Rodriguez.

— Ouais, dis-je d’une voix tremblante.

Nous avançâmes ensemble jusqu’au nez bulbeux de l’enveloppe, où le gros bouclier thermique avait été connecté. On voyait encore les bouts des tringles qui maintenaient le bouclier en place, noircis par les explosifs qui les avaient arrachés. Rodriguez se pencha pour examiner les alentours, marmonnant comme un médecin en train d’ausculter un patient. Puis nous nous mîmes lentement en marche pour revenir vers la queue de l’enveloppe, nos attaches glissant le long du rail de sécurité.

C’est moi qui vis la chose en premier.

— Qu’est-ce que c’est que cette décoloration ? pointai-je.

— On dirait que c’est carbonisé, non ?

Je me souvins tout d’un coup que ces nuages étaient composés d’acide sulfurique.

Comme s’il pouvait lire en moi, Rodriguez dit :

— Ça ne peut pas être l’acide sulfurique, il n’a pas d’action sur la céramique.

— T’en es certain ? demandai-je.

Il rigola :

— Ne t’inquiète pas pour ça. Il ne peut même pas attaquer la matière de ta combinaison.

Très rassurant, pensai-je. Mais les traces de carbonisation étaient pourtant là sur la céramique de l’enveloppe.

— Est-ce que ça peut venir de la chaleur à l’entrée dans l’atmosphère ?

Je le sentais opiner dans son casque.

— Possible qu’un filet d’air brûlant ait échappé au bouclier, et soit venu lécher un peu ce bout de l’enveloppe.

— Mais les capteurs n’ont détecté aucun pic de température par ici, dis-je.

— Peut-être trop faible pour être détecté. Si on avait prolongé le graphique on l’aurait sans doute vu.

— Ça pose un problème ?

— Sans doute pas, dit-il. Mais il va falloir pressuriser l’enveloppe pour s’assurer qu’il n’y a pas de fuite.

Je sentis comme un coup à l’estomac.

— Combien de temps ça va prendre ?

Il réfléchit avant de répondre.

— Une bonne journée, je suppose.

— Encore un jour de perdu.

— Tu penses à Fuchs ? demanda-t-il.

— Oui, bien sûr.

— Mais il doit avoir des problèmes lui aussi… Hé !

Le garde-fou s’arracha brusquement au niveau de Rodriguez, toute une section s’envola dans le brouillard jaunâtre, emportant l’une de ses attaches.

Il fut brutalement soulevé, battant des jambes et des bras, une attache le retenant à la section de garde-fou qui était restée en place, et l’autre l’attirant loin du vaisseau. Je tentai de l’attraper mais il était déjà trop loin pour que je puisse l’atteindre sans larguer mes propres attaches.

— Tire-moi ! hurla-t-il, sa voix saturant mes écouteurs.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Duchamp d’une voix rauque.

Je le vis déboucler une attache de sa ceinture. Elle claqua au loin dans les nuages. J’attrapai l’autre et commençai à le tirer vers moi.

Mais le garde-fou lui-même s’était mis à osciller. Je réalisai qu’il allait se faire arracher en quelques secondes.

— Tire-moi, cria de nouveau Rodriguez.

Je débouclai l’une de mes attaches et l’amarrai à l’un des taquets sur la passerelle. Puis, avec Duchamp constamment dans les oreilles, je débloquai l’attache restante de Rodriguez avant que le garde-fou ne soit arraché dans le vide.

— Mais qu’est-ce que tu fous ? hurla-t-il.

La tension soudaine de son poids me fit presque déboîter les bras. J’en voyais trente-six chandelles. Les dents serrées, je m’agenouillai lentement et rassemblai toutes mes forces pour accrocher le bout de son attache au taquet suivant.

Je voyais l’autre section du garde-fou s’agiter de plus en plus, et mon autre attache y était encore fixée. Au lieu d’essayer d’en atteindre le bout, je la débloquai à ma ceinture, la laissant claquer librement. Puis je me retournai vers Rodriguez pour l’attirer vers moi.

Il tirait lui-même de toutes ses forces. Cela sembla durer une heure, tous les deux haletant, grognant, comme deux lutteurs à la corde, mais il réussit finalement à planter ses bottes sur la passerelle. Pendant tout ce temps, Duchamp me hurlait dans les écouteurs :

— Qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce que vous foutez ?

— Ça va ! lâcha enfin Rodriguez, à quatre pattes sur la passerelle.

L’espace d’un instant j’eus l’absurde impression qu’il allait enlever son casque et embrasser le vaisseau.

— Tu m’as sauvé la vie, Van.

C’était la première fois qu’il m’appelait autrement que « Monsieur Humphries ». Cela me fit du bien.

Avant que j’aie pu répliquer, Rodriguez poursuivit sur un ton un peu contrit :

— J’avais d’abord cru que tu allais me lâcher avant de rejoindre le sas.

Je fixai le bulbe indéchiffrable de son casque.

— Je n’aurais jamais fait ça, Tom.

— Je sais, dit-il, encore tout pantelant de terreur et épuisé. Maintenant je le sais.