RAZ DE MARÉE

Je n’avais dû rester inconscient que quelques instants. Ma tête avait heurté violemment l’intérieur de mon casque quand l’Hécate avait percuté un obstacle inconnu, arrêtant net notre dérapage sur le sol.

Le roulement de tonnerre secouait toujours le vaisseau ; j’avais une grosse migraine, mais il ne semblait pas y avoir de dégâts importants. Le tableau de bord était allumé, et aucun signal n’indiquait de perforation de la coque. J’en riais presque : si la coque avait été perforée, je ne serais pas en vie en train de consulter le tableau de bord. Pas sans mes gants.

— … l’éruption volcanique, disait la voix de Marguerite dans mes écouteurs.

Sa voix trahissait sa peur.

— Elle nous a soufflés loin de notre position.

— J’ai été poussé moi aussi, dis-je, surpris par le calme de ma voix.

— Comment allez-vous ?

— Ça va, je crois…

Je parcourus des yeux le tableau de bord : quelques voyants à l’orange mais pas de rouge. Je levai la tête pour regarder par le hublot frontal. L’épave du Phosphoros se trouvait à plusieurs centaines de mètres maintenant.

— Que s’est-il passé ? grognai-je.

— L’éruption volcanique, expliqua-t-elle. La lueur que nous avons vue à l’horizon.

— Vous voulez dire qu’il y a de la lave ?

La voix de Marguerite était plus douce maintenant, un peu moins tendue.

— Elle est trop éloignée pour vous menacer, Van. Pas d’inquiétude.

Pas d’inquiétude pour eux là-haut, pensai-je.

— Mais l’explosion a provoqué une onde de pression atmosphérique, continua-t-elle, comme un raz de marée sous-marin. Elle a soufflé le Lucifer au point de presque le renverser et l’a poussé à une dizaine de kilomètres de vous, au moins. Le capitaine est en train de lutter pour remettre le vaisseau en état et pour le replacer au-dessus de vous.

— J’ai été ballotté comme une feuille morte.

La voix de Fuchs poursuivit :

— Nous nous dirigeons vers toi, mais les moteurs sont à pleine puissance pour avancer contre cette vague de pression. Sois prêt à être treuillé dès que j’en donnerai l’ordre.

— Il faut que je récupère le module de sauvetage.

— Si tu peux, dit-il. Quand je donnerai l’ordre de te treuiller, il faudra que tu sortes de là, que tu aies le module ou pas.

— Oui, chef, fis-je.

Mais j’ajoutai pour moi-même : aussitôt que j’aurai le module entre mes pinces.

La voix de Marguerite revint :

— Il est totalement occupé par le pilotage du vaisseau. C’est comme si on chevauchait un ouragan, ici.

Je hochai la tête, en vérifiant le tableau de bord une nouvelle fois. Tout semblait en ordre. Mais était-ce vraiment le cas ?

— C’est la première fois qu’un être humain est le témoin oculaire d’une éruption volcanique sur Vénus, dit Marguerite.

Elle avait l’air contente.

Je me rappelai Greenbaum et sentis naître au plus profond de moi un tremblement quasi hystérique. Ces éruptions étaient-elles le commencement du cataclysme que Greenbaum avait prédit ? Le sol allait-il s’ouvrir sous moi et le magma bouillant m’engloutir ?

Stop ! cria une voix dans ma tête endolorie. Tire-toi d’ici et va te mettre à l’abri !

— Pas sans le module, murmurai-je d’un ton sinistre.

— Comment ? intervint Marguerite aussitôt. Qu’avez-vous dit ?

— Rien, coupai-je. Je vais être trop occupé pour vous parler pendant un moment.

— Oui, je comprends. Je surveillerai votre fréquence, au cas où vous auriez besoin de quelque chose.

Besoin de quoi ? demandai-je silencieusement. Des prières ? Les derniers sacrements ?

Je poussai la pédale des propulseurs pour décoller le vaisseau du sol afin qu’il puisse se déplacer vers l’épave. Rien ne se produisit. Je poussai la pédale encore plus fort. Le vaisseau ne bougea toujours pas. J’entendais les propulseurs siffler. Mais il n’y avait aucun mouvement.

Prenant une profonde inspiration, je me mis à analyser les différentes possibilités. J’enfonçai le bouton de libération du ballast. Un tintement de ferraille retentit dans le vaisseau quand un bloc d’alliage thermique fut éjecté de sa soute. Ça permettait d’alléger le vaisseau, mais ça allait réduire le temps dont je disposais pour rester à la surface sans griller comme une saucisse.

J’essayai de nouveau les propulseurs. Le vaisseau trembla mais ne quitta pas le sol. Quelque chose me retient-il au sol ? me demandai-je.

Quelque chose glissait sur la coque du vaisseau. Je pouvais l’entendre racler sur l’enveloppe de métal au-dessus de moi. Ce bruit effrayant me donna des frissons.

Le temps n’était plus aux demi-mesures. Ou bien je partais d’ici, ou bien je grillais. Ce qui ne serait pas long d’ailleurs. Je frappai donc violemment la pédale des propulseurs de mes deux pieds. Les moteurs hurlèrent soudain et l’Hécate fit une embardée en quittant le sol et se mit à osciller dans l’air à une bonne centaine de mètres.

Je me battis comme un lion pour reprendre le contrôle du vaisseau. Pendant un moment, je crus qu’il se retournerait et plongerait vers le sol. Mais l’Hécate retrouva son assiette. Mes doigts jouèrent frénétiquement sur le tableau de bord et le vaisseau répondit, reprit sa ligne droite, et retrouva le cap de l’épave.

Quand je fus de nouveau posé sur le sol, je sentis l’Hécate basculer anormalement sur sa gauche, comme si le patin d’atterrissage de ce côté avait été écrasé ou arraché. Ce n’est pas grave, pensai-je, du moment que la coque est toujours intacte.

J’avais posé le vaisseau contre le module de sauvetage d’Alex. Maintenant, il fallait que je glisse à nouveau mes doigts couverts de cloques dans ces sacrées manettes pour travailler avec les manipulateurs.

Je m’y résolus, bien que la douleur me tirât des larmes. Les pinces métalliques agrippèrent fermement les poignées sur la surface du module de sauvetage, et se verrouillèrent. Je pus libérer mes mains des manettes avec soulagement. Je restai là quelques instants à ne rien faire, trempé de sueur, les doigts vibrants de douleur. J’imaginais que je nageais dans l’océan Arctique, que je jouais parmi les icebergs. Mes mains étaient encore douloureuses.

J’aurais dû remettre mes gants. C’était ce qu’il y avait de plus sensé. La prudence et la sécurité. Mais ces mains écorchées me brûlaient beaucoup trop pour l’envisager.

— J’ai le module, rapportai-je, je suis prêt à remonter.

Pendant un moment d’angoisse, il n’y eut aucune réponse. Puis la voix de Marguerite se fit entendre.

— Le capitaine estime que nous serons au-dessus de vous dans dix minutes.

Je laissai échapper un sifflement. Ils avaient dû être soufflés bien loin de leur position.

— Je remonte maintenant, dis-je. Je planerai à deux mille mètres d’altitude, jusqu’à ce que vous m’ordonniez le rendez-vous.

La réponse se fit attendre encore plus longtemps. Je n’avais aucune envie de rester au sol une nanoseconde de plus que nécessaire.

La voix de Fuchs se fit entendre :

— D’accord, mais reste en dessous de deux mille mètres. La dernière chose qu’on veut, c’est une collision en vol.

— D’accord, dis-je.

Mais je pensais que non, la dernière chose que je voulais moi, c’était de rester bloqué ici dans ce four.

Je commençai à préparer le vaisseau pour décoller. J’essayai d’utiliser mes ongles sur le tableau de bord, pour éviter de le toucher de ma peau cautérisée. Alors je remarquai quelque chose d’étrange. Comme si tout n’était pas étrange dans cet enfer.

Certaines de ces lignes enchevêtrées sur l’épave avaient encore bougé. J’en étais certain. En fait, en observant attentivement, je vis que l’une d’elles se dressait au-dessus de l’épave et s’agitait dans l’air comme un bras incroyablement mince qui criait à l’aide.

Puis une autre. Et une autre encore.

— Elles sont vivantes ! hurlai-je.

— Quoi ?

— Regardez ! balbutiai-je. Regardez-les ! Des bras, des tentacules, des antennes – je ne sais pas ce que c’est, mais c’est vivant !

Marguerite dit :

— Nous sommes suffisamment près pour vous voir, vous et l’épave. De quoi parlez-vous ?

— Regardez les images des caméras, bon sang !

— C’est brouillé… l’image saute trop…

J’essayai de me calmer et de décrire ce que je voyais. Les bras – enfin, si on pouvait les nommer ainsi – étaient tous en l’air et s’agitaient lentement en allant et venant dans le courant d’air épais et brûlant.

— Il ne peut rien y avoir de vivant ici, insista Marguerite. La chaleur…

— Pointez le télescope sur eux ! hurlai-je. Tous les capteurs ! Ils sont vivants, bon sang ! Le corps principal vit probablement sous le sol, mais il envoie des antennes, des capteurs, ou quelque chose à la surface.

— Il fait plus chaud sous le sol qu’à la surface, grogna Fuchs.

— Je les vois ! dit la voix de Marguerite en montant d’une octave. Je peux les voir !

— Que font-ils ? demandai-je. Pourquoi s’agitent-ils ainsi ?

— Ils ne le faisaient pas avant le raz de marée ? s’enquit Marguerite.

— Non, ils étaient étendus sur le sol. La plupart d’entre eux étaient enroulés sur l’épave.

— Et maintenant, ils se sont dressés…

Sa voix se perdit. J’en avais oublié de faire décoller le vaisseau, occupé à regarder par le hublot cette chose impossible. Y avait-il une autre explication ? Pouvaient-ils être inertes ?

— Ce sont des tubes d’alimentation, dit finalement Marguerite. Peut-être prennent-ils des nutriments transportés par les vapeurs de l’éruption volcanique.

— Mais pourquoi ici ? Pourquoi n’en avons-nous pas vu ailleurs sur la planète ? demandai-je.

— Nous n’avons pas regardé aussi précisément dans une autre zone de la surface, répondit-elle.

Je rappelai :

— Ils étaient enroulés autour de l’épave.

— Les bactéries là-haut dans les nuages mangeaient des ions métalliques, dit Marguerite.

— Comme si c’étaient des vitamines. Vous avez dit qu’elles avaient besoin des ions métalliques comme nous avons besoin de vitamines.

— Et peut-être que cet organisme souterrain a aussi besoin d’ions métalliques, dit-elle.

— Il « sent » l’épave.

Nous sautions directement aux conclusions, j’en étais conscient. Mais ces conclusions semblaient correspondre à ce que nous voyions.

— Le module est-il marqué d’une façon ou d’une autre ? demanda-t-elle, la voix de nouveau haut perchée d’excitation. Pas de cicatrices là où les tubes nutritifs auraient pu manger le métal ?

Avant que je ne puisse regarder, la voix de Fuchs se fit entendre, rauque et froide :

— Il te reste exactement sept minutes d’alliage. Tu joueras au biologiste dès que tu seras remonté ici, Humphries.

Cela me fit l’effet d’une douche froide.

— D’accord, dis-je. Je commence la procédure de décollage immédiatement.

Après tout, j’avais le module entre mes pinces, et Marguerite devait avoir pointé tous les capteurs à bord du Lucifer sur ces bras nutritifs ou je ne sais quoi. Il était l’heure de se mettre en sécurité.

Je reparcourus rapidement le tableau de bord, puis j’enfonçai la pédale des propulseurs. Les moteurs se mirent en route, le vaisseau frissonna. Mais il ne s’éleva pas d’un centimètre au-dessus du sol.