HÉCATE

Les choses commencèrent mal dès le départ.

Le cockpit du Hécate ne ressemblait pas à celui des simulateurs en RV. Les différences étaient subtiles, mais significatives.

En particulier, les pédales des gaz et des volets de plongée se trouvaient quelques centimètres trop loin de mes pieds pour que je puisse les atteindre aisément. Il fallait que j’étire les pieds et que je pointe les orteils pour avoir un contact suffisant avec les pédales. Dans ces bottes à la Frankenstein que je devais porter, c’était le meilleur moyen d’avoir des crampes aux jambes. Ou aux pieds. Ou aux deux.

La disposition des contrôles du tableau de bord était la même, Dieu merci, mais l’Hécate ne réagissait pas aux commandes aussi souplement et nettement qu’avec le simulateur en réalité virtuelle. En parcourant la check-list, couché sur le ventre dans ma combinaison thermoprotectrice et transpirant à grosses gouttes avant même que le vaisseau n’ait été libéré de l’emprise du Lucifer, il me semblait qu’il y avait un léger délai entre le moment où je touchais le contrôle et la réaction des systèmes du vaisseau. Ce n’était qu’une minuscule hésitation, mais elle était sensible – et inquiétante.

J’étais encore en train de me demander s’il y avait un moyen d’accélérer la réaction du vaisseau quand nous déroulâmes la check-list et commençâmes le compte à rebours de la séparation.

Dans mon casque, j’entendis Fuchs demander par principe :

— T moins deux minutes. Compte à rebours activé. Des problèmes ?

— Euh, non, dis-je sans aucun professionnalisme. Tout va plutôt bien ici.

Il perçut mon hésitation.

— Plutôt bien ? Qu’est-ce que ça signifie ?

Le compte à rebours devait basculer en mode automatique à T moins une minute, nous le savions tous les deux. Ce n’était plus l’heure d’analyser les réactions des commandes.

— Rien, oubliez ça. Prêt pour la séquence de séparation.

Silence sur le pont, jusqu’à ce que la voix synthétique de l’ordinateur se fasse entendre :

— T moins une minute. Séquence de séparation engagée.

— O.K., dis-je.

— T moins cinquante secondes. Alimentation interne activée.

J’entendis les pompes qui commençaient à souffler. Le tableau de bord clignota brièvement, puis ses voyants s’allumèrent. Je savais que le système de refroidissement de ma combinaison fonctionnait, je pouvais entendre le bourdonnement du petit ventilateur de mon casque. Mais j’étais déjà trempé de sueur glacée. Les nerfs. Rien que les nerfs.

— T moins trente secondes. Ouverture de la porte de la soute.

À travers la coque épaisse de l’Hécate et la forte isolation de ma propre combinaison, j’entendais le grondement sourd de la porte qui basculait lentement. À plat ventre dans le nez pointu de l’Hécate, je tournai la tête vers le panneau de quartz épais positionné sur le plancher du cockpit, juste sous le tableau de bord. Tout ce que je vis fut l’intérieur de mon stupide casque ! Il fallait que je tourne la tête et que j’allonge le cou pour voir la fenêtre à travers la visière de mon casque.

Et elle était là, la surface incandescente et morne de Vénus, brillante comme une mer de lave en fusion. Je sentais sa chaleur monter jusqu’à moi, m’envelopper. Je savais que c’était mon imagination ; nous étions encore à plusieurs kilomètres au-dessus de la surface, cependant je ressentais le souffle brûlant de la planète qui me submergeait.

J’observais ces rochers chauffés au rouge, tandis que le compte à rebours progressait.

— Trois… deux… un… séparation, dit la voix impassible de l’ordinateur.

Il y eut une explosion à couper le souffle. Les verrous qui maintenaient fermement l’Hécate relâchèrent brutalement leur emprise, et je me mis à tomber dans l’air dense et immobile de Vénus, en direction de sa lointaine surface. J’étais figé de terreur, paralysé. Je sentais mon estomac remonter dans ma gorge. C’était comme de tomber dans la cage d’ascenseur la plus longue de l’univers, en direction d’une flamboyante fournaise. Mais lentement. Aussi lentement que dans un cauchemar.

La voix de Fuchs craqua dans mes écouteurs :

 

Il se précipita la tête la première,

Flambant depuis la voûte céleste

Vers ces hideuses ruines en combustion

Dans cet enfer infini…

 

Et il se mit à rire, à rire !

Cela me sortit de ma torpeur. J’enfonçai les pédales d’un coup de pied, je parcourus des doigts le tableau de bord, et me mis à combattre pour stabiliser l’assiette de l’Hécate et le faire voler correctement.

— Relève le nez, commanda Fuchs. Ne plonge pas ! Garde une vitesse correcte et il descendra naturellement.

— D’accord, dis-je, en pressant les pédales et en manipulant les boutons de commande avec autant de zèle que possible.

— Tu es en train de sur-corriger ! cria-t-il si fort que cela me fit tressaillir.

J’essayai désespérément d’appréhender les réactions des commandes.

Elles ne répondaient pas comme le simulateur en RV. Tout à coup, je revis ma première sortie à cheval. Ce jour-là, j’avais compris que ce substitut d’automobile avait un esprit autonome ; il ne répondait pas mécaniquement à mes ordres.

— J’aurais dû descendre moi-même, grognait Fuchs.

Doucement, je parvins finalement à appréhender les réactions des commandes, mais un coup d’œil au profil de la trajectoire sur le tableau de bord m’indiqua que j’étais loin de la vitesse et de l’angle de descente souhaités. La commande du volet de plongée était particulièrement rigide ; la pédale bougeait à peine, même lorsque je la frappais du pied.

Mon plan de vol prévoyait une descente en spirale vers l’épave du Phosphoros, pendant que Fuchs maintenait le Lucifer en décrivant des cercles trois kilomètres plus haut. Je scannais l’épave au moyen de tous les instruments de bord de l’Hécate. Mais il n’y en avait pas beaucoup, en fait : radar, infrarouge, et capteurs optiques. L’infrarouge était pratiquement inutile, saturé par l’énorme flux de chaleur qui remontait de la surface.

La théorie du bouleversement planétaire de Greenbaum me revint à l’esprit. Et si Vénus décidait d’exploser maintenant, à ce moment précis ? Un volcan était entré en éruption à moins de cent kilomètres d’ici. Et si en bas, tout se mettait soudainement à fondre et si toute la chaleur enfermée profondément sous le sol se mettait à jaillir ? La loi de Murphy à l’échelle planétaire. Après avoir attendu cinq millions d’années, la planète décidait d’exploser au moment où je me trouvais là. Je serais rôti en une minute. Le Lucifer lui-même n’échapperait pas à cette catastrophe.

Je réagis en me disant que cela ne pouvait pas arriver. Oublie ça. Je me rappelai l’air sombre de Greenbaum quand il avait admis qu’il n’y avait pratiquement aucune chance que le cataclysme se produise quand nous serions là pour l’observer – ou plus vraisemblablement pour y être incinérés.

— Reste sur la route, coupa Fuchs.

Je luttai pour le faire. Mais je n’y parvenais pas assez vite, ce qui attisait sa colère. Grinçant des dents, j’agitai mes doigts sur le tableau de bord, me sentant plus un enfant qui jouait avec un jeu de dessin magnétique, qu’un astronaute faisant la première descente contrôlée à la surface de Vénus.

— Où en sont tes images ? demanda Fuchs.

Je vis sur le tableau de bord que je n’avais pas ouvert le canal de télé-transmission des images que les capteurs de l’Hécate enregistraient.

— Ça vient, dis-je, en imitant le style concis des astronautes, tel que je l’avais entendu dans d’anciennes vidéos.

Je branchai les caméras optiques sur mon propre écran, juste devant mes yeux. Maintenant, je comprenais pourquoi Fuchs râlait ; l’écran ne montrait rien d’autre que les rochers nus et brûlants. Il aurait dû montrer l’épave.

Progressivement, je repris le contrôle du vol de l’Hécate et remis le vaisseau sur sa trajectoire. Je n’utilisais pas les gaz, ils n’étaient pas utiles avant l’atterrissage. Je mis donc les deux pieds sur la pédale qui commandait les volets de plongée. C’était plus facile de les manœuvrer de cette façon. Je commençais à avoir des crampes aux mollets, presque à en crier de douleur. Mais je continuai, avec acharnement, déterminé à descendre auprès de l’épave et à trouver les restes du corps de mon frère.

D’une certaine façon, c’était vraiment comme de monter à cheval. L’Hécate avait sa volonté propre, et je devais apprendre à le gérer ; les commandes étaient terriblement rigides et lentes à réagir, mais petit à petit, je m’y habituais. Je pointai les capteurs sur l’épave au sol. Cela n’avait rien à voir avec voler ; l’atmosphère de Vénus était si épaisse que ma descente ressemblait plutôt à un sous-marin cherchant son chemin vers le fond de l’océan.

Il n’y avait pas grand-chose à voir, au début. L’enveloppe de gaz du Phosphoros s’était affaissée en recouvrant la gondole du vaisseau. Je ne pouvais distinguer qu’une extrémité de la gondole qui émergeait de dessous le métal gauchi et tordu. Il en manquait de grandes parties, comme si elles avaient été mangées. Le Phosphoros avait dû passer encore plus de temps que nous dans les nuages chargés de bactéries, pour qu’un tel désastre ait pu se produire.

En m’approchant encore plus, je distinguai les traces carbonisées en forme de rayures caractéristiques, le long de la partie visible de la gondole sous l’enveloppe de gaz froissée, elle-même maculée et rayée de taches sombres carbonisées faites par les bactéries des nuages. Le Phosphoros n’avait pas été saboté, pensai-je. C’eût été inutile. Les aérobactéries avaient détruit de la même façon le vaisseau de mon frère comme le mien.

C’est alors que je remarquai quelque chose d’étrange. Des lignes courbes se croisaient sur l’épave, une dizaine de lignes minces, presque comme de la ficelle ou des cordes enroulées autour d’un paquet. Je me demandais ce que c’était. Mes souvenirs des plans ou des photos du Phosphoros ne montraient aucune attache ni aucune sorte de structures enroulées sur l’enveloppe de gaz.

Étrange.

— Approche-toi en spirale, commanda Fuchs. Reste pointé sur l’épave.

— C’est ce que j’essaie de faire, dis-je, irrité.

— N’essaie pas, ironisa-t-il. Fais-le !

Je coupai :

— Tu viens ici et tu le fais toi-même si tu n’aimes pas ma façon de piloter !

Il se tut.

Je percevais l’épave avec de plus en plus de détails au fur et à mesure de ma lente descente dans l’atmosphère. Il faisait suffisamment clair ; pas de brume ni de poussière dans l’air. Mais la pression était tellement forte que c’était comme de regarder à travers de l’eau de mer. Les choses étaient déformées et tordues.

Au début, je n’étais pas capable de dire quelle extrémité de la gondole dépassait de dessous l’enveloppe affaissée, mais en m’approchant, je reconnus que c’était la partie avant. Elle s’était ouverte comme une saucisse trop cuite, fendue par le milieu. Je vis de nombreuses rayures carbonisées que les aérobactéries avaient laissées sur la surface externe de la coque. L’intérieur semblait étrangement nu et vide.

Dans une soudaine bouffée d’espoir, je vis que le compartiment du module de sauvetage était vide. Alex avait-il réussi à s’échapper ? Avait-il utilisé le module pour remonter en orbite ?

Puis je compris que cela ne faisait aucune différence qu’il ait réussi ou non ; cela faisait plus de trois ans que le Phosphoros était tombé. Il ne pouvait pas être en vie même s’il était retourné en orbite. D’ailleurs, il n’y avait eu absolument aucun message radio du module de sauvetage, ni la moindre balise automatique.

La question fut close quand je vis le module. Il avait roulé à une dizaine de mètres du reste de l’épave, et s’était arrêté contre un gros rocher rougeoyant de la taille d’un pavillon de banlieue.

Et plusieurs de ces étranges lignes sombres remontaient par-dessus le rocher sur le module. Elles étaient trop droites pour être des fissures, et elles venaient de trop d’angles différents pour être les traces du module roulant sur la surface rocheuse.

— Qu’est-ce que c’est que ces lignes ? demanda Fuchs.

— Je voudrais bien le savoir, dis-je.

— Elles semblent irradier du module de sauvetage.

— Ou se diriger vers l’endroit où le module s’est arrêté, corrigeai-je.

— Des fissures d’impact ? tenta-t-il.

— Plusieurs d’entre elles se croisent sur l’enveloppe de gaz, dis-je.

— Ça ne peut pas être des fissures, alors.

— C’est vrai, répondis-je. Mais alors, c’est quoi ?

— Va voir.

— O.K.

— Nous consommons beaucoup de carburant à maintenir notre position au-dessus de toi, lança-t-il.

C’était la façon de Fuchs de me dire de me dépêcher.

— Je serai à la surface dans quelques minutes, répliquai-je.

Intérieurement, j’essayai de décider si je devais mettre l’Hécate contre le module ou près de l’épave du corps principal du vaisseau.

— Vérifie d’abord le module, dit Fuchs, comme s’il pouvait lire dans mes pensées. Puis tu pourras redécoller et te déplacer jusqu’à la gondole.

— D’accord, dis-je encore.

Je réalisai qu’on s’était mis à se tutoyer depuis ma sortie sur Hécate, abandonnant les « monsieur » ou les « capitaine ». Me considérait-il maintenant d’égal à égal ? Ou bien était-ce la relation père-fils ? Je trouvais cela amusant. C’était tout aussi étrange pour lui de savoir que j’étais son fils, que pour moi d’apprendre qu’il était mon père. Aucun d’entre nous ne semblait prêt à assumer cette charge émotionnelle.

Quelque chose s’illumina dans le coin de mon champ visuel.

— Qu’est-ce que c’était ? coupa Fuchs.

— Quoi ?

— Cette lumière.

Je parcourus le tableau de bord, regardai par le hublot d’observation du pont. Tout semblait fonctionner correctement.

— Quelle lumière ?

— À l’horizon, dit-il, d’une voix hésitante et incertaine. À l’est.

En essayant de me rappeler où était l’est, je regardai par le hublot avant. Loin à l’horizon, il y avait une lueur éclairant les nuages gris jaunâtre. Elle s’allumait par intermittence.

— Le lever du soleil ? tentai-je.

— Trop tôt, dit Fuchs. D’ailleurs, le soleil se lève à l’ouest.

C’est vrai, me dis-je. Alors quelle était cette lueur à l’est ?

— Attends, dit Fuchs. Nous recevons un message du Truax.

Que pouvait envoyer le Truax ? Je me le demandais. Un avertissement, répondit l’autre côté de mon cerveau. Oui, mais un avertissement de quoi ? La réponse arriva au bout de quelques instants. La voix de Fuchs revint dans mes écouteurs.

— C’est une autre éruption volcanique.

— Une autre éruption ?

— Pas d’inquiétude. Elle se trouve à quatre cents kilomètres d’ici. J’avalai péniblement ma salive et tentai de ne pas penser à Greenbaum.

Mais j’imaginais bien son expression d’allégresse. Ça pourrait bien n’être que la seconde éruption volcanique depuis un demi-milliard d’années. Et il aurait toutes ces données grâce à nous ! À moins que nous ne soyons tués avant.