EN ROUTE

Nous plongions de plus en plus bas tout en dérivant lentement vers le côté sombre de la planète. Fuchs avait calculé cette trajectoire descendante qui devait nous amener au-dessus de la région montagneuse de l’est d’Aphrodite Terra, où, selon toute probabilité, se trouvait le Phosphoros. J’espérais que le vaisseau d’Alex serait assez bas pour qu’on puisse le repérer malgré les brillants échos radar des pentes supérieures de la montagne.

J’avais besoin d’une bonne douche après mon quart aux pompes mais n’en avais pas le temps. Je me contentai donc de passer une combinaison propre et de balancer ma pile de vêtements malodorants dans la lingerie automatique, puis me hâtai vers le pont.

Fuchs fronça les sourcils quand je pris les commandes de la console de communication, mais ne dit rien. Je ne pouvais pas m’empêcher de le regarder. À sa place, ayant vécu ce qu’il avait vécu, comment me sentirais-je avec le fils de Martin Humphries à mon bord ? Pourquoi ne me laissait-il pas tout simplement mourir ? Que se passait-il dans son esprit plein de colère et d’amertume ?

Vers la fin du quart, nous eûmes un appel du centre d’échange de chaleur. Je mis l’écouteur à mon oreille et ouvris le programme de traduction.

— Capitaine, il va falloir fermer immédiatement l’unité centrale pour la maintenance, disait le technicien.

Le timbre dénué de toute émotion du traducteur annulait la tonalité du message, mais j’entendais dans le fond le dialecte guttural et grondant du technicien.

Je fis pivoter légèrement ma chaise pour observer le visage de Fuchs qui se reflétait dans l’un de mes écrans. Il avait l’air soucieux.

— C’est nécessaire, mon capitaine, si on veut éviter une panne de l’échangeur de chaleur principal, poursuivit le technicien.

— Je vois. Allez-y, dit Fuchs.

— Faut-il prévenir l’équipage que…

— Faites votre travail, interrompit Fuchs. Je m’occupe de l’équipage.

— Bien, monsieur.

Fuchs s’adressa à moi :

— Humphries, mettez-moi sur l’intercom.

— Oui, monsieur, dis-je avec une netteté de ton que je n’éprouvais pas vraiment.

— Ici le capitaine, énonça-t-il. Nous allons avoir un peu plus chaud durant quelques heures, pendant qu’on débranche l’une des sections de l’échangeur de chaleur principal pour l’entretien.

Il prit un instant de réflexion, puis conclut :

— Ce sera tout.

— Passez-moi le Dr Duchamp à l’écran, Humphries, m’ordonna-t-il tandis que j’éteignais l’intercom.

Pas de réponse dans ses quartiers. Elle était dans le local à pharmacie.

— Vous avez entendu mon avertissement sur la chaleur ? demanda Fuchs à son image sur son écran principal.

— Oui, capitaine, je suis à la pharmacie, en train de me préparer en cas de problèmes d’hyperthermie.

— Bien, dit-il. Ne laissez personne arrêter le travail, à moins que quelqu’un ne tombe dans les pommes à cause de la chaleur. C’est bien compris ?

Les lèvres de Marguerite s’incurvèrent légèrement.

— Vous ne voulez pas me voir… quelle est l’expression ? les dorloter ?

Fuchs grogna.

— Vous ne voulez pas que je dorlote l’équipage, termina Marguerite.

— C’est ça. Pas de maternage.

— Bien, capitaine.

Était-ce de l’imagination ? Il me sembla qu’il faisait plus chaud sur le pont presque immédiatement. À moins que ce ne soit mon anémie ? Non, la fièvre n’avait jamais été un symptôme jusqu’ici. C’était la température qui grimpait ici. Et vite.

Nous étions descendus jusqu’à une dizaine de kilomètres du « niveau de la mer », l’altitude arbitraire que les scientifiques avaient retenue pour mesurer les hauteurs des reliefs de Vénus et les profondeurs de ses cratères. La région d’Aphrodite Terra s’élevait à un peu plus de trois kilomètres au-dessus des plaines environnantes, ce qui nous laissait beaucoup de marge en altitude. Aphrodite Terra était grande comme l’Afrique, et, d’après nos cartes radar, la majeure partie en était assez accidentée. Y retrouver l’épave d’un vaisseau perdu n’allait pas être facile.

Je prenais conscience pour la première fois de ce que nous représentions : une minuscule graine métallique flottant dans l’atmosphère dense et sombre de Vénus ; un objet minuscule venu d’un monde très lointain, qui transportait des créatures fragiles dépendant de l’eau liquide pour vivre, et qui dérivait lentement dans une soupe trois fois plus chaude que la température d’ébullition de l’eau. Et nous faisions notre route à tâtons dans ce paysage étrange et désolé d’un autre monde, cherchant les restes d’autres représentants de notre espèce qui avaient péri dans ce lieu âpre et inhospitalier.

C’était de la folie pure et simple. Qui d’autre qu’un fou pouvait tenter une chose pareille. Qui d’autre qu’un cinglé comme Fuchs pouvait regarder ce paysage desséché, où les rochers étaient tellement chauds qu’ils faisaient fondre l’aluminium, et y trouver une sorte de terrible beauté. J’aurais dû être chez moi, dans ma maison au bord de la mer, d’où je pouvais sortir dans les collines environnantes et respirer l’air frais et vivifiant, libre et en sécurité.

Au lieu de quoi, j’étais enfermé dans des entrailles de métal avec un tyran que quelqu’un de sensé aurait jugé aussi dément que Néron ou Hitler, qui se comparait lui-même à l’incarnation de Satan, qui défiait aussi bien l’homme que la nature, et se disait qu’il valait mieux être le chef ici, dans cet enfer, que de servir un maître quelconque sur Terre ou dans la Ceinture.

Et moi, j’étais aussi dingue, sans l’ombre d’un doute. Car enfin, à ma propre façon, j’avais fait des pieds et des mains pour y être aussi et, je hochai la tête en en prenant conscience, j’étais exactement aussi décidé à tenir mon rôle dans ce jeu jusqu’à la dernière extrémité.

Cette extrémité, ce serait la mort, je ne l’ignorais pas. La mienne ou celle de Fuchs. Pour la première fois de ma vie, je résolus que ce ne serait pas moi qui y passerais. Je ne serais pas le passif petit Runt. Je ne laisserais plus les autres conduire ma vie, ni mon père, ni mes fragilités, pas même ma maladie. J’allais survivre, quoi que je dusse faire. Je m’en fis le serment.

C’était facile de se le jurer dans sa tête. L’accomplir dans la réalité était tout autre chose.

Mais j’étais déterminé, pour une fois, à y parvenir, à faire quelque chose de moi, à être à la hauteur de l’amour et de la confiance qu’Alex m’avait témoignés.

Tout à coup la lumière jaune d’annonce des messages se mit à clignoter frénétiquement en bas de l’écran. Je pressai une touche et les mots « MESSAGE EN PROVENANCE DU TRUAX » s’affichèrent.

En pivotant sur ma chaise, j’appelai : « Capitaine, nous avons…»

— J’ai vu, dit-il. Passez-le-moi sur mon écran mais n’accusez pas réception. Compris ?

— Compris, monsieur.

Une technicienne du Truax apparut à l’écran ; elle avait l’air absorbée et intriguée.

— Truax à Lucifer. Nos capteurs ont détecté une perturbation sismique dans la région d’Aphrodite. Cela pourrait être une éruption volcanique. Accusez réception, s’il vous plaît.

Une éruption ? Je pensai immédiatement aux professeurs Greenbaum et Mickey, et à leur théorie sur le renversement de la surface de Vénus.

La technicienne fut remplacée par une image radar de la partie ouest d’Aphrodite. Un point rouge clignotant indiquait le site de la perturbation.

— C’est à près de mille kilomètres de notre position, grommela Fuchs. Pas de problème.

— Mais ça pourrait… commençai-je.

— Maintenez le cap et la vitesse, dit Fuchs, en ignorant mon intervention.

Et il ferma l’image.

— Dois-je dire au Truax que nous avons reçu son message, monsieur ? demandai-je.

— Non. Pas de contact.

— Monsieur, repris-je, cette éruption pourrait être le début d’un soulèvement tectonique majeur.

Il me regarda de travers.

— Alors on ferait mieux de trouver le Phosphoros sacrément vite, pas vrai ?