MEURTRE

Sanja et moi conduisîmes un trio d’apprentis mutins nettement refroidis vers les quartiers de l’équipage. Aucun d’entre eux ne prononça un mot tandis qu’ils titubaient dans le couloir. Ceux qui n’étaient pas de quart observèrent silencieusement Bahadur et les deux autres s’écrouler sur leurs couchettes. Personne ne dit rien ; ce n’était pas nécessaire. Ils savaient tous ce que Bahadur préparait, pensai-je. Ils étaient tous contents de rester en arrière et de laisser faire.

Je ne pouvais pas demeurer dans ces quartiers, plus maintenant. Je m’assurai que les trois mutins reposaient sur leurs couchettes respectives, courbaturés par la correction qu’ils venaient de recevoir, puis je me dirigeai vers le compartiment de Fuchs.

Marguerite lui appliquait un bandage sur le biceps gauche.

— Entrez, Humphries, lança-t-il depuis le fauteuil où il était assis, la manche retroussée jusqu’à l’épaule.

— Vous êtes blessé, m’étonnai-je.

— Bahadur m’a entaillé avec sa première attaque, répondit-il d’un ton serein. Ma veste n’a pas suffi à me protéger.

De son bras libre, il désigna une veste tissée jetée sur l’un des autres fauteuils. Je la pris et touchai le tissu : dense, léger, mais suffisant pour arrêter un couteau de cuisine.

— Vous n’y êtes pas allé sans préparation, hein ?

— Seul un fou l’aurait fait, répliqua-t-il.

Marguerite termina le bandage et puis recula.

— Vous auriez pu vous faire tuer, dit-elle.

Mais Fuchs secoua la tête.

— Parfois le capitaine doit provoquer le combat. Laissez l’équipage mijoter dans son mécontentement et ses peurs et il pourrait bien vous préparer quelque chose que vous ne pourriez plus contenir. J’ai vu tout ça couver depuis que nous avons été soufflés par la vague subsolaire.

— Vous saviez que ça arriverait ? demanda-t-elle.

— Quelque chose dans le genre, en tout cas.

— Et vous m’avez utilisé pour la mise en scène, dis-je.

— Vous avez joué votre rôle.

— Ils auraient pu me tuer !

Il secoua la tête.

— Pas tant qu’ils ne m’avaient pas eu. Vous étiez en sécurité tant que j’étais vivant.

— C’est votre opinion, dis-je.

Il afficha un sourire rassurant.

— C’est ainsi que cela s’est passé.

Avant que je puisse répondre, Marguerite changea de sujet :

— Van va avoir besoin d’une nouvelle transfusion.

— Déjà ? demanda-t-il en levant les sourcils.

— Déjà, dit-elle.

— Dommage que nous ayons nettoyé le sang de ma blessure, marmonna-t-il.

— Je m’en inquiète, ajouta-t-elle. Si Van a besoin d’une transfusion tous les quelques jours…

— Nous ne resterons ici que quelques jours de plus, l’interrompit-il, soit nous trouvons l’épave, soit nous plions bagage et nous rentrons.

— Néanmoins…

Il la fit taire d’un geste de la main.

— Je supporterai un litre ou deux de plus.

— Non, vous ne pouvez pas…

— Ne me dites pas ce que je peux ou ne peux pas faire, dit-il, la voix basse, menaçante.

— Si nous pouvions appeler la Terre, reprit-elle, et fouiller dans le dossier médical de Van, peut-être que…

— Non.

— Mais c’est pour votre propre bien, dit-elle, le suppliant presque.

Il se retourna vers elle.

— Je pourrais peut-être synthétiser l’enzyme que Van trouve dans votre sang. Ainsi vous n’auriez plus besoin de fournir ces transfusions.

— J’ai dit non.

— Pourquoi pas ?

— Il n’y aura aucune communication entre ce vaisseau et la Terre jusqu’à ce que nous ayons récupéré les restes d’Alex Humphries, affirma-t-il d’un ton inflexible. Je ne donnerai à Martin Humphries aucune occasion de se dédire sur la prime de cette mission.

— Même si cela tue Van ?

Il me jeta un coup d’œil, puis se tourna à nouveau vers Marguerite.

— J’encaisserai la perte d’un litre ou deux de plus pendant les quelques prochains jours.

Je m’interposai :

— Mon dossier médical complet est dans les archives de l’ordinateur du Truax. On pourrait y obtenir une description détaillée de l’enzyme.

Fuchs commença par secouer la tête, puis hésita.

— Le Truax, hein ?

— En orbite autour de cette planète, précisai-je. Loin de la Terre.

Il étudia cette possibilité tout en rajustant sa manche et en fermant l’attache de velcro autour de son poignet.

— D’accord, finit-il par conclure. Accédez aux données médicales sur le Truax. Mais c’est tout. Vous ne parlez à personne ! Pas un mot, compris ?

— Oui, j’ai compris, répondit Marguerite, merci.

Ensuite elle se tourna vers moi et je mis quelques instants à comprendre ce qu’elle attendait de moi.

— Merci, capitaine, marmonnai-je.

Il balaya mon intervention de la main.

— Cela n’empêche pas que vous ayez besoin d’une transfusion maintenant, non ?

— En attendant que je réussisse à synthétiser l’enzyme, dit Marguerite.

— En supposant que vous le puissiez, fit-il remarquer. Le Lucifer n’est pas équipé d’un laboratoire biomédical, vous savez.

— Je ferai mon possible.

— Entendu, conclut-il en se relevant. Allons à l’infirmerie et débarrassons-nous de cette satanée transfusion.

 

Marguerite me fit m’allonger sur la table et assit Fuchs sur un fauteuil qu’elle fit entrer de force dans l’espace confiné de l’infirmerie. Il semblait parfaitement décontracté, mâchant une pleine bouchée de ses pilules. Je ne pouvais pas supporter de voir l’aiguille s’enfoncer dans mon bras ou celui de Fuchs ; je dus fermer les yeux.

Allongé là, je repensai à mon autre problème.

— Je ne peux plus retourner dans les quartiers de l’équipage, dis-je.

— Pourquoi ? demanda calmement Fuchs.

J’ouvris les yeux et vis cet horrible tube planté dans son bras plein de sang rouge brillant. Réprimant un frisson, je me concentrai sur Marguerite, debout devant nous, une expression inquiète sur son beau visage.

— Après ce qui s’est passé avec Bahadur et les deux autres, commençai-je à expliquer.

— Vous n’avez rien à craindre.

— Je n’ai pas peur, répondis-je.

Et c’était vrai. Cela me surprit moi-même, mais je n’avais réellement pas peur d’eux.

— Alors quoi ? demanda Fuchs.

— Je ne peux tout simplement pas dormir dans la même pièce que des gens qui ont eu l’intention de me tuer.

— Oh, dit-il avec condescendance, vous ne vous sentez pas bien avec des brutes pour colocataires.

— Ce n’est pas drôle, lui reprocha Marguerite.

— Je ne plaisante pas. Dites-moi, Humphries, où pensez-vous au juste poser votre couchette, sinon dans les quartiers de l’équipage ?

Je n’avais pas encore eu le temps d’y réfléchir.

— Il n’y a pas d’autre endroit à bord, continua-t-il, à moins que vous ne souhaitiez dormir dans un coin du pont.

— N’importe où…

— Et alors vous dormiriez seul, développa-t-il. Sans protection. Au moins dans les quartiers de l’équipage, il reste quelques âmes loyales : Sanja ou Amarjagal, par exemple. Personne n’essaiera de vous ouvrir la gorge tant que l’un d’eux est dans les parages et risque d’en être témoin.

— Comment pourrais-je dormir sachant que les occupants des autres couchettes ne rêvent que de m’égorger ?

Fuchs rit.

— Ne vous inquiétez pas, vous ne risquez rien, ils ont déchargé leur haine.

— Je ne peux pas dormir là-bas.

Sa voix se fit plus sévère.

— Vous n’êtes pas sur un vaisseau de croisière, Humphries. Vous suivrez mes ordres, comme tous les autres. Vous retournez à votre couchette. Endurcissez-vous ! Au moins vous pouvez prétendre ne pas avoir peur d’eux.

— Mais, vous ne comprenez pas…

Fuchs éclata d’un rire amer.

— Non, vous, vous ne comprenez pas. Vous retournez dans les quartiers de l’équipage. Point, à la ligne.

Il tient ma vie dans ses mains, me dis-je. Il n’y a rien que je puisse faire. Ainsi, je me tus, et je fermai les yeux quand Marguerite enleva le tube de transfusion de mon bras.

— Laissez mon sang circuler quelques minutes dans votre corps, dit Fuchs d’un air facétieux. Ça devrait vous donner suffisamment de courage pour ramper jusqu’à votre couchette et dormir.

J’étais furieux contre lui. Mais je ne dis rien.

Pas même quand il passa son bras de bûcheron autour des épaules de Marguerite tandis qu’ils quittaient ensemble l’infirmerie pour retourner dans leurs quartiers.

 

Personne ne m’adressa la parole quand je retournai parmi l’équipage. Ils évitaient même de regarder dans ma direction. Même Sanja, qui était de repos quand j’arrivai là-bas.

Amarjagal, le second, devait être sur le pont. Fuchs était dans ses quartiers. Avec Marguerite, j’en étais sûr. Je tentai de chasser cette image de mon esprit.

Malgré tout, je m’endormis. Peut-être que Marguerite m’avait injecté un sédatif ou un tranquillisant dans les veines en profitant de la transfusion. Je dormis profondément, sans rêves. Quand je me réveillai, je me sentis tout ragaillardi.

Je sautai hors de mon lit et me dirigeai pieds nus vers la salle de bains. Deux hommes étaient en train de se laver. Quand ils me virent entrer, ils se rincèrent rapidement et partirent.

Un paria. Ils m’avaient rejeté. Très bien, pensai-je en haussant les épaules. Au moins cela m’offre l’usage exclusif des douches et des toilettes.

J’enroulais toujours une serviette autour de ma taille quand je retournais vers ma couchette en sortant de la salle de bains. La plupart des autres n’étaient pas aussi pudiques. Même les femmes ne semblaient pas se préoccuper de leur nudité, bien qu’aucune n’éveillât en moi le moindre intérêt, je dois l’avouer. Ce n’était pas du racisme ; certaines des plus excitantes, des plus sensuelles des femmes que j’avais connues étaient asiatiques. Mais les femmes à bord du Lucifer étaient rébarbatives, obèses ou au contraire squelettiques, à tel point qu’on pouvait compter leurs côtes à l’autre bout de la pièce. Pas du tout mon type.

Quoi qu’il en soit, en revenant dans le compartiment, ma serviette nouée autour de la taille, je vis que plusieurs membres de l’équipage étaient agglutinés autour d’une couchette. Ils ne semblaient pas faire quoi que ce soit, ils étaient juste là, me tournant le dos.

Je n’y prêtai pas grande attention et me dissimulai en fermant l’écran de papier pour enfiler une combinaison propre. C’était la dernière qui restait dans le tiroir sous ma banquette. Je devrais donc penser à en chercher une autre à l’intendance ou découvrir si le vaisseau disposait d’un lave-linge.

L’attroupement n’avait pas bougé de la position qu’il occupait quelques minutes plus tôt, ils me tournaient toujours le dos. Je reconnus la grande silhouette au crâne rasé de Bahadur.

J’étais curieux de savoir ce qu’ils faisaient mais ils ne voulaient visiblement rien avoir à faire avec moi. Il me semblait qu’ils étaient rassemblés autour de la couchette de Sanja, ou ce que je croyais être sa couchette.

Que se passe-t-il ? me demandai-je. Mais je décidai que cela ne ferait que m’attirer des ennuis d’aller leur demander.

Je n’en eus pas besoin. Ils se dispersèrent, chacun semblant partir dans une direction différente. Bahadur se rendit lentement vers l’intercom fixé sur la cloison près du sas, secouant la tête et bougonnant dans sa barbe.

Je pouvais voir la couchette de Sanja, maintenant. L’écran privatif était ouvert. Il était couché sur le dos, les yeux vides dirigés vers le haut. On lui avait tranché la gorge.

Je vomis.