SÉLÈNE-CITY

« Ça aurait dû être toi, Runt ! gronda-t-il. C’est toi qui aurais dû mourir et non pas Alex. »

Je me réveillai en sursaut, assis dans la pénombre de la chambre d’hôtel, les deux poings crispés sur le drap presque à le déchirer. J’étais trempé d’une sueur glacée et je tremblais de la tête aux pieds.

Le rêve était tellement vrai, tellement près de la réalité. Je refermai les yeux et le visage furieux de mon père m’apparut à nouveau, brûlant d’une sorte de colère divine.

La fête au Hell Crater. L’annonce de son offre pour Vénus. Sa décision de me couper définitivement les vivres. C’était trop pour moi. Pendant mon retour à l’hôtel de Sélène-City, j’étais sur le point de m’effondrer, la moquette swinguant dans les couloirs, les jambes en coton malgré la faible gravité lunaire. J’arrivai jusqu’à ma chambre, me précipitai aux toilettes et tentai de maîtriser ma seringue hypodermique. Je réussis à m’injecter la dose maxi de mon enzyme et titubai jusqu’à mon lit où je m’endormis instantanément.

Ce n’était pas un rêve. Pas vraiment. Je revivais cette terrible journée où on nous avait appris la mort d’Alex. Un vrai cauchemar. Je revivais chaque instant de cet horrible jour.

Quand on sut qu’il n’y avait plus d’espoir, mon père avait éteint la console, le visage déformé par la colère.

« Il est mort », avait-il dit d’une voix caverneuse, me fixant de ses yeux gris acier. « Alex est mort et tu es vivant. Tu as commencé par tuer ta mère, et maintenant tu es toujours là, alors qu’Alex est mort. »

J’étais tétanisé tandis qu’il me fixait de son regard furieux, glacial.

« Ça aurait dû être toi, Runt ! » me lança-t-il de plus en plus furieux, le visage rouge. « Tu es nul ! Tout le monde se fout de toi. Mais il faut que ce soit toi qui restes, qui respires, là, alors qu’Alex est mort. C’est toi qui aurais dû mourir, pas Alex ! »

C’est alors que je quittai la maison familiale dans le Connecticut pour m’installer à Majorque, aussi loin que possible de mon père. Mais il fit encore mieux en partant pour Sélène-City.

Et je me retrouvais maintenant assis dans un lit d’hôtel, tremblant, en sueur au milieu de la nuit, seul, totalement seul.

Je me levai et me dirigeai pieds nus vers les toilettes, en titubant misérablement. La lumière s’alluma automatiquement, je saisis tant bien que mal ma seringue et m’injectai dans le bras une dose prête à l’emploi. Le petit sifflement de la drogue passant dans mon sang à travers l’aiguille me rassurait toujours. Mais pas cette nuit-là. Rien n’aurait pu me calmer.

J’étais né avec une forme rare d’anémie pernicieuse, une pathologie de naissance due à la consommation de drogue de ma mère. Pathologie mortelle sans l’aide d’injection d’un cocktail d’enzymes contenant de la vitamine B12 et une hormone de croissance qui favorisait la régénération des globules rouges. Sans ce traitement je me serais progressivement affaibli jusqu’à en mourir. Avec lui je pouvais vivre une vie parfaitement normale, à part la nécessité d’injections bi-quotidiennes.

Bien sûr les nanomachines pouvaient théoriquement traiter n’importe quelle pathologie. Et en réalité, aucun des meilleurs laboratoires de Sélène-City – la capitale de la recherche en nanotechnologie – n’avait réussi à programmer un nanobug capable de générer plusieurs millions de globules rouges en quelques heures.

Je me remis au lit dans les draps humides de sueur et attendis que la drogue agisse. N’ayant rien de mieux à faire, je commandai les informations vidéo. L’écran mural s’alluma instantanément sur une scène de désolation : un ouragan terrifiant avait serpenté à travers l’océan Atlantique et s’était abattu sur les îles Britanniques. Même le barrage de la Tamise, un barrage de haute technologie, avait été balayé, et des pans entiers de Londres étaient engloutis, en particulier l’abbaye de Westminster et le palais du Parlement.

Je me renversai sur mes oreillers et observai, stupéfait, des milliers de Londoniens fuyant dans les rues sous la pluie glaciale pour tenter d’échapper à l’inondation. « Le plus effroyable cataclysme qui ait frappé Londres depuis les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, plus d’un siècle auparavant », commenta le speaker d’une voix sinistre.

— Chaîne suivante, commandai-je.

Je n’avais pas la moindre envie de voir des catastrophes. Mais la plupart des autres chaînes étaient focalisées sur l’agonie de Londres. J’aurais même pu visionner tout ça en relief si j’avais sélectionné la chaîne holographique. Il y avait des flottilles entières d’embarcations ballottées sur le Strand et Fleet Street, sauvant de la noyade des hommes, des femmes et des enfants, et même des animaux domestiques. On pouvait voir des ouvriers luttant pour sauver Buckingham Palace du désastre.

Je réussis enfin à trouver une chaîne qui ne montrait pas l’inondation. C’était un panel d’experts autoproclamés discutant de l’influence du réchauffement climatique sur les cataclysmes météorologiques. L’un d’eux arborait le brassard du Parti Vert International, un autre était un ami de mon père, un avocat d’affaires à la langue bien pendue, et qui méprisait visiblement les Verts. Le reste se composait des scientifiques de différentes obédiences, tous en désaccord les uns avec les autres.

Je regardais d’un œil vitreux, espérant que leurs débats lénifiants me berceraient et m’endormiraient. Pendant qu’ils discouraient, l’écran affichait des cartes animées montrant comment les banquises du Groenland et de l’Antarctique étaient en train de fondre, et jusqu’où le niveau des océans devait s’élever. La moitié du Midwest américain risquait d’être transformée en une gigantesque mer intérieure. Le Gulf Stream allait se désintégrer, disaient-ils, faisant de la Grande-Bretagne et de l’Europe une extension de la Sibérie.

Exactement le genre de banalités propres à m’endormir. Je m’apprêtais à éteindre l’écran mural quand un signal de message se mit à clignoter. Qui pouvait bien m’appeler ainsi en pleine nuit ?

— Message, commandai-je.

L’écran tout entier vira au blanc-gris. Pendant un moment je crus qu’il s’agissait d’une panne vidéo.

Puis une voix synthétique se fit entendre :

— Monsieur Humphries, je vous prie de m’excuser de ne pas montrer mon visage. Savoir qui je suis serait trop dangereux pour vous.

— Dangereux ? demandai-je. Pourquoi ?

La voix ignora ma question, et je réalisai que c’était un message préenregistré.

— Nous savons que vous êtes au courant de la rumeur de sabotage sur le vaisseau de votre frère. Nous pensons que votre père était responsable de sa mort. Votre frère a été assassiné, et votre père en est l’assassin.

L’écran s’éteignit. J’étais abasourdi, sonné, les yeux écarquillés dans la pénombre de la chambre d’hôtel. Mon père, le meurtrier d’Alex ? Mon père responsable de sa mort ? C’était une terrible accusation, et proférée par quelqu’un d’assez lâche pour cacher son visage.

Mais j’y croyais. C’était ce qui me troublait le plus. J’y croyais.

J’y croyais parce que je me rappelai la nuit précédant le départ d’Alex pour son expédition fatale vers Vénus. La nuit où il me révéla la vraie raison de cette expédition.

Alex avait dit à tout le monde qu’il allait sur Vénus pour étudier l’effet de serre sur cette planète. C’était la vérité. Mais il avait aussi un objectif caché. Il me l’avait expliqué cette nuit-là. Une motivation politique sous-tendait sa mission scientifique. Je me rappelais Alex assis dans la confortable bibliothèque de la maison paternelle du Connecticut, et me communiquant ses plans à voix basse.

La Terre commençait à ressentir les conséquences de l’effet de serre, me disait Alex. Glaciers et banquises étaient en train de fondre. Le niveau des océans augmentait. Un changement climatique majeur était en cours.

Le Parti Vert International proclamait que des mesures radicales devaient être prises avant que tout le Midwest américain ne redevienne une mer intérieure et que le permafrost canadien ne fonde, libérant dans l’atmosphère des mégatonnes de méthane gelé, en accentuant encore l’effet de serre.

— Tu en fais partie ? murmurai-je. T’es un Vert ?

Il se mit à rire doucement.

— Toi aussi tu devrais en faire partie, petit frère, si tu faisais un peu attention au monde qui nous entoure.

Je me souviens que j’avais secoué la tête avant d’ajouter :

— Père te tuerait s’il savait ça.

— Il le sait, avait dit Alex.

Il voulait démontrer grâce à sa mission, de manière irréfutable, ce qu’un effet de serre peut provoquer sur une planète : la transformer en une sphère de rocs désertiques enrobés de gaz empoisonnés, sans une goutte d’eau ni un brin d’herbe. Ç’aurait été une formidable image brandie devant l’opinion internationale : Voilà ce que la Terre va devenir si on n’agit pas contre l’effet de serre.

Les Verts avaient des opposants politiques très puissants. Les hommes tels que mon père n’avaient pas l’intention de laisser leur Parti prendre le contrôle des organisations qui géraient les problèmes de protection de l’environnement. Les Verts voulaient tripler les impôts sur les multinationales, interdire toute recherche de pétrole fossile, diminuer la population des grandes villes, redistribuer les richesses aux plus pauvres.

Ainsi, l’expédition d’Alex était en réalité une mission de soutien aux Verts, susceptible de leur donner un statut indiscutable pour lutter contre le pouvoir politique de l’establishment, contre notre propre père.

« Père te tuerait s’il le savait », avais-je dit.

Et Alex avait répondu tristement : « Il le sait. »

Ma crainte de la réaction de mon père n’était qu’une métaphore, un bavardage d’enfant. À présent je me demandais si Alex l’avait pris comme ça.

 

Je ne pouvais ni m’endormir ni m’en aller. J’arpentais ma suite en longues enjambées comme m’y obligeait la faible gravité lunaire, tour à tour en colère, terrifié, désespéré.

Comme toutes les communautés lunaires, Sélène-City est souterraine, creusée dans l’anneau montagneux du cratère géant Alphonsus. Aussi ne voit-on pas de crépuscule tomber à travers les fenêtres, ni de lever de soleil annoncer une nouvelle journée. L’éclairage artificiel s’allume d’un seul coup dans les couloirs et les espaces publics, et c’est tout. Dans ma suite, l’éclairage s’alluma automatiquement, déclenché par ma chaleur corporelle.

Après plusieurs heures j’avais finalement réalisé ce que je voulais. Ce que j’avais à faire. Je commandai par ordinateur une communication avec mon père.

Cela prit plusieurs minutes. Sans doute sa fête répugnante devait-elle encore battre son plein. Cependant son visage apparut sur l’écran mural de ma chambre.

Il avait l’air fatigué, mais relax, me souriant paresseusement. Je réalisai qu’il était au lit, étendu sur une pile d’oreillers de soie brillante. Il n’était d’ailleurs pas seul. Je pouvais entendre des rires étouffés venant de dessous les draps.

— Tu t’es levé tôt, dit-il sur un ton de plaisanterie.

— Toi aussi, répliquai-je.

Il pouffa.

— Ne sois pas aussi sévère, Runt. Je t’ai proposé ces demoiselles, tu t’en souviens ? Ç’aurait été une honte de perdre d’aussi beaux talents.

— Je vais concourir pour ton prix, dis-je.

Il ouvrit des yeux ronds.

— Quoi ?

— Je vais aller sur Vénus. Je retrouverai le corps d’Alex.

— Toi ?

Il éclata de rire.

— C’était mon frère. Je l’aimais.

— Il a fallu que je te force la main pour te faire déplacer ici sur la lune, et maintenant tu crois que tu vas aller sur Vénus ?

Il avait l’air de trouver ça très drôle.

— Tu penses que je n’en suis pas capable ?

— Je sais que tu n’en es pas capable, Runt. Tu n’essaieras même pas, malgré ton brave petit discours.

— Je te le prouverai ! lançai-je. Je gagnerai ton satané prix !

Il répondit en ricanant :

— Bien sûr que tu vas le gagner, quand les poules auront des dents.

— Tu m’as forcé à relever le défi, insistai-je. Ce prix de dix milliards de dollars est une excellente motivation pour quelqu’un dont les revenus vont disparaître le mois prochain.

Son rictus s’évanouit, et il eut l’air pensif.

— Oui. Je suppose que oui, hein ?

— Je me lance, dis-je fermement.

— Et tu crois que tu vas gagner ma récompense, hein ?

— Ou mourir en essayant.

— Tu ne crois tout de même pas que tu seras le seul à essayer, non ?

— Quel autre esprit sain pourrait seulement y penser ?

Avec un rire méprisant, mon père répondit :

— Oh, je connais quelqu’un qui va essayer. Quelqu’un qui va sûrement essayer.

— Qui ?

— Lars Fuchs. Ce bouffon est en ce moment quelque part dans la Ceinture d’Astéroïdes, mais dès que la nouvelle va lui parvenir, il se précipitera vers Vénus sans hésiter.

— Fuchs ?

J’avais souvent entendu mon père parler de Lars Fuchs, et toujours avec haine. C’était un prospecteur de minerais d’astéroïdes, d’après le peu que je savais de lui. Il avait dirigé sa propre compagnie autrefois, et avait été concurrent de mon père, mais à présent c’était devenu un simple prospecteur indépendant, s’accrochant pour survivre dans la Ceinture d’Astéroïdes, un « gratte-cailloux », comme disait gentiment mon père.

— Fuchs. Il va falloir que tu te battes pour lui arracher le prix, Runt. Je ne pense pas que tu sois fait pour ce genre de bagarre.

J’aurais dû comprendre à cet instant précis qu’il me manipulait, qu’il me forçait à entrer dans son jeu. Mais pour être parfaitement honnête, tout ce que je voyais, c’était une vie de misère si je ne gagnais pas cet argent.

Bon, il y avait quand même une autre raison. Je revoyais encore le beau visage d’Alex, sa détermination, cette dernière nuit sur Terre. « Père te tuerait s’il savait. Il le sait », avait répondu Alex.