WASHINGTON D.C.

— C’est la chance de ma vie, grogna le Pr Greenbaum d’une voix grinçante, et je suis trop vieux pour en profiter.

Je n’avais encore jamais vu quelqu’un de vraiment vieux, en tout cas pas de si près, dans la même pièce. Sans doute les pauvres vieillissaient-ils, mais tous ceux qui pouvaient se payer un traitement aux télomérases une fois adultes, ou une thérapie de rajeunissement avant que ce traitement n’existe, prenaient de l’âge sans vieillir.

Mais Daniel Haskel Greenbaum était vieux. Il avait la peau ridée, pleine de taches. Il était voûté, et paraissait si frêle que j’avais peur de lui briser les os en lui serrant la main. En fait, sa poignée de main était assez ferme, même s’il avait les yeux cernés et la peau du visage creusée de sillons, comme un canyon marqué par des siècles d’érosion.

Et pourtant, il n’avait que dans les soixante-dix ans.

Mickey m’avait prévenu. Michèle Cochrane avait été l’une de ses étudiantes. Maintenant professeur elle-même, elle vénérait toujours Greenbaum. Elle disait que c’était le plus grand savant planétariste vivant du système solaire.

Si on pouvait appeler vivant quelqu’un d’asthmatique, arthritique, et perclus de douleurs. Pour d’obscures raisons, il avait toujours refusé les thérapies de rajeunissement. Sa religion, je suppose. Ou simple entêtement plutôt. Il était tout à fait du genre à croire que vieillir et mourir étaient inévitables et devaient le rester.

L’un des derniers à le penser, devrai-je ajouter.

« Il a le courage de ses convictions, m’avait fait remarquer Mickey des années auparavant. Il n’a pas peur de mourir.

— Moi j’ai peur de la mort à en mourir », avais-je plaisanté.

Mickey n’avait pas apprécié mon bon mot. Je savais bien sûr qu’elle avait suivi les traitements à la télomérase dès la fin de sa puberté. Comme tout le monde.

Greenbaum faisait autorité dans le monde entier au sujet de la planète Vénus, et Mickey m’avait poussé à rencontrer le vieux savant. J’avais accepté sans faire très attention. Et puis elle avait organisé une réunion à Washington, non seulement avec le grognon Pr Greenbaum, mais aussi avec un sévère bureaucrate noir de l’Agence Spatiale, nommé Franklin Abdullah.

Mon père avait aussitôt proclamé aux médias que son second fils allait essayer de retrouver les restes d’Alex à la surface de Vénus. Il avait assuré aux reporters, en parent fier de son rejeton, que si je revenais avec le corps d’Alex, je me verrais attribuer la récompense de dix milliards de dollars. Je devins instantanément une célébrité.

La renommée a ses avantages, je le savais, et je ne tardai pas à en découvrir quelques-uns. Tout ce que le système Terre-Lune portait de scientifiques, d’aventuriers, de personnages en quête de notoriété ou de types à moitié fous, se mit à me harceler pour revendiquer une place à mes côtés dans l’expédition vers Vénus. Il y eut même des fanatiques religieux affirmant que leur destin était d’aller sur Vénus, et que j’étais l’instrument choisi par Dieu pour les y conduire.

Bien entendu, j’avais volontiers invité une douzaine de mes meilleurs amis à faire le voyage avec moi. Artistes, écrivains, cinéastes, ils pouvaient apporter une contribution de valeur à l’histoire de l’expédition, et en plus, ils étaient de bonne compagnie : plutôt ça qu’une équipe de scientifiques ennuyeux ou de mystiques hallucinés.

C’est alors que Mickey m’avait appelé de son bureau californien et que j’avais accepté le rendez-vous avec elle et Greenbaum sans me poser trop de questions.

Sur l’insistance d’Abdullah, la réunion se tint au siège de l’Agence Spatiale, un immeuble vétuste et sans relief en banlieue de Washington, dans une petite salle de conférences aveugle, avec pour tout mobilier une vieille table de métal et quatre chaises dures incroyablement inconfortables. Les murs étaient décorés, si on peut dire, de photos fanées de fusées antédiluviennes : certaines devaient avoir été prises depuis plus d’un siècle.

Je n’avais encore jamais vu Mickey en chair et en os. Nous avions toujours communiqué par média électronique interposé, la première fois plusieurs années auparavant quand j’avais commencé à m’intéresser aux travaux d’Alex sur l’exploration des planètes. Il l’avait embauchée pour me monitorer. Je travaillais avec elle chaque semaine en session de réalité virtuelle, entre son bureau de CalTech, et ma maison familiale du Connecticut dans un premier temps, et ensuite depuis ma propriété de Majorque. Ensemble nous avions parcouru Mars, les lunes de Jupiter et de Saturne, la Ceinture d’Astéroïdes, et même Vénus.

La voir en chair et en os me fit un choc. Dans nos sessions vidéo, elle paraissait plus jeune et plus mince. Assise là de l’autre côté de la table, c’était une petite boulotte aux cheveux bruns raides coupés court au-dessus des oreilles. Les traitements à la télomérase pouvaient vous conserver jeune, mais ils ne pouvaient pas effacer des années de travail sédentaire à l’université à manger du fast-food sans faire d’exercice. Mickey portait un pull et un jean noirs trop grands, mais son petit visage rond était si éclatant de bonne humeur et d’enthousiasme, qu’on en oubliait facilement son aspect physique.

Franklin Abdullah était tout le contraire. Il se tenait de l’autre côté de la table dans un costume trois-pièces gris démodé, les bras croisés sur la poitrine, et arborait une expression désabusée comme si tout avait foiré dans sa vie. Loin du stéréotype du « bureaucrate sans visage », il affichait une attitude bien typée. Je ne savais pas pourquoi, mais il avait l’air furieux que je sois en train de préparer une expédition sur Vénus. Une attitude curieuse pour un représentant de l’Agence Spatiale.

— Puisque c’est vous qui nous avez convoqués, professeur Cochrane, dit Abdullah, dites-nous donc ce que vous avez en tête.

Sa voix rauque faisait penser au grondement d’un lion.

Mickey lui sourit en s’agitant un peu sur sa chaise comme si elle cherchait un brin de confort sur le coussin de plastique dur. Tapant des mains sur la table, elle me regarda avec une évidente appréhension.

— Van est en train de mettre sur pied une expédition vers Vénus, dit-elle, confirmant ce que chacun savait. Une expédition habitée.

Le professeur Greenbaum s’éclaircit bruyamment la voix, et Mickey se tut aussitôt.

— Nous sommes ici, monsieur Humphries, dit le vieil homme, pour vous convaincre d’emmener sur Vénus au moins un savant planétariste avec vous.

— Avec un jeu complet de capteurs et de systèmes d’analyse.

Je comprenais maintenant ce qu’elle avait en tête. J’aurais dû le prévoir, mais j’avais été trop occupé à superviser le design et la construction de mon vaisseau. Et à écarter tous les fadas qui voulaient un billet gratuit pour Vénus.

Du coup je ne me sentais pas très à l’aise.

— Euh… vous savez, ce n’est pas une expédition scientifique. Je vais sur Vénus pour…

— Pour gagner du fric, m’interrompit Greenbaum, d’un ton impatient, ça, nous le savons.

— Pour retrouver les restes de mon frère, dis-je sèchement.

Mickey se pencha sur la table.

— Mais quand même, Van, c’est l’occasion de réaliser un travail scientifique extraordinaire. Tu vas rester sous la couche nuageuse des jours et des jours ! Pense à toutes les observations qu’on pourrait faire !

— Mais mon vaisseau a été conçu exclusivement pour une mission de ramassage, expliquai-je. On retrouve le vaisseau naufragé de mon frère et on rapporte ses restes. C’est tout. On n’aura pas la place ni les équipements adéquats pour emmener un scientifique. L’équipage est calculé au plus juste.

C’était la stricte vérité, bien sûr. J’avais déjà invité mes quelques amis, artistes et écrivains, qui pourraient immortaliser l’expédition à leur retour. Les concepteurs et les ingénieurs avaient naturellement râlé contre cette idée d’emmener ce qu’ils considéraient comme du personnel inutile. J’étais déjà en conflit avec eux sur la taille de l’équipage. Je ne pouvais pas retourner les voir en leur disant d’ajouter quelqu’un à la liste, avec en plus l’équipement nécessaire à une activité scientifique.

— Mais Van, insista Mickey, faire tout ce chemin vers Vénus sans mener aucune étude scientifique…

Elle secoua la tête.

Je me tournai vers Abdullah, assis en tête de table, les bras toujours croisés.

— Je croyais que les explorations scientifiques du système solaire étaient de la responsabilité de l’Agence Spatiale.

Il opina d’un air sinistre.

— Étaient.

Abdullah se contentait de sa seule présence. Je trouvais ça un peu court. Alors j’enfonçai le clou :

— Mais pourquoi l’Agence n’envoie-t-elle pas une expédition sur Vénus ?

Abdullah déplia lentement les bras et les posa sur la table.

— Monsieur Humphries, vous habitez le Connecticut, non ?

— Plus maintenant, dis-je en me demandant ce que ça venait faire là.

— Il a neigé là-bas cet hiver ?

— Non, je ne crois pas. Ça fait plusieurs hivers qu’il n’a pas neigé.

— Bon. Vous avez vu les cerisiers ici à Washington ? Ils sont en fleur, en février !

— On est en février, c’est exact, approuva Greenbaum.

Un instant je me crus transporté dans l’univers d’Alice au pays des merveilles.

— Je ne comprends pas ce que…

— Je suis né à La Nouvelle-Orléans, monsieur Humphries, dit Abdullah, sa voix profonde résonnant comme un coup de tonnerre. Ou ce qu’il en reste après les inondations.

— Mais…

— L’effet de serre, monsieur Humphries, gronda-t-il, vous en avez entendu parler ?

— Évidemment, comme tout le monde.

— Les ressources limitées de l’Agence sont entièrement affectées aux études de l’environnement terrestre. Nous n’avons aucun financement, aucun projet pour quoi que ce soit d’autre, et rien pour Vénus évidemment.

— Mais les expéditions martiennes…

— Elles sont financées par des intérêts privés.

— Ah oui, bien sûr. Ça je le savais. Mais il ne m’était jamais venu à l’esprit que l’Agence Spatiale gouvernementale n’avait même pas les moyens de participer à l’exploration de Mars et des autres planètes.

— Toutes les études sur les autres corps du système solaire se font sur financement privé, confirma Greenbaum.

Mickey ajouta :

— Et même les travaux des astronomes sur le lointain espace sont financés par des intérêts privés.

— Des gens comme Trumball et Yamagata, dit Greenbaum.

— Ou des organisations comme les fondations Gates ou Spielberg, ajouta Mickey.

J’étais bien sûr au courant de l’implication des grandes compagnies dans l’industrie minière spatiale. La compétition pour le contrôle des matières premières dans la Ceinture d’Astéroïdes : mon père m’en avait souvent parlé, et avec passion.

— Votre père finance cette mission vers Vénus, dit Abdullah, et nous…

— C’est moi qui lève les fonds pour cette mission, le coupai-je, mon père ne paiera que si je reviens sain et sauf.

Abdullah ferma les yeux un moment comme pour bien intégrer ce que je venais de dire. Puis il se reprit :

— Peu importe qui paiera en fin de compte, nous faisons simplement appel à vous pour adjoindre une composante scientifique à cette aventure privée.

— Au service de l’humanité tout entière, dit Greenbaum, sa voix rocailleuse vibrant d’émotion.

— Pense à tout ce qu’on pourrait découvrir sous la masse nuageuse ! s’enthousiasma Mickey.

Leurs arguments m’étaient sympathiques, mais l’idée d’avoir à me battre avec les concepteurs et les ingénieurs me fit secouer la tête.

Greenbaum se méprit sur ma réaction.

— Laissez-moi vous expliquer quelque chose, jeune homme.

Je dus avoir un haussement de sourcils qui fit réagir Mickey. Elle essaya de retenir Greenbaum en accrochant la manche de sa veste, mais il se dégagea d’un geste impatient. Vigueur surprenante, pensai-je, pour un homme apparemment aussi affaibli.

— Est-ce que vous connaissez quelque chose au sujet des plaques tectoniques ? demanda-t-il de façon presque agressive.

— Certainement, dis-je. En fait, Mickey m’en a appris beaucoup sur ce point. La terre se compose d’énormes plaques, de la taille des continents, et elles flottent sur la roche dense et brûlante présente sous la croûte.

Greenbaum opina, apparemment satisfait de mon niveau de formation.

— Vénus a aussi des plaques tectoniques, ajoutai-je.

— Elle en avait, précisa Greenbaum. Il y a un milliard d’années.

— Et maintenant ?

— Les plaques de Vénus sont soudées, dit Mickey.

— Comme dans la faille de San Andréas ?

— Pire encore.

— Vénus est au bord du cataclysme, expliqua Greenbaum, en me fixant dans les yeux. Les plaques tectoniques sont soudées les unes aux autres depuis quelque chose comme cinq cents millions d’années. Tout autour de la planète. Et pendant tout ce temps, elle a constitué sa fournaise interne. Dans peu de temps cette fournaise va se déchaîner et faire exploser la surface.

— Dans peu de temps ? repris-je en sursautant.

— D’un point de vue géologique, dit Mickey.

— Ah !

— La surface de Vénus n’a pratiquement pas évolué depuis cinq cents millions d’années, continua Greenbaum. On le sait d’après l’observation des impacts météoriques. Sous la surface, le magma est bloqué. Il ne peut pas traverser la croûte, il ne peut pas s’échapper.

Mickey expliqua à son tour :

— Sur Terre, le magma s’évacue par les volcans, les geysers, ce genre de choses.

— L’eau joue le rôle de lubrifiant sur Terre, dit Greenbaum, en me fixant intensément comme pour s’assurer que je le comprenais bien. Sur Vénus, pas d’eau liquide ; trop chaud.

Opinant, je murmurai :

— Je vois.

— Depuis plus de cinq cents millions d’années, dit Greenbaum, le magma monte sous la surface. Il faudra bien qu’il sorte quelque part !

— Tôt ou tard, reprit Mickey, Vénus va exploser. Des volcans partout. La croûte va fondre et couler. Une nouvelle croûte va surgir d’en dessous.

— Ça sera extraordinaire ! s’exclama allègrement Greenbaum.

— Et ça pourrait se produire pendant que j’y serai ? demandai-je, soudain terrorisé à l’idée qu’ils pourraient bien avoir raison.

— Non, non, dit Mickey pour me rassurer. On parle en termes géologiques, pas à l’échelle humaine.

— Mais vous avez dit…

Greenbaum passa de l’allégresse au pessimisme.

— On n’aura pas cette chance de notre vivant. Les dieux n’auront pas cette bonté.

— Je n’appellerais pas ça une chance, fis-je. La surface tout entière en train de fondre et d’exploser en volcans…

Mickey dit :

— Ne t’en fais pas, Van, ça n’arrivera pas juste au moment où vous y serez.

— Alors pourquoi est-ce que ça vous préoccupe tant ? demandai-je.

Abdullah intervint de sa voix grave.

— Tous les scientifiques ne sont pas d’accord avec le Pr Greenbaum.

— La plupart des savants planétaristes sont en désaccord avec nous, reconnut Mickey.

— Pauvres tarés, marmonna Greenbaum.

J’étais complètement largué.

— Mais bon Dieu, si ce cataclysme ne peut pas arriver, pourquoi est-ce que ça vous excite tant ?

— Les mesures sismiques, dit Greenbaum, en me fixant à nouveau. Voilà ce qu’il nous faut.

Mickey observa :

— Tout dépend de l’épaisseur de la croûte.

J’avais l’impression de participer à une séance de devinettes, mais je la bouclai et continuai d’écouter.

— Si la croûte est mince, le cataclysme est probable. Si elle est épaisse, alors c’est nous qui avons tort et les autres raison.

— Mais vous pouvez mesurer l’épaisseur avec des robots capteurs, non ?

Mickey répliqua :

— On a récolté pas mal de mesures depuis des années, mais elles ne sont pas concluantes.

— Alors envoyez d’autres sondes, dis-je, c’est pas si compliqué !

Ils se tournèrent tous deux vers Abdullah. Il secoua la tête :

— L’agence n’a pas l’autorisation de dépenser un centime sur Vénus, ou sur quoi que ce soit d’autre sans rapport direct avec les problèmes environnementaux concernant la Terre.

— Mais les fonds privés ? formulai-je, ça ne doit pas coûter une fortune d’envoyer quelques sondes.

— On a essayé de collecter des fonds, dit Mickey, mais ce n’est pas si facile, surtout quand la plupart des spécialistes du sujet pensent que nous sommes dans l’erreur.

— Et voilà pourquoi votre mission est une vraie bénédiction, dit Greenbaum avec une ferveur de missionnaire, vous pouvez emporter des dizaines de capteurs sismiques sur Vénus, des centaines ! Et un scientifique pour s’en occuper. Plus un tas d’autres équipements.

— Mais il n’y aura pas assez de place sur mon vaisseau, insistai-je, essayant de plaider ma cause.

— C’est la chance de toute une vie, dit encore Greenbaum, je voudrais être plus jeune de trente ans.

— Je ne peux pas faire ça, m’obstinai-je.

— Écoute, Van, dit Mickey, c’est vraiment très important.

Je promenai mon regard du visage sévère de Greenbaum à celui d’Abdullah.

— Ce sera moi le scientifique, ajouta Mickey, c’est moi qui t’accompagnerai sur Vénus.

Elle avait l’air si passionnée, si pressante, comme si sa vie dépendait de sa participation à l’expédition sur Vénus.

Qu’est-ce que je pouvais lui dire ?

Je pris une profonde inspiration et répondit :

— Je vais en parler aux autres. On trouvera peut-être un moyen de t’emmener.

Mickey sauta sur sa chaise comme un gosse qui vient juste d’ouvrir le plus merveilleux cadeau de Noël de l’histoire du monde. Greenbaum eut l’air de s’évanouir, comme si les efforts déployés au cours de cette réunion avaient épuisé ses dernières forces. Mais son visage était fendu d’un large sourire édenté.

Même Abdullah souriait.