CONCILIABULES

J’avais l’impression d’être resté pendant des heures contre la porte, cramponné à Marguerite. Le vaisseau continuait à se cabrer sous la force de l’énorme vague qui nous faisait dériver vers l’autre côté de la planète.

Mais, bien que mon corps fût immobile, mes pensées couraient furieusement. Cette vague subsolaire était comme un mur mouvant qui nous poussait hors du côté éclairé de Vénus. Si les restes du Phosphoros et du corps d’Alex étaient de ce côté-ci, il nous serait impossible de les atteindre, sauf si la vague se calmait réellement aux altitudes inférieures. Dans le cas contraire, nous devrions attendre un mois, voire plus, tellement la rotation de Vénus est lente, pour que la région Aphrodite se soit déplacée vers la nuit.

Je doutais du fait que Fuchs ait suffisamment de provisions pour traîner ici plusieurs semaines. Je savais en tout cas que l’Hespéros n’en aurait pas eu assez. Je me demandais en outre si le Lucifer, surdimensionné comme il l’était, pouvait survivre un mois dans l’atmosphère chaude et épaisse de Vénus.

Nous avions dû rester à la porte pendant des heures. Au moment où la relève suivante passa devant nous, Fuchs me regarda d’un air sévère et dit :

— Retournez dans vos quartiers, Humphries. Vous aussi, Marguerite.

Les mouvements du vaisseau s’étaient considérablement adoucis, bien que le tangage du Lucifer restât suffisant pour mettre mon estomac mal à l’aise.

— Vous m’avez entendu ! lâcha Fuchs. Quand je donne un ordre, j’entends qu’il soit exécuté ! Circulez !

— Oui, monsieur, dis-je, et je raccompagnai Marguerite dans le couloir vers ses appartements.

Elle ouvrit la porte, puis hésita un instant. Se tournant vers moi, elle me demanda :

— Comment vous sentez-vous ?

— Bien, répondis-je.

Derrière elle, je voyais la cabine que Fuchs lui avait attribuée, épurée, fonctionnelle, probablement les quartiers du commandant en second qui avait été tué en tentant de sauver Rodriguez. Cette cabine était attenante à celle de Fuchs, plus luxueuse, mais je vis qu’une porte les reliait.

— Pas de problème avec votre anémie ? demanda-t-elle.

— J’ai des sujets d’inquiétude plus urgents.

Comme pour souligner mon argument, le plancher fit un bond, la projetant contre moi. Je la maintins entre mes bras.

Elle se dégagea d’elle-même, doucement, peut-être même à contrecœur, pensai-je. Mais elle se dégagea tout de même.

Elle semblait néanmoins réellement inquiète pour moi.

— Nous n’avons aucun moyen de savoir combien de temps la transfusion vous aidera…

— Oubliez ça. Qu’est-ce que vous fabriquez avec Fuchs ?

Son dos se raidit.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Fuchs. Comment vous traite-t-il ?

— Ça ne vous regarde pas.

— Ah bon ?

— Non, ça ne vous regarde pas.

— Vous essayez de me protéger, c’est ça ?

— Vous voulez dire… en couchant avec lui ?

— Oui.

Un instant, je crus voir sa mère, son expression devint froide, dure comme l’acier.

— Ne vous faites pas trop d’idées.

Je sentis la colère monter.

— Alors, vous couchez avec lui pour vous protéger, vous.

— C’est ce que vous pensez ?

Exaspéré, je rétorquai :

— Que puis-je croire d’autre ?

— Je ne suis pas responsable de ce qui vous passe par la tête, Van, dit-elle d’un ton glacial. Ce qui se passe entre le capitaine Fuchs et moi ne concerne que nous.

— Je ne comprends pas, dis-je. Je…

— Non, vous ne comprenez pas, lança-t-elle, la voix venimeuse. Vous pensez que je tombe automatiquement dans le lit du mâle dominant, hein ?

— C’est ce que faisait votre mère, non ? crachai-je.

Un instant, je crus qu’elle allait me gifler. Elle recula et je faillis basculer. Elle s’écria :

— Vous êtes jaloux, n’est-ce pas ? Ma mère vous a préféré Rodriguez et maintenant vous êtes jaloux du fait que Fuchs soit le chef.

— Je ne voulais pas vous blesser, dis-je.

— Occupez-vous de vos oignons, Van. Je suis une grande fille.

Sur ce, elle tourna les talons, entra dans sa cabine et ferma la porte coulissante. Elle ne la claqua pas, mais la poussa fermement.

— Je pensais vous avoir ordonné de retourner dans vos quartiers.

Je me retournai et vis Fuchs devant le sas du couloir, à moins de dix mètres. Depuis combien de temps était-il là ? Pas moyen de le savoir.

— Tout de suite ! cria-t-il.

À cet instant précis, j’aurais voulu lui sauter à la gorge et l’étrangler. Mais au lieu de ça, je me dirigeai furtivement vers les quartiers de l’équipage, docile comme l’animal sans défense que j’étais.

 

En dépit de mes tourments, je pouvais sentir la tension dans les quartiers de l’équipage. Aucun des petits Asiatiques ne me prêta la moindre attention alors que je rampais vers ma couchette et refermais le shoji. Ils étaient entassés autour de la longue table au milieu du compartiment et marmonnaient dans leur langue.

J’entendais leur ton à travers le mince écran : lourd, noir, de mauvais augure. Cela ne ressemblait pas au baragouinage que j’avais pu entendre plus tôt. J’essayai de me dire que mon imagination me jouait des tours, cependant, je n’arrivais pas à me défaire de l’idée que l’équipage était très mécontent. Quelque chose les dérangeait, quelque chose dont ils discutaient avec une sombre intensité.

Enfin, alors que je m’allongeais pour essayer de trouver le sommeil, les mouvements erratiques du vaisseau cessèrent. Nous devons avoir atteint le côté nocturne, me dis-je, ou alors nous sommes suffisamment profond dans l’atmosphère pour que la vague soit amortie.

Je m’endormis finalement, avec les marmonnements gutturaux de l’équipage comme austère berceuse.

Je rêvai, mais je ne m’en souviens pas bien. Quelque chose à propos de maladie et de faiblesse, puis autre chose de plus fort. Je crois que j’étais assis sur une estrade comme mon père à son anniversaire. Marguerite aussi était dans le rêve, j’en suis persuadé, même si par moments elle était quelqu’un d’autre – peut-être sa mère.

À mon réveil, je me traînai péniblement vers la cantine et me composai un repas avec ce que je trouvai dans le congélateur. Puis je me douchai et tirai une combinaison propre du tiroir sous ma banquette. Bizarrement mes vieilles pantoufles avaient refait surface. Elles étaient là, dans le tiroir avec les sous-vêtements.

Il y avait très peu d’intimité dans les quartiers de l’équipage. Je fermai mon écran pour m’habiller mais cela m’obligea à me plier et à me contorsionner dans l’espace étroit entre la banquette et l’écran shoji.

Je pensais disposer de plusieurs heures avant de retourner à mon poste mais les haut-parleurs de l’intercom mirent fin à cette idée.

— MONSIEUR HUMPHRIES, AU RAPPORT DANS LES QUARTIERS DU CAPITAINE, IMMÉDIATEMENT.

C’était la voix de Fuchs. Il ne le répéta pas, il s’attendait à ce que j’aie entendu et obéisse. Ce que je fis.

Marguerite était assise dans l’un des fauteuils devant le bureau. Fuchs se tenait debout, les mains dans le dos, faisant lentement les cent pas, mâchant quelque chose ; une de ses pilules, pensai-je.

— Asseyez-vous, me dit-il.

Je pris le fauteuil contre celui de Marguerite.

— Nous avons perdu presque une journée à cause de la vague subsolaire, dit-il sans préambule. Je propose d’essayer de plonger sous le dernier plafond nuageux et de retourner à la vitesse maximale vers la région Aphrodite.

Je jetai un regard à Marguerite. Elle paraissait distante, comme si rien de tout cela ne la concernait. Le lit de Fuchs était toujours impeccable, mais je savais que cela ne signifiait pas grand-chose.

— L’équipage n’est pas satisfait de ma décision, dit-il.

Je n’étais pas surpris qu’il ait ressenti la tension de l’équipage.

— Avez-vous tout le vaisseau contre vous ? demandai-je.

Il me fit face vivement, les poings fermés. J’ajoutai au plus vite :

— Capitaine ?

Fuchs se détendit, mais un peu seulement. Il alla à son bureau et pressa une touche de la console. Une large section du mur en métal se transforma en écran vidéo. Je vis les quartiers de l’équipage depuis un point stratégique dans le plafond. Plusieurs d’entre eux étaient toujours rassemblés autour de la table, murmurant.

— Ils parlent un dialecte tribal mongol, dit-il d’un air dégoûté. Ils croient que je ne peux pas les comprendre.

— Vous le pouvez ? demanda Marguerite.

— Moi non, mais le programme de traduction, oui.

Il pressa un bouton d’un coup sec et les marmottements gutturaux furent couverts par une traduction sans nuances de l’ordinateur :

— … il est déterminé à descendre à la surface, à n’importe quel prix.

— Il va tous nous tuer.

— Il veut la récompense.

— Dix milliards de dollars, c’est une grosse motivation.

— Pas si on meurt tous.

— Qu’est-ce qu’on peut faire ?

— Prendre le contrôle du vaisseau et se tirer d’ici.

Je me détournai de l’écran pour observer Fuchs, toujours debout, les mains serrées dans le dos. Son visage était aussi dépourvu d’émotions que la voix synthétique.

— Mais comment ? Il est le capitaine.

— Nous sommes douze, il est seul.

— Il y en a deux autres.

— Pas de problème. Une femme et une mauviette.

Je me sentis rougir.

— Le capitaine n’est pas une mauviette.

— Et Arnarjagal ne se liguera pas avec nous, maintenant qu’elle est commandant en second.

— Qui d’autre sera contre nous ?

— Sanja, peut-être.

— Je peux convaincre Sanja de se soulever avec nous.

— Mais si on détourne le vaisseau et qu’on rentre sur Terre, nous n’aurons pas la récompense.

— Au diable la récompense ! Ma vie est plus importante. Tu ne peux rien dépenser quand tu es mort.

Fuchs coupa la traduction et l’écran.

— Ne voulez-vous pas en entendre plus ? demanda Marguerite. Les détails de ce qu’ils projettent ?

— Tout est enregistré, répondit-il.

— Qu’allez-vous faire, monsieur ? demandai-je.

— Rien.

— Rien du tout ?

— Rien du tout. Pas encore. Pour le moment ils ne font que se plaindre. Notre petite virée sur la vague les a secoués. Si les choses se calment, si on ne rencontre pas d’autre crise, ils oublieront ça. Leur part sur les dix milliards peut arranger bien des choses.

— Mais si nous avons d’autres problèmes… dit lentement Marguerite.

Fuchs grogna.

— Ils nous tueront tous. Après vous avoir violée, bien sûr.