COMPÉTITION
Je me dirigeais vers mes appartements, dégoulinant de sueur dans mon survêtement, lorsque j’aperçus Marguerite Duchamp venant de l’autre bout du corridor.
Je ne l’avais revue qu’une fois depuis que sa mère avait provoqué cette présentation tendue et pénible le jour où nous avions quitté l’orbite terrestre. Marguerite s’était cantonnée dans ses quartiers et, à vrai dire, j’étais moi-même resté dans les miens en dehors de mes exercices quotidiens. En fait, aurait-elle parcouru le vaisseau en tous sens comme sa mère que je n’en aurais rien su.
J’étais toujours aussi fasciné par sa ressemblance avec sa mère : j’avais l’impression d’avoir en face de moi comme une jumelle plus jeune ou un clone. Les mêmes cheveux et les mêmes yeux noirs, la même silhouette mince et déliée. Elle était un peu plus grande que moi. Mon père m’appelait Runt, avorton, parce que j’étais petit, impossible d’ignorer ça.
Elle portait une combinaison brune, et les chaussons d’intérieur standard du vaisseau. Malgré sa ressemblance maternelle, Marguerite paraissait évidemment plus jeune, plus nature, et dépourvue de la condescendance hautaine et cassante de sa mère, beaucoup plus abordable.
Je notai qu’elle avait cousu un brassard vert sur sa manche gauche. Et tandis qu’elle s’approchait, je remarquai que sa chevelure en queue-de-cheval était retenue par un ruban du même vert.
— Vous en faites partie ? lâchai-je.
— Je fais partie de quoi ?
— Des Verts.
Elle eut l’air soulagée.
— Bien sûr, répondit-elle. Comme tout le monde, non ?
— Pas moi.
J’arrêtai de courir pour marcher à côté d’elle.
— Pourquoi ? demanda-t-elle sans remarquer semble-t-il mon odeur de sueur ni mon apparence très négligée.
Sa question me prit un moment au dépourvu.
— Je crois que je n’ai jamais fait très attention aux problèmes politiques.
Marguerite haussa les épaules.
— Avec tout votre argent, je suppose que ça ne vous servirait à rien.
— Mon père est très impliqué, lui, répliquai-je sur la défensive.
— Ça c’est sûr, dit-elle avec dédain. Mais il n’est pas Vert, hein ?
— Non, admis-je en ricanant. Pas vraiment.
Elle se dirigeait vers le carré, et moi avec elle dans mon survêt trempé de sueur.
— Vous connaissez bien mon père ? demandai-je en me rendant compte trop tard que ma question était d’un grossier manque de tact.
Elle me lança un long regard en coin.
— Je ne l’ai vu qu’une fois. Avec ma mère.
— Une seule fois ?
— Une fois ça suffit. Ça suffit largement.
La manière dont elle avait dit ça me laissait perplexe. Mon père peut se montrer grand séducteur quand il veut. Il peut aussi se montrer autoritaire et retors. D’après la violence de réaction de sa mère, il avait dû se montrer particulièrement vulgaire avec Marguerite.
Malgré une remise en état avec le reste du vaisseau, le carré avait l’air râpé, usé par le temps. Aucune couche de peinture ou de laque ne pouvait redonner aux surfaces métalliques le brillant du neuf. Marguerite se servit un grand verre de jus de fruits. La salle était vide, je me servis la même chose et m’installai à ses côtés. Ma compagnie n’avait pas l’air de lui déplaire. Et si ça avait été le cas, me disais-je, après tout c’était moi le propriétaire du vaisseau. C’était mon vaisseau. Je pouvais m’asseoir où bon me semblait. Mais enfin j’étais content qu’elle reste avec moi.
— Bon, comment doit-on vous appeler ? Marjorie ?
— Marguerite, dit-elle sèchement.
— Seulement Marguerite ?
— C’est le nom que ma mère m’a donné.
Je suppose qu’elle se rendit compte de son attitude un peu raide. D’un ton plus doux, elle me dit :
— Je ne supporte pas qu’on m’appelle Marjorie ou Margie. Ou Maggie…
Elle eut un frisson de dégoût.
Je me fendis d’un petit rire :
— Très bien, Marguerite alors. Et moi, c’est Van.
On se mit à discuter de politique. Plus aucune allusion à mon père. Marguerite défendait les Verts avec passion, tout acquise à l’idée d’un changement de société radical pour stopper le réchauffement climatique. Énergie solaire plutôt que sources d’énergie fossile ou nucléaire. Redistribution des revenus pour réduire l’écart entre riches et pauvres. Accroissement des contrôles internationaux sur le commerce de l’information et des marchandises.
J’essayai de la convaincre que l’énergie nucléaire permettrait mieux que l’énergie solaire de sortir de la dépendance du pétrole.
— Surtout avec les générateurs à hélium-3, lui dis-je avec un enthousiasme grandissant. On pourrait tripler la production mondiale d’électricité en diminuant de soixante-dix pour cent les émissions de gaz à effet de serre.
Elle fronça les sourcils.
— Votre père a le monopole de l’hélium-3, non ?
— Son groupe détient une grosse part de l’extraction d’hélium lunaire. Je ne dirais pas qu’il en a le monopole. D’autre part…
— Et il contrôle aussi les matières premières lunaires nécessaires à la construction des satellites solaires, hein ?
— Il ne les contrôle pas du tout. Il y a la Compagnie Masterson. Et aussi Astro Manufacturing.
Marguerite secoua la tête.
— Monsieur Humphries, votre père est l’un de nos pires ennemis.
— Oui, je sais. Et je m’appelle Van.
— O.K., dit-elle.
Et nous reprîmes la discussion. J’oubliai mon injection d’enzyme, j’oubliai la terrible mère de Marguerite ainsi que Rodriguez et le reste de l’équipage. J’oubliai même Gwyneth vivant dans mon appartement à Barcelone. Je prenais du plaisir à parler avec Marguerite. Continuant à bavarder, je lui dis combien je trouvais frappante sa ressemblance avec sa mère.
— Et pourquoi pas ? Je suis un duplicata.
— Un clone ?
Avec un bref mouvement de menton, Marguerite continua :
— Maman a toujours dit qu’elle n’avait jamais trouvé un homme en qui elle eût assez confiance pour avoir un enfant. Alors elle s’est clonée et s’est fait implanter l’embryon. Huit mois et demi plus tard je suis née.
Je n’aurais pas dû être aussi stupéfait. Il n’y avait rien de nouveau dans ces duplications ; des tas de gens s’étaient clonés un peu partout depuis des années. Le processus était hors la loi dans pas mal de pays et les moralistes fustigeaient son immoralité. Mais je tenais là une jeune femme bien vivante et pleine de charme qui se trouvait être un clone de sa mère.
— Quand est-ce que ça s’est fait ? demandai-je.
Ses yeux s’agrandirent l’espace d’une seconde et je me sentis tout gêné.
Mais Marguerite éclata de rire.
— Je n’ai pas encore suivi de cure de rajeunissement.
— Je veux dire… je me pose réellement la question de l’âge de votre mère. Mon père a dépassé la centaine et…
Je m’en voulus de ma stupidité au moment même où les mots sortaient de ma bouche. Il m’était facile de voir leur âge dans les dossiers auxquels j’avais accès.
Marguerite ne releva pas, et notre conversation reprit, détendue et amicale. Jusqu’à ce qu’on en vienne à parler de la mission.
— Vous ne trouvez pas ça étrange qu’aucune expédition humaine n’ait été envoyée sur Vénus avant celle de votre frère ?
— Mais les sondes automatiques font le boulot d’observation de la planète. Pas besoin de missions habitées.
— Vraiment ? (Elle fronça les sourcils.) Je croyais que vous étiez un savant planétariste. Vous n’êtes pas curieux au sujet de cette planète ?
— Bien sûr que si. Je suis responsable d’une série de sondes sismiques pour le compte du Pr Greenbaum, vous savez.
— Non, je ne savais pas.
— Il a une théorie au sujet de la surface de la planète. Il pense que la surface est tellement chaude qu’elle va se mettre à fondre.
— Fascinant, murmura Marguerite.
Avec un large geste de mes mains, j’ajoutai :
— Ce n’est pas une planète très attirante.
— Attirante ? répliqua-t-elle. Mais on parle de l’exploration d’un monde, pas d’un complexe hôtelier !
— D’accord, mais c’est l’enfer là-bas, ça chauffe au point de fusion de l’aluminium.
— Mais c’est justement ça qui la rend si intéressante ! Une planète à peu près de la même taille et de la même masse que la Terre mais avec un environnement totalement différent. Un effet de serre terrifiant. Alors que l’atmosphère terrestre a un cycle dioxyde de carbone, Vénus fonctionne avec des composés sulfureux. C’est fascinant.
— C’est un monde désert, dis-je. Complètement mort. Il n’y a rien à étudier pour une biologiste.
— Vous êtes certain qu’il est mort ?
— Pas d’eau, pointai-je. Atmosphère irrespirable. Tout y est brûlant, mort et terriblement dangereux.
— À la surface, d’accord avec vous. Mais en haut dans les nuages ? Les températures y sont moins élevées. Et il y a quelque chose dans ces nuages qui absorbe l’énergie ultraviolette, de la même façon que la chlorophylle des plantes absorbe l’infrarouge.
— Aucune sonde n’a trouvé d’organisme vivant, ni de composé organique. Rien ne peut vivre dans des températures deux fois plus élevées que l’eau bouillante.
— L’absence de preuve, dit-elle doucement, n’est pas une preuve d’absence.
— Vénus est morte, insistai-je.
— Vraiment ? Et qu’est-ce que tout ce soufre dans l’atmosphère ? Le soufre est l’un des composants importants de la biochimie jovienne, non ?
Elle martelait ses arguments.
— Bon, peut-être que…
— Il y avait un métabolisme à base de soufre dans les premiers organismes terriens. Il y en a aujourd’hui dans les éruptions hydrothermiques au fond des océans.
— Non-sens ! dis-je en bredouillant. Quand vous êtes à court d’arguments vous élevez la voix pour essayer de faire passer vos fantasmes.
Avec le plus grand sérieux, Marguerite demanda :
— Pourquoi croyez-vous qu’il y ait eu une douzaine de missions vénusiennes avant 2020, et depuis pratiquement plus rien ?
Je n’en avais pas la moindre idée, mais je dis :
— Les premières sondes nous ont donné tout ce que nous avions besoin de savoir. Oh, j’admets qu’il reste beaucoup d’inconnues, mais la planète est tellement inhospitalière que personne n’a songé à y envoyer une équipe humaine.
— Jusqu’à ce que votre frère y aille.
— Oui, dis-je, l’estomac soudain noué. Alex y est allé.
— On a des stations de recherche permanentes sur Mars et dans le système de Jupiter, continua-t-elle, implacable, et des installations de forage dans la Ceinture d’Astéroïdes. Et rien pour Vénus. Pas même une station orbitale d’observation.
— La communauté scientifique s’est désintéressée de Vénus, dis-je. Ça arrive. Il y a tellement de trucs à étudier…
— La communauté scientifique n’a pas d’argent pour Vénus, dit fermement Marguerite. L’argent qui vient des richissimes patrons d’université, comme votre père.
— Il a financé l’expédition de mon frère.
— Non, il ne l’a pas fait. Votre frère a tout payé sur ses fonds propres.
Je clignai des yeux. Je ne savais pas ça, j’avais seulement supposé…
— Et votre frère s’est tué sur Vénus.
— Oui, dis-je, avec un haut-le-cœur. C’est vrai.
— Croyez-vous que les rumeurs soient vraies : que le vaisseau de votre frère ait été saboté ?
— Je ne sais pas.
Je sentais la transpiration sur mes sourcils et ma lèvre supérieure. J’étais ennuyé, irrité par le tour qu’avait pris la conversation.
— On dit que votre père ne voulait pas que cette mission réussisse. On dit que lui et votre frère avaient eu une terrible altercation à ce sujet.
— Je n’en sais rien, répétai-je. Je n’y étais pas.
— Votre frère ne vous avait rien dit ?
— Bien sûr que non ! lâchai-je.
Je réalisai que, sauf lors de la dernière nuit dans le Connecticut, Alex m’en avait dit très peu au sujet de ses plans, de ses espoirs, de ses craintes. Il avait été presque un étranger pour moi. Mon propre frère. Comme si nous étions nés dans deux familles différentes.
Un silence plein de gêne s’établit entre nous.
Puis il fut interrompu par un écran de communication sur la cloison de la salle. Une voix d’ordinateur dit :
— Un message pour M. Humphries.
— Affichage, ordonnai-je, heureux de cette interruption…
… Jusqu’à ce que je voie à l’écran le visage agrandi de mon père. Il grimaçait de mécontentement.
— Je viens de découvrir où est Fuchs, dit-il sans préambule. Il a fait enregistrer son vaisseau et son plan de vol auprès des autorités internationales, en tout cas. Il est en route vers Vénus. Ce fils de pute fonce ventre à terre et il devrait être en orbite de Vénus bien avant vous.