ESPIONNAGE

Je dois avouer que c’était exactement ce à quoi je m’attendais de sa part : déchaîner sur Bahadur la même violence aveugle que celle qu’il m’avait réservée lors de notre première rencontre.

Mais il était plus intelligent que ça. Il avait dressé le grand Mongol avec sa supériorité morale et des paroles caustiques et humiliantes. Cela suffirait-il ? me demandai-je alors que je m’apprêtais à retourner dans les quartiers de l’équipage. Le grand technicien était-il définitivement dompté ?

— À votre place, je n’y remettrais pas les pieds tout de suite, me dit-il alors que je m’éloignais dans le couloir.

Je me retournai vers lui :

— Monsieur ?

Avec une petite mimique sardonique, il expliqua :

— Ils vous suspectent probablement de les espionner.

J’écarquillai les yeux :

— Moi ? Les espionner ?

— Sinon comment serais-je au courant de leur mécontentement ?

— Ils ne se rendent pas compte que vous avez des caméras ? Des micros ? Des ordinateurs pour les traduire ?

Fuchs éclata de rire. Une sorte d’aboiement rauque, amer.

— Ils sont actuellement en train de retourner leurs quartiers sens dessus dessous, cherchant mes mouchards. Ils n’en trouveront pas.

— Et pourquoi cela ?

— Parce qu’ils sont revenus dans ma cabine grâce à leurs roues incorporées. Par le système de ventilation.

Il avait l’air odieusement satisfait de lui-même.

— Vous voulez les voir ?

Sans attendre ma réponse, il descendit le couloir. Il ne se donna même pas la peine de se retourner. Je le suivis, ainsi qu’il s’y attendait.

— Je suis sûr qu’ils s’appliquent particulièrement pour déchirer votre couchette, dit-il alors que nous atteignions ses quartiers. Comme ils ne trouveront rien, ils seront persuadés que vous êtes la taupe.

— C’est pour ça que vous m’avez fait venir pour remonter les bretelles de Bahadur ! réalisai-je.

Sa seule réponse fut un rictus sournois.

Nous entrâmes dans sa cabine. Il se mit à son bureau et sortit un objet noir, plat et fin, du tiroir du haut. Il posa son pouce dessus et plusieurs petites lumières vertes apparurent sur le dessus.

— Une télécommande, expliqua-t-il. Réglée pour ne fonctionner qu’après vérification de mon empreinte digitale. Le reste du temps, elle commande l’écran dans le mur.

Ce dernier était resté vierge, d’ailleurs. Fuchs pointa la télécommande vers la grille de ventilation. Les lumières clignotèrent brièvement et deux minuscules objets métalliques rampèrent hors de la grille et le long du plafond métallique jusqu’à lui.

Pas plus gros que mon pouce, on aurait dit des pelleteuses miniatures. Des microroues étaient alignées sur toute leur longueur. En regardant de plus près je vis que c’étaient en fait des pneus sphériques.

— Des aimants les maintiennent collés au plafond, dit-il comme pour lui-même. Des nanomoteurs les propulsent.

— Mais, les nanotechnologies sont interdites, objectai-je.

— Sur Terre.

— Mais…

— C’est la vrai vie ici, Humphries. Ma vie.

— Votre vie, répétai-je.

— La vie dans laquelle votre père m’a exilé il y a plus de trente ans.

— Mon père vous a exilé ?

Fuchs éteignit la télécommande et s’assit lourdement dans le fauteuil de son bureau. Les deux mouchards s’aplatirent au plafond avec un petit tintement métallique.

— Oh, le vieux satyre ne m’a pas officiellement éjecté. J’ai toujours le droit théorique de retourner sur Terre. Mais je ne pourrai jamais y monter ma propre entreprise. Votre père a veillé à ce que je ne puisse pas lever le moindre centime de capital. Mieux : aucune des principales firmes ne me prendrait comme employé.

— Comment avez-vous survécu alors ? demandai-je en m’attribuant l’un des fauteuils devant le bureau.

— C’est différent hors de la Terre. Après la frontière, vous valez ce que vous pouvez accomplir. Je pouvais travailler. Je pouvais superviser d’autres travailleurs. Je pouvais prendre des risques auxquels personne n’osait même penser. De quoi avais-je à me préoccuper ? Votre père m’avait volé ma vie, quelle différence cela pouvait-il faire ?

— Vous avez donc construit votre fortune loin de la Terre.

— Quelle fortune ? grogna-t-il. Je ne suis qu’une épave, un homme qui a commandé des vaisseaux miniers et dirigé des sondes de prospection dans la Ceinture. Un parmi des milliers. Un gratteur de roc. Un vagabond.

Mes yeux tombèrent sur le vieux livre sur le bureau.

— Mieux vaut régner en Enfer que servir au Paradis.

Il rit amèrement.

— Oui. Ce sont les termes exacts.

— Mais vous serez très riche en rentrant de Vénus.

Il m’observa un moment et dit :

— Satan le résume assez clairement :

 

« Tout n’est pas perdu… l’inextinguible volonté,

Et la recherche de la vengeance, la haine éternelle,

Et le courage, ne se soumettront jamais. »

 

Je l’admirais. Presque.

— C’est ce que vous ressentez ?

— C’est précisément ce que je ressens, dit-il avec ferveur.

— Toutes ces années, vous avez nourri cette haine de mon père parce qu’il vous a battu en affaires.

— Il a volé mon entreprise ! Et volé la femme que j’aimais. Elle m’aimait, elle aussi.

— Alors pourquoi est-elle…

— Il l’a tuée, vous savez.

J’aurais dû être abasourdi, je suppose, mais d’une certaine façon, je m’y attendais presque, de la part de mon père.

Voyant mon air dégoûté, il poursuivit intentionnellement :

— Oui ! elle a essayé d’être une bonne épouse pour lui, mais elle était toujours amoureuse de moi. Tout ce temps, elle m’aimait encore ! Quand il a fini par s’en rendre compte, il l’a assassinée.

— Mon père n’est pas un assassin.

— Ah non ? Il a pourtant tué votre frère.

— Non, je ne peux pas le croire.

— Et maintenant il vous tue aussi, d’ailleurs.

Je bondis sur mes pieds.

— Je ne suis peut-être pas dans les meilleurs termes avec mon père, mais je ne vous écouterai pas proférer de telles accusations.

Fuchs commença par se rembrunir, puis finit par pousser un petit ricanement exaspérant.

— Allez-y, Humphries. Installez-vous dans votre belle colère.

Il pointa vaguement la porte :

— Ils doivent avoir terminé la destruction de votre couchette maintenant. Faites attention à ce que vous leur dites. Ils sont convaincus que vous les espionnez pour mon compte.

 

L’atmosphère des quartiers de l’équipage était aussi épaisse et délétère que l’air vénusien. Ils m’observaient dans un silence maussade.

Ma couchette était en lambeaux. Ils avaient déchiré les draps, l’oreiller et même le matelas. Les tiroirs étaient ouverts, minutieusement vidés. Même mon écran shoji avait été tailladé, pas un panneau intact.

Je restai debout contre ma banquette un long moment, le pouls cognant dans mes oreilles. Il faisait chaud dans la cabine surpeuplée, une chaleur oppressante. Difficile de respirer.

Je me retournai pour faire face aux huit Asiatiques qui me fixaient. Huit paires d’yeux accusateurs concentrés sur moi.

Je me passai la langue sur les lèvres, sentant la sueur ruisseler le long de mes côtes. Leurs combinaisons étaient tachées de sueur, elles aussi. Ils avaient dû se donner du mal pour trouver les mouchards du capitaine.

Je regardai Bahadur droit dans les yeux, son crâne rasé dépassant tous les autres.

— Bahadur, vous comprenez l’anglais, dis-je.

— Nous le comprenons tous, mais la plupart ne le parlent pas bien.

— Je ne suis pas l’espion du capitaine, affirmai-je fermement.

Ils ne répondirent rien.

— Il a placé des mouchards électroniques dans le conduit d’aération. Il utilise un logiciel pour traduire votre dialecte.

— Nous avons vérifié le conduit d’aération, dit Bahadur.

— Ses mouchards sont mobiles. Il les retire quand vous les cherchez.

Une des femmes pointa un doigt vers moi et parla d’une voix rapide et fluide.

— Elle dit que vous êtes le mouchard, traduit Bahadur. Vous nous espionnez.

— C’est faux, contrai-je en secouant la tête.

— Le capitaine vous aime bien. Il partage des repas avec vous. Vous êtes de la même race.

— Le capitaine déteste mon père, et moi avec. Il est en train de regarder cette scène et doit s’étouffer de rire.

— Le châtiment pour l’espionnage est la mort, annonça l’un des hommes.

— Alors allez-y, tuez-moi, m’entendis-je rétorquer. Le capitaine appréciera le spectacle.

Je ne sais pas d’où me vint cette témérité. Bahadur leva la main :

— Nous ne vous tuerons pas. Pas à découvert.

Le peu d’assurance que j’avais s’évapora sur ces mots. Il m’en coûtait de rester debout devant eux. J’avais les jambes en coton. Une petite voix dans ma tête me criait : Va-t’en ! Cours !

Avant que je puisse répondre, la voix du capitaine retentit dans les haut-parleurs :

— URGENCE ! TOUT LE MONDE AUX POSTES DURGENCE ! LÉCHANGEUR DE CHALEUR PRINCIPAL EST EN PANNE. LE VAISSEAU SURCHAUFFE DANGEREUSEMENT. TOUT LE MONDE AUX POSTES DURGENCE !