RÉVÉLATIONS

Marguerite avait dû m’entendre entrer dans la cabine de Fuchs. Elle tourna la tête vers moi. Elle avait une mine affreuse.

— Il a eu une attaque, dit-elle.

Je réalisai qu’elle était complètement habillée. Et qu’elle était en larmes.

— Il a quitté le pont et m’a appelée ici, dit-elle brièvement. Il s’est évanoui au moment où j’arrivais. Je crois qu’il est en train de mourir.

J’ai honte de dire que la première chose qui me traversa l’esprit fut que j’avais besoin de Fuchs vivant pour une autre transfusion. La seconde chose, peut-être pire encore, était que s’il mourait, je pourrais récupérer tout son sang pour moi ; ça suffirait pour me maintenir en vie jusqu’à ce qu’on retourne au Truax. Je me faisais l’effet d’un vampire, mais telles furent mes pensées.

Fuchs ouvrit les yeux.

— Pas en train de mourir… grogna-t-il, juste besoin… médicaments.

Son débit était confus, comme s’il était ivre.

— Des médicaments ? demandai-je.

Fuchs souleva un peu la main et désigna les toilettes en tremblant.

Marguerite se rua sur les toilettes.

— Un kit… lui dit faiblement Fuchs. Sous… lavabo…

Je ne me sentais pas vaillant non plus, aussi j’attirai une chaise et m’affalai dessus, face au lit de Fuchs.

Le côté droit de son visage était légèrement affaissé, l’œil presque fermé. Sans doute étais-je le jouet de mon imagination, mais il me sembla que ce côté-là de son visage était exsangue et gris, comme s’il était gelé.

— Vous n’avez pas l’air très bien… souffla-t-il.

— Vous non plus.

Il eut un demi-sourire sardonique et murmura :

— Les deux font la paire.

Marguerite revint avec une petite boîte en plastique noir. Elle l’avait déjà ouverte et lisait la notice sur l’écran serti à l’intérieur du couvercle.

— Je vais vous injecter du t-PA, dit-elle, les yeux rivés à l’écran.

— Ouais… dit Fuchs en fermant les yeux.

— Du t-PA ? demandai-je bêtement.

Fuchs essaya de répondre :

— Activateur tissu…

Les forces lui manquèrent.

— Activateur tissulaire du plasminogène, compléta Marguerite à sa place en adaptant un tube tout prêt à la seringue du kit médical. Ça va dissoudre le caillot qui bouche son vaisseau.

— Comment pouvez-vous être sûre…

— Lyseur de caillot, dit Fuchs d’une voix pâteuse, comme si sa langue ne fonctionnait pas bien. Marche… toujours.

Je vis dans la boîte que Marguerite avait lâchée sur le lit près de lui que plusieurs alvéoles à tubes étaient vides.

— Ça vous est déjà arrivé combien de fois ? bredouillai-je.

Il me lança un regard mauvais.

— Il a eu plusieurs petites attaques, dit Marguerite en appuyant l’embout à micro-aiguilles de la seringue contre le bras nu de Fuchs.

Le sifflement était à peine audible.

— Mais celle-ci est la plus forte, ajouta-t-elle.

— Mais pourquoi est-ce qu’il a ces attaques ?

— Hypertension, dit Marguerite.

Fuchs dirigea vers elle son regard noir.

J’étais abasourdi.

— Quoi ? De l’hypertension, c’est tout ?

— C’est tout ? coupa Marguerite. C’est ça qui provoque ces attaques. C’est en train de le tuer !

— Mais on peut contrôler la pression artérielle avec des traitements, dis-je. Personne ne meurt d’hypertension.

— Très rassurant… docteur Humphries. Me sens déjà… mieux.

— Mais…

Je n’y comprenais rien. L’hypertension pouvait être soignée par des pilules, je le savais. C’était ça, les pilules qu’il mâchonnait ! Alors s’il avait les médicaments qu’il lui fallait, pourquoi avait-il ces attaques ?

— Le traitement contrôle les choses jusqu’à un certain point, reprit Marguerite un peu plus calmement. Mais ça ne change rien aux causes du mal.

— Est-ce que ça veut dire que je vais en avoir aussi ? demandai-je.

Après tout, j’avais du sang à lui ; est-ce que la maladie était transmise en même temps ?

L’expression de Fuchs tourna au mépris, à moins que ce ne fût du dégoût. Il secoua la tête.

— Pas les transfusions. Ce n’est pas transmis par le sang, dit Marguerite.

— Mais son traitement ne l’aide pas ?

— Ça l’aide, mais pas assez pour compenser le stress qu’il subit.

— Le stress ?

— Est-ce que vous croyez que ce n’est pas stressant de commander ce vaisseau ? Est-ce que vous croyez que c’est facile de manager cet équipage ?

— Ce n’est pas le stress, marmonna Fuchs. C’est la rage. Comment arrêter… la rage ? C’est en moi… chaque minute… tous les jours…

— La rage, fis-je en écho.

— Le traitement… peut pas contrôler ça, dit-il faiblement. La fureur à l’intérieur… la haine… même dans mes rêves… rien ne peut contrôler ça. Rien.

La fureur. Cette colère bouillonnante à l’intérieur de lui, c’était ce qui menait Fuchs. Sa haine de mon père. Le feu d’une frustration et d’une fureur monumentales l’enflammait comme ces rochers de l’enfer, rouges et incandescents, au-dessous de nous ; brûlant, embrasant, prêt à exploser en un torrent de vengeance qui dévorerait tout sur son passage.

À chaque minute, disait-il. Chaque heure de chaque jour. Toutes ces années avec cette rage couvant en lui sans relâche, le dévorant, transformant sa vie, son être, chacun de ses moments de veille ou de sommeil, en un tourment implacable de haine et de colère.

Ça le tuait, ça poussait son hypertension au maximum, sans arrêt, jusqu’au point de faire éclater les minuscules capillaires de son cerveau. Il avait toujours l’air de contrôler parfaitement tout et tout le monde autour de lui. Mais il ne pouvait pas contrôler son organisme. Il pouvait maintenir cachée la rage intérieure, la verrouiller, mais je voyais bien maintenant la rançon terrible qu’il payait pour ça.

— C’est un cercle vicieux, poursuivit Marguerite, en sortant un tube de la seringue pour en mettre un autre. Le traitement perd de son efficacité, alors il augmente les doses. Mais la cause de l’hypertension est toujours là ! Le stress empire, et les attaques aussi.

Des attaques. Ce rude capitaine à la main de fer souffrait d’obstruction de la circulation sanguine de son cerveau. Je le regardai avec un respect nouveau. Une personne ordinaire aurait été hospitalisée au moins quelques jours, même avec une attaque mineure. Je me demandai quel effet ça faisait, comment j’aurais réagi.

Je n’avais pas envie de le vérifier.

— Qu’est-ce que vous allez faire maintenant ?

Elle fit un signe vers le petit écran tout en préparant la nouvelle seringue.

— Du VEGF pour stimuler la croissance des vaisseaux, et une injection de cellules souches neurales pour réparer les dommages causés aux tissus nerveux.

J’avais posé assez de questions idiotes. Plus tard, je fis des recherches, et découvris que le facteur de croissance de l’endothélium vasculaire amenait l’organisme à construire une dérivation de vaisseau sanguin pour rétablir la circulation autour de la partie endommagée par le caillot. Les cellules souches, elles, pouvaient donner n’importe quel type de cellule requise par l’organisme : des cellules du cerveau dans ce cas précis, pour remplacer celles qui avaient été endommagées par l’attaque.

— Si nous avions le matériel médical nécessaire, nous pourrions le soigner et ramener sa tension à la normale, marmonnait Marguerite en manipulant la seringue. Mais ici, dans le vaisseau…

— Arrêtez de parler de moi à la troisième personne, grommela Fuchs.

Nous restâmes de longues minutes à le regarder en silence. Je me rappelais vaguement que l’hypertension rendait les vaisseaux raides et épais, ce qui augmentait d’autant plus la pression artérielle, et ainsi de suite. Ça provoque des attaques, et même des infarctus, toutes sortes de maladies. Heureusement, si on prenait une petite attaque assez tôt, on pouvait prévenir la plus grande partie des séquelles cérébrales. Du moins était-ce ce que je croyais savoir.

Fuchs se démena enfin pour s’asseoir. Marguerite essaya de le maintenir allongé, mais il repoussa sa main.

— C’est bon, dit-il, la voix plus assurée et plus ferme.

Son visage avait repris une couleur normale.

— Le lyseur de caillot a marché, vous voyez ?

Il leva son bras droit et agita les doigts.

— C’est presque redevenu normal.

— Il vous faut du repos, dit Marguerite.

Fuchs l’ignora et pointa son doigt épais vers moi.

— L’équipage ne doit rien savoir. Pas une miette ! Vous m’entendez ?

— Bien sûr, fis-je.

— Allez-vous lui dire le reste ? demanda Marguerite.

Ses yeux s’écarquillèrent. Je n’avais jamais vu auparavant Fuchs l’air alarmé, pas même quand il gisait sur le dos à cause de son attaque, mais il en avait bien l’air à cet instant.

— Quel reste ? demandai-je.

— Vous allez effectuer le vol vers la surface, dit Fuchs.

— Moi ?

— Oui, vous. Vous êtes relevé de vos obligations sur le pont. Passez ce temps dans le simulateur, pour apprendre à piloter Hécate.

Je restai la bouche ouverte.

— Vous êtes un pilote qualifié, dit-il. J’ai lu ça dans votre dossier.

— Je sais piloter un avion, oui. (Puis j’ajoutai :) Sur Terre…

Il ne me vint pas à l’idée de lui demander où et quand il avait pu avoir accès à mon dossier.

— Ne croyez pas que vous allez pouvoir réclamer la prime parce que c’est vous qui allez à la surface, ajouta Fuchs. Je suis toujours le capitaine de ce vaisseau, et cette prime m’appartient. Vous m’avez compris ? Elle est à moi !

— Je me fiche de la prime, dis-je.

Ma voix paraissait creuse et lointaine.

— Ah oui ?

Je secouai la tête.

— Je veux retrouver mon frère.

Fuchs détourna les yeux, jeta un coup d’œil à Marguerite, puis revint à moi.

— Très noble, marmonna-t-il.

Mais Marguerite reprit :

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

Il ne répondit pas. Je restai là comme un sac à linge sale, physiquement épuisé, émotionnellement tendu à craquer, l’esprit tournant à cent à l’heure. Comment pourrais-je piloter Hécate avec quelques heures seulement d’entraînement en simulateur ? Quoi qu’il en soit, je le ferais. Je descendrais voir ce qu’il restait du Phosphoros et d’Alex. J’allais le faire. Je le ferais.

— Il vous faut une autre transfusion, n’est-ce pas ? demanda Fuchs brusquement.

— Vous ne pouvez pas ! cria Marguerite.

— N’est-ce pas ? répéta Fuchs durement.

— Oui, répondis-je. Mais dans votre état…

Il écarta l’objection d’un geste.

— Dans mon état, une autre transfusion me fera du bien. Ça fera baisser ma pression artérielle, n’est-ce pas, Maggie ?

Elle eut un brusque regard de colère, puis sourit à demi et acquiesça.

— Provisoirement, admit-elle.

— Vous voyez ? lâcha Fuchs avec un entrain moqueur. C’est une situation gagnant gagnant. Nous sommes tous les deux bénéficiaires.

— Ce n’est toujours pas ce que je voulais dire, lui rappela Marguerite, si doucement que je l’entendis à peine.

Fuchs ne répondit pas.

— Il vaudrait mieux qu’il l’apprenne de votre bouche, dit-elle.

Il secoua la tête.

— Si vous ne le lui dites pas, je le ferai.

— Il ne vous croira pas, remarqua-t-il amèrement. Il ne me croira pas non plus, alors laissez tomber.

— Je n’aime pas plus que vous qu’on parle de moi à la troisième personne, intervins-je.

— C’est votre père, dit Marguerite.

Je cillai. Je n’avais pas dû bien l’entendre. Elle n’avait pas pu prononcer ce que j’avais cru comprendre. Mes oreilles devaient me jouer des tours.

Mais elle avait l’air tout à fait sérieuse. Je regardai Fuchs. Ses traits avaient l’air figés dans la glace, durs, froids et immobiles.

— C’est la vérité, dit Marguerite. C’est lui votre père, pas Martin Humphries.

J’aurais voulu lui rire au nez.

— Je suis né six ans après que ma mère l’a quitté et qu’elle a épousé mon père. Si vous insinuez qu’elle a eu une aventure alors qu’elle était mariée avec mon père…

Je ne pus finir ma phrase, tant cette seule pensée me rendait furieux.

— Non, dit Fuchs péniblement. Votre mère n’était pas ce genre de femme.

— C’est exact, dis-je d’un ton sec.

Il jeta un coup d’œil à Marguerite, puis s’adressa à moi :

— Nous nous aimions vraiment, vous savez.

Sa voix était plus douce qu’elle ne l’avait jamais été. Ou peut-être était-il simplement épuisé par l’épreuve qu’il venait de traverser.

— Mais pourquoi vous a-t-elle quitté ? demandai-je alors même que Nodon m’en avait donné la raison.

— Pour me sauver la vie, déclara-t-il, sans un instant d’hésitation. Elle a accepté d’épouser votre père à la condition qu’il me laisse la vie sauve.

— C’est… incroyable, dis-je.

— Vous ne croyez pas que votre père a tué des gens ? Vous n’avez jamais entendu parler de la Guerre des Astéroïdes ? Des batailles que les corporations ont menées contre les prospecteurs indépendants ?

— À l’école…

— Ah oui, je suis sûr qu’ils vous ont tout dit, dans vos écoles de pacotille. Ils vous ont enseigné la version officielle, édulcorée, bien propre et bien correcte, pas de sang, pas d’atrocités.

— Vous vous éloignez du sujet, dit Marguerite.

— Si ma mère ne vous avait pas vu depuis six ans quand je suis né, comment pouvez-vous prétendre être mon père ? le défiai-je.

Il laissa échapper un profond soupir de douleur.

— Parce que lorsque nous vivions ensemble nous avons fait congeler des ovules à elle fécondés par mon sperme.

— Congeler ?

— Nous avions l’intention d’avoir une famille, dit Fuchs à voix basse, les yeux plongés dans le passé. Dès que ma compagnie minière serait bâtie et tournerait, nous aurions eu des enfants.

— Mais pourquoi congeler des embryons ?

— Des zygotes, corrigea-t-il. Ce n’était pas encore des embryons, juste des œufs fécondés qui n’avaient pas commencé à se diviser.

— Pourquoi tant de complications…

— Parce que j’allais passer tellement de temps dans l’espace, expliqua-t-il. Nous voulions éviter le risque que les radiations endommagent mon ADN.

— Mais elle a épousé mon père.

— Pour me sauver la vie.

— Elle l’a épousé.

— Mais elle n’a jamais eu d’enfant de lui, dit Fuchs. Je ne sais pas pourquoi. Il était peut-être devenu stérile. Elle n’a peut-être plus voulu dormir avec lui quand elle a découvert qu’au lieu de me tuer physiquement, il m’avait détruit financièrement.

— Elle s’est fait implanter un œuf fécondé, et vous étiez le bébé auquel elle a donné naissance, continua Marguerite. (Puis elle ajouta, en désignant Fuchs du menton :) « Son fils ».

— Comment avez-vous su que j’étais votre fils ? insistai-je.

— Je ne le savais pas. Jusqu’au moment où Marguerite a commencé à chercher un moyen de fabriquer l’enzyme qu’il vous faut. Elle a analysé nos deux ADN.

— Je ne vous crois pas.

Marguerite me lança un regard furieux.

— Vous voulez que je vous montre les analyses ? Pourquoi croyez-vous que son sang est compatible avec le vôtre ?

— Mais… Elle a attendu six ans ?

— Je ne sais pas pourquoi elle l’a fait, ni pourquoi elle a attendu, dit Fuchs. Elle était très droguée, à cette époque. La vie avec votre père l’avait rendue toxicomane.

Je ne savais que répondre à cela.

Avec un nouveau soupir, il continua :

— Quoi qu’il en soit, elle a récupéré un des œufs fécondés, et se l’est fait implanter. Il a dû réaliser que l’enfant n’était pas de lui dès qu’il a su qu’elle était enceinte…

— Et il l’a tuée.

— Elle est morte en couches, non ? demanda Marguerite.

— Il a sans doute essayé de vous tuer tous les deux, dit Fuchs.

— Il m’a toujours détesté, articulai-je dans un murmure.

Marguerite ajouta :

— Votre anémie vous a été transmise par son sang à elle quand elle vous portait.

— Il m’a toujours détesté, répétai-je. Je me sentais vide, creux à l’intérieur. Maintenant je sais pourquoi.

— Désormais, vous savez tout, dit Fuchs.

Je le regardai comme si je le voyais pour la première fois. J’étais à peu près de la même taille que lui, bien que je fusse nettement plus mince, bâti moins solidement. Je n’avais pas du tout le même visage ; sans doute ressemblais-je beaucoup plus à ma mère. Mais ses yeux bleu clair avaient presque la même couleur que les miens.

Mon père. Mon père biologique. Martin Humphries n’était pas mon père, il n’avait été que mon gardien, l’homme qui avait souhaité ma mort, l’homme qui m’avait rabaissé et méprisé toute ma vie.

— Croyez-vous vraiment qu’il a tué mon frère ? demandai-je tout haut.

Fuchs se laissa aller sur son lit, comme si tout cela était tout à coup trop lourd à supporter.

— Pensez-vous qu’il a tué Alex ? répétai-je en élevant la voix.

— Vous le saurez quand vous serez à la surface et que vous explorerez son épave, dit Fuchs. Vous aurez la réponse là, ou alors vous ne l’aurez jamais.