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Je dormis d’un sommeil de plomb, sans le moindre rêve, Dieu merci. Mais au réveil, je me sentis aussi fatigué que si j’avais nagé le crawl dans ma couchette. Épuisé. À bout.
Il faisait chaud dans les quartiers de l’équipage. L’air dans le vaisseau entier était humide et âcre à cause de la sueur humaine et de cette chaleur impossible à évacuer qui nous venait de l’atmosphère enveloppant la coque comme une couverture. Les parois étaient chaudes au toucher, malgré le système de refroidissement du vaisseau. Le pont était glissant et moite sous mes pieds nus.
Je crus d’abord que ma fatigue venait d’une reprise de mes symptômes. Mais tandis que je me douchais et me rasais d’une main tremblante, je réalisai que c’était tout autant dû à l’émotion qu’à l’anémie ou à la chaleur. J’avais été secoué de toutes parts ; c’était plus que je ne pouvais supporter.
Marguerite affirmait qu’elle ne couchait pas avec Fuchs, mais chaque fois qu’on en parlait, elle me semblait plus fortement liée à lui.
Il était possible qu’on ne retrouve rien d’Alex. Et même si on en retrouvait quelque chose, ça serait Fuchs qui réclamerait la prime, si on revenait ; pas moi.
J’avais besoin du sang de Fuchs pour rester en vie, mais les transfusions mettaient sa santé en danger. Il n’était plus l’homme robuste et sûr de lui qu’il avait été. Quelque chose le rongeait. Étaient-ce les transfusions qui sapaient autant ses forces ? Ou bien ressentait-il une sorte de culpabilité au sujet de la mort de Bahadur et des deux autres mutins ?
Je ne pouvais pas imaginer Fuchs se laissant lentement mourir pour me donner son sang. Surtout au fils de Martin Humphries, l’homme qu’il haïssait plus que quiconque.
Mais Fuchs s’affaiblissait, que ce soit physiquement, ou émotionnellement, ou les deux en même temps. Et cela m’effrayait au plus haut point. Je me rendis compte que j’aurais préféré le voir tyrannique et exigeant plutôt que d’assister à son retrait dans une apathie morose. J’avais besoin de lui. Nous avions tous besoin de lui pour mener le Lucifer. Sans Fuchs, l’équipage prendrait le contrôle du vaisseau et quitterait Vénus pour de bon.
Sans un capitaine fort et vigoureux, je serais sans défense face à l’équipage. Si j’essayais de les empêcher de partir, j’aurais la gorge tranchée, comme Sanja.
Et sans Fuchs pour la protéger, qu’arriverait-il à Marguerite ?
Rien d’étonnant à ce que je me sente épuisé, submergé par l’impuissance.
J’étais dans la cantine, en train d’essayer d’avaler un petit déjeuner ; l’odeur aigre de mes compagnons d’équipage me coupait l’appétit, quand l’intercom s’alluma : « M. HUMPHRIES AU RAPPORT IMMÉDIATEMENT DANS LES QUARTIERS DU CAPITAINE. »
Les autres, serrés autour de la table de la cambuse, me foudroyèrent du regard. Je jetai avec soulagement mon repas dans le recycleur et me précipitai dans les couloirs jusqu’au compartiment de Fuchs.
Il semblait faire un peu plus frais dans ses quartiers, mais c’était sûrement parce que nous n’étions que deux à l’intérieur. Il était assis sur son lit défait, en train de tirer sur ses bottes.
— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il pendant que je refermais la porte coulissante derrière moi.
— Ça va, dis-je prudemment.
— Marguerite me dit qu’il vous faut une autre transfusion.
— Pas tout de suite, monsieur.
Il se mit debout et se dirigea vers son bureau. Son visage était couvert d’un voile de transpiration.
— Je me suis dit que vous voudriez voir les dernières images radar, dit-il en tapotant son clavier.
L’écran mural s’alluma. Je vis les montagnes raboteuses d’Aphrodite et, dans le fond d’une faille étroite et sinueuse, les scintillations brillantes d’un puissant écho radar.
Mon cœur fit un bond.
— Le Phosphoros ?
Fuchs opina, le visage sombre.
— On dirait bien. C’est le bon profil.
Je fixai l’écran. L’épave du vaisseau de mon frère. Ce qui pouvait rester de mon frère était là, à m’attendre.
— Il aurait pu choisir un endroit pire que ça, murmura Fuchs, les yeux fixés sur l’écran, lui aussi. Mais pas de beaucoup.
— C’est une vallée assez étroite, dis-je.
Fuchs acquiesça de la tête.
— Sur Terre il y aurait des courants d’air infernaux là-dedans. Ici, et bien… on n’en sait rien du tout.
Les montagnes paraissaient jeunes, même sur les images radar : pointues et dentelées, comme si elles venaient d’émerger du sol. Ces montagnes ne peuvent pas être récentes, me dis-je. Pas si Greenbaum et Cochrane avaient raison et que les plaques tectoniques de Vénus étaient restées solidement verrouillées depuis un demi-milliard d’années. Le volcanisme aussi était une énigme. On voyait des tas de volcans, mais aucun ne paraissait en activité. Et pourtant quelque chose devait bien envoyer des composés sulfurés dans les nuages, et les éruptions volcaniques semblaient être la seule source raisonnable de soufre. Mais durant les cent ans environ que des sondes avaient été envoyées pour observer Vénus, aucune n’avait repéré un volcan en éruption. Sauf celle que le Truax avait annoncée, perspective terrifiante, et encore plus si l’on songeait aux théories cataclysmiques de Greenbaum.
Je savais bien qu’une centaine d’années ne représentait que le temps d’un clin d’œil au regard de processus comme la tectonique des plaques et le volcanisme, mais quand même – la Terre et Vénus sont de tailles comparables. L’intérieur de la Terre est toujours extrêmement brûlant ; si on tenait compte des similitudes de masse et de taille, l’intérieur de Vénus devait être exactement aussi chaud. Il ne se passe pas une année sur Terre sans que la chaleur interne se force un passage vers la surface dans une éruption volcanique majeure. Si aucun volcan ne crachait de lave bouillante et de vapeur pendant un siècle entier, nos géologues deviendraient dingues.
Et pourtant, tout au long de ce siècle d’observation de Vénus par des engins spatiaux, aucune éruption volcanique n’avait été enregistrée jusqu’à maintenant. Pourquoi ? Greenbaum avait-il raison ? La croûte de Vénus était-elle en train de devenir de plus en plus chaude, jusqu’au point où toutes les roches de surface se mettraient à bouillir réellement et à devenir de la lave en fusion ? Est-ce que tout cela allait nous sauter à la figure ?
— Venez avec moi, dit Fuchs, interrompant mes pensées cauchemardesques.
En me détournant de l’écran mural, je constatai qu’il était déjà à la porte et me regardait à son ancienne manière, désagréable et impatiente. J’en fus presque heureux.
Il me précéda le long du couloir central, puis descendit une échelle qui menait dans un compartiment étroit et nu. Une grosse trappe y était aménagée dans le sol. Fuchs manœuvra le panneau de contrôle et je réalisai que la porte donnait sur un sas en contrebas. Il s’y engouffra, puis sa tête réapparut au niveau du sol après un moment.
— C’est bon, Humphries, il y a de la pression de l’autre côté. Descendez.
Je m’approchai du bord du sas et vis qu’il avait ouvert la trappe du fond et s’y engageait. Je descendis en me servant des anneaux scellés dans la paroi circulaire du sas. Le métal en était brillant et neuf, comme s’ils avaient très peu servi. Une échelle était déployée au-dessous du sas, et échelon après échelon, je finis par poser pied sur le sol.
En tournant sur moi-même, je me rendis compte que nous étions dans un local qui ressemblait à une sorte de petit hangar à bateaux.
Et là, emplissant la pièce, se trouvait un vaisseau aux lignes pures en forme de flèche, fait de cermet blanc et brillant. Son nez effilé était transparent. De l’arrière évasé pointaient trois réacteurs.
— Qu’en pensez-vous ? demanda Fuchs qui souriait de satisfaction en regardant le vaisseau.
— Plutôt petit, dis-je.
— Il est fait pour un seul homme.
Je hochai la tête. En marchant lentement tout autour, je remarquai plusieurs bras articulés repliés étroitement le long des flancs du véhicule. Je lus également le nom que Fuchs avait fait inscrire sur le côté : Hécate.
Il capta mon air interrogatif :
— C’est une déesse du monde souterrain, associée à la sorcellerie et autres choses du même acabit.
— Oh !
— Ce vaisseau m’emmènera à la surface de l’enfer, Humphries. Vous saisissez l’allusion ?
— Elle est assez grossière, dis-je.
— Je ne suis qu’un poète amateur, rétorqua-t-il en prenant la mouche. C’est facile de critiquer.
— Ce vaisseau manœuvrera par lui-même ? Il ne sera pas relié au Lucifer ?
— Non. Pas d’attache. Hécate sera indépendant.
— Mais…
— Oh, je sais que vous aviez un bathyscaphe normal sur votre vaisseau. Ça n’aurait jamais marché.
— Les meilleurs designers du monde ont construit ce bathyscaphe pour moi ! répliquai-je, agacé.
— Évidemment, ricana Fuchs. Et vous alliez planer avec l’Hespéros au-dessus de l’épave et envoyer votre bathyscaphe et ses bras articulés vers la surface.
— Tout à fait. Et les câbles qui nous auraient reliés auraient aussi été un cordon ombilical me fournissant l’air et l’électricité, et le refroidissement.
— C’est bien ce que je pensais. Est-ce que vous croyez vraiment que quiconque, que ce soit Duchamp, Rodriguez, voire même Dieu et ses anges auraient pu maintenir votre vaisseau mère en suspens au-dessus de l’épave plus de dix minutes d’affilée ? Vous auriez été balancé dans tous les sens.
— Non ! rétorquai-je avec chaleur. Nous avions fait des simulations qui montraient qu’on pouvait maintenir la position du vaisseau. L’air est tellement dense là-dessous que rester sur place ne pose pas de problème.
— Peut-être s’il s’agissait d’une petite plaine bien sympathique avec toute la place qu’on veut, mais auriez-vous pu vous maintenir comme ça dans cette vallée qui serpente ? se moqua Fuchs. Qu’est-ce qu’elles vous montraient là-dessus, vos précieuses simulations ?
Je le foudroyai du regard, mais dus admettre qu’il avait raison.
— Nous n’avons pas fait de simulations de ce genre de conditions.
— Mais ce sont bien les conditions devant lesquelles nous sommes, pas vrai ?
Il jubilait.
— Est-ce que vous croyez vraiment que votre véhicule va vous emmener à la surface et vous ramener sain et sauf ?
Plein d’assurance, Fuchs balaya ma question d’un geste de la main.
— Hécate a été conçu d’après les submersibles que les océanographes utilisent sur Terre. Ils sont allés au fond de la fosse la plus profonde du Pacifique, à dix kilomètres sous la surface ou même plus. La pression y est six fois plus forte qu’à la surface de Vénus.
— Et la chaleur !
— C’est le gros problème, évidemment, dit-il légèrement. Hécate est trop petit pour avoir des échangeurs de chaleur et des systèmes de refroidissement comme nous en avons sur le Lucifer.
— Alors comment…
— La coque d’Hécate est truffée de tuyaux qui contiennent un fluide absorbeur de chaleur. Même les hublots d’observation sont pourvus de micro-conduits.
— Mais à quoi bon ? insistai-je. Ça ne sert pas à grand-chose de transporter la chaleur d’un endroit du vaisseau à l’autre. Il faut s’en débarrasser, l’envoyer à l’extérieur.
— Ah, ça, c’est le côté élégant de l’affaire, fit-il avec un sourire carnassier.
— C’est-à-dire ?
— La plus grosse partie de la masse d’Hécate est du ballast : des lingots d’un alliage à base de plomb. Un alliage très spécial, que nous avons développé dans la Ceinture pour ce cas précis. Très dense. Et qui fond presque exactement à quatre cents degrés Celsius.
— Je ne vois pas le rapport.
— C’est pourtant simple, dit Fuchs en étendant les mains. Tellement simple que vos brillants designers n’ont pas été capables d’y penser.
Il me regardait, attendant ma réaction comme un de mes professeurs qui me croyait toujours mieux préparé pour son cours que je ne l’étais en réalité. Je me détournai, le visage plissé par la concentration. Un alliage métallique. Quel pouvait être l’intérêt de transporter des lingots de métal en guise de ballast pour descendre à la surface…
— Il fait assez chaud là-dessous pour faire fondre du plomb, pensai-je tout haut.
— C’est ça !
Fuchs, moqueur, applaudit des deux mains.
— Mais je ne vois pas… Les lingots d’alliage absorbent la chaleur du vaisseau.
— Précisément ! Et j’évacue le métal fondu, et ça me débarrasse en même temps de la chaleur qu’il a absorbée.
— Mais ça ne marchera que tant que vous aurez des lingots à bord.
— Oui. Les calculs indiquent que je peux passer une heure à la surface. Je peux peut-être allonger ça à soixante-dix ou soixante-quinze minutes. Mais pas plus.
— C’est… – je cherchais le mot – … ingénieux.
— Ce sera ingénieux si ça marche, dit-il d’un ton bourru. Si ça ne marche pas, ça restera une idée idiote.
Je ne pus m’empêcher de rire.
Mais il regardait au-delà de moi, au-delà d’Hécate et de ce local minuscule.
— Je descends, Humphries. Je descends au cœur de l’enfer. Je serai le premier homme sur Vénus. Mort ou vif, personne ne pourra m’ôter cela. Le premier homme en enfer.
J’en fus bouche bée. Il attendait ça, il chérissait cette idée. Plus rien d’autre n’avait d’importance. Il était entièrement tendu vers ce but, les yeux brillants, les lèvres étirées dans une expression qui aurait aussi bien pu être prise pour de l’extase que pour un rictus de méfiance. Et il ne mâchonnait plus de pilule.
— C’est paradoxal, n’est-ce pas ? continua-t-il, rayonnant dans l’expectative. Nous avons pratiquement éliminé le vieillissement, banni la mort. Nous pouvons vivre en restant jeunes aussi longtemps que nous le voulons ! Et que faisons-nous ? Nous nous battons à mort pour atteindre la surface de l’enfer. Nous risquons notre peau pour des expéditions que seul un fou entreprendrait. Voilà la nature humaine.
Je restai sans voix. Les mots me manquaient pour qualifier l’intensité féroce et démente de son attitude.
Finalement, il reprit ses esprits et secoua la tête.
— O.K., allons-y. Je n’ai pas de temps à perdre.
Il désigna du pouce l’échelle qui menait au-dessus du sas.
Tandis que nous remontions vers ses quartiers, je me demandai pourquoi il avait pris la peine de me montrer Hécate. Était-ce de la fierté ? Voulait-il que j’admire son petit vaisseau et toute l’ingéniosité qui avait présidé à sa construction ? Son ingéniosité à lui, cela allait de soi.
Oui, me dis-je en approchant du pont, il veut se faire valoir. Auprès de moi.
Il avait l’air d’être revenu à son tempérament fort et sûr de lui. Il n’y avait plus trace d’incertitude ou d’infirmité dans son apparence. Il avait hâte de piloter Hécate vers la surface de Vénus.
C’est alors que cela me sauta aux yeux. Il ne voulait pas seulement m’épater avec son vaisseau. Il jubilait. Pour me montrer à quel point il était plus intelligent et plus fort que moi, pour me faire toucher du doigt que c’était lui et non moi qui allait descendre à la surface et réclamer la prime pendant que je resterais là dans le Lucifer, comme un malheureux, un faible d’esprit impuissant.
Je me sentis à nouveau bouillant de haine à son égard. Et pour être sincère, j’appréciai ce sentiment.
Je pris mon quart sur le pont, puis retournai à la station de pompage principale. Fuchs faisait des tours autour de l’épave, à environ cinq mille mètres au-dessus des pics qui entouraient ce qui pouvait bien rester de mon frère et de son vaisseau.
J’avais lutté contre les messages d’alerte croissante que lançait mon corps à mon cerveau. Tout au long de mon quart aux pompes, je sentis les picotements et la faiblesse dans mes jambes gagner lentement mes bras.
Ma vision devint légèrement trouble, malgré les nombreuses fois où je me frottai vigoureusement les yeux. Il me fallait faire un effort conscient pour soulever ma cage thoracique et respirer. Je commençai à me sentir glacé et je me mis à frissonner.
Je tins le coup jusqu’au bout de mon quart, mais je savais que je ne pourrais pas tenir encore longtemps sans aide. Tel un ivrogne qui essaie de démontrer qu’il est en possession de toutes ses facultés, je marchai avec raideur le long du couloir, passai le pont, les quartiers de Fuchs et de Marguerite, me dirigeant vers le local à pharmacie.
Elle n’y était pas. Le local était vide. Je me sentais tellement à bout que je songeai à grimper sur la table, et à fermer les yeux. Mais je ne les rouvrirai peut-être plus jamais, me dis-je.
Elle devait bien être quelque part. Si mon cerveau avait été en état de fonctionner normalement, je me serais servi de l’intercom pour la trouver. Mais je ne raisonnais pas normalement. Elle devait bien être quelque part, c’est tout ce que je savais. Peut-être dans ses quartiers.
Je me forçai à rebrousser chemin et allai frapper à sa porte. Pas de réponse. Elle aurait dû y être, me dis-je, piqué. Je fis coulisser la porte ; elle n’était pas verrouillée. Sa cabine était vide.
Par les sept cités de Cibola, où pouvait-elle bien être ? J’enrageais.
Dans les quartiers de Fuchs ! C’est là qu’elle est. Elle prétend qu’elle ne couche pas avec lui, mais elle est chez lui, rien que tous les deux ensemble.
La porte de Fuchs n’était qu’à quelques pas. Je ne pris pas la peine de frapper. Je poussai la porte, qui coulissa facilement.
Il était sur le lit, à moitié nu. Et elle était penchée sur lui.