SAUVÉ
La barre de commande des propulseurs était bloquée en position maximale tandis que l’Hécate s’élevait en s’éloignant de la fissure chauffée à blanc. Heureusement, les propulseurs furent à court de carburant en quelques secondes. Sinon, le vaisseau se serait élevé comme un missile et aurait commencé à s’incliner à mi-chemin au-dessus de Vénus pour retomber et s’écraser sur le sol. En fait, le petit Hécate jaillit de la surface comme un chat ébouillanté, le nez pointé vers les nuages quelque trente kilomètres au-dessus.
La température descendit à un « petit » quatre cents degrés tandis que l’Hécate continuait de s’élever. J’étais groggy, épuisé. Tout ce que je voulais, c’était fermer les yeux et m’endormir. Mais Fuchs ne me le permettait pas. Il rugissait dans mes écouteurs. Sa voix tonitruante, de plus en plus insistante, me cassait les oreilles, pénétrant mon esprit et me sortant de l’hébétude due à la chaleur.
— Réponds-moi, grogna-t-il. Ne te laisse pas mourir, ne prends pas le chemin le plus facile. Réveille-toi ! Défends-toi !
Au bout d’un moment je réalisai qu’il n’était pas en train de m’engueuler. Il me suppliait. Il me priait de rester éveillé, en alerte, pour me sauver, pour que je ne meure pas.
J’étais encore fasciné par l’horreur de la fissure gigantesque qui brûlait sous mes yeux. Le gouffre de l’enfer, pensai-je. Je regardais dans le gouffre de l’enfer. Et je compris que l’âme de Fuchs était ainsi, à l’intérieur. La rage brûlante. La fureur qu’il avait refoulée en lui. C’était suffisant pour tuer un homme ordinaire. C’était un miracle que cela ne l’ait pas déjà tué.
— Réponds-moi, bon sang. (Fuchs se faisait suppliant, empressé, cajoleur.) Je peux te sauver, mais il faut que tu m’aides, bon sang.
J’étais toujours en train de cuire dans l’Hécate et je me sentais aussi faible et mou qu’un spaghetti trop cuit.
— Je… suis… là, dis-je.
Ma voix dépassait à peine le niveau d’un sifflement rauque.
— Bien ! coupa-t-il. Maintenant, écoute-moi. Tu te trouves à peu près à quinze mille mètres au-dessus du sol. Tu n’as plus de carburant et tu voles comme un planeur. J’arrive derrière toi, mais le Lucifer ne pourra pas te rejoindre assez vite si tu ne nous aides pas.
Assez vite pour quoi ? Je réalisai alors que c’était assez vite pour que je ne meure pas.
Je regardai par le hublot avant et vis que le module de sauvetage du Phosphoros se trouvait toujours entre les pinces du manipulateur.
— J’ai le… module, dis-je. Tu gagneras le prix… quoi qu’il… m’arrive.
— Idiot ! cria la voix stridente de Marguerite. Il essaie de vous sauver la vie !
Cela me fit ouvrir les yeux.
— Attention, dit Fuchs d’un ton apaisant. Tu vas devoir naviguer. Ton tableau de bord devrait encore fonctionner.
— Oui…
Il commença à me donner des instructions, d’une voix calme mais impérative, tentant de me faire tourner sur un grand arc descendant afin qu’il puisse approcher le Lucifer suffisamment près pour me prendre à son bord.
Je ne suis pas un très bon navigateur, me dis-je, fatigué, en essayant de comprendre ses ordres et de les exécuter. Je ne suis pas pilote. Qu’attend-il de moi ? Pourquoi ne me laisse-t-il pas tranquille ? Pourquoi fait-il cela ?
Le souvenir de la voix perçante de Marguerite répondit à cette question : Il essaie de vous sauver la vie !
— Tu corriges trop, dit brutalement Fuchs. Remonte le nez, sinon tu replonges vers le sol.
— J’essaie…
C’était une bonne chose que je n’aie qu’à glisser mes doigts sur le tableau de bord. Cependant, ce n’était pas facile ; mes doigts étaient brûlés et me faisaient si mal que j’utilisais mes articulations sur les touches. Les contrôles étaient plus réactifs maintenant que lorsque nous étions tout près de la surface. L’air y était à peu près dix fois plus dense que sur la Terre au niveau de la mer. L’Hécate avait un comportement à peu près à mi-chemin entre un sous-marin et un planeur.
Le vaisseau tremblait, secoué comme une créature vivante en train de nager dans l’air étouffant d’une fournaise. Le fait de transporter le module sphérique devant le vaisseau ne devait certes pas améliorer mon aérodynamisme. J’aurais pu voler plus facilement si je relâchais le module. Mais je secouai la tête dans mon casque. Quoi qu’il reste d’Alex dans le module, j’en suis sûr, nous sortirons de là ensemble, grand frère, lui dis-je silencieusement. Nous vivrons ou nous mourrons ensemble, Alex.
Soudain, Fuchs hurla :
— Non, non, non ! Mets-toi en palier ! Utilise l’horizon comme guide. Garde ton nez sur l’horizon.
C’était plus facile à dire qu’à faire. L’air était encore suffisamment dense pour distordre la vision à longue distance. L’horizon n’était pas plat. Il s’incurvait manifestement vers le haut, comme une boule ou comme la surface courbe d’un liquide épais dans un tube à essai.
— La portance de ton vaisseau déclenchera l’ascension si tu maintiens une attitude correcte, dit Fuchs, plus calmement.
Puis il ajouta :
— Et la vitesse. Il faut que tu maintiennes ta vitesse, aussi.
L’Hécate s’élevait maintenant ; toujours secoué, mais glissant de façon à peu près stable. La chaleur m’étourdissait, j’avais la bouche sèche, tous les muscles de mon corps hurlaient de douleur.
— La position et la vitesse déterminent l’altitude, disait Fuchs, presque comme s’il récitait une ancienne formule. Tu t’en sors bien, Van.
— Merci, marmonnai-je.
— Continue comme ça.
— Je ne sais pas… si je peux rester… conscient plus longtemps, balbutiai-je.
— Il le faut ! coupa-t-il. Il n’y a pas le choix. Il faut que tu restes éveillé et que tu pilotes ton vaisseau, autrement nous ne pourrons pas être au rendez-vous.
— J’essaie.
— Alors essaie plus fort ! Reste éveillé.
— Il fait chaud…
— Encore quelques minutes, dit Fuchs, se faisant soudain cajoleur, presque suppliant. Encore quelques minutes.
Je clignai des yeux. Loin devant sur l’horizon brûlant, je vis un point noir se déplacer. Nous étions toujours sur la face cachée de Vénus, mais la lueur du sol était suffisamment brillante pour que je puisse distinguer un point sur les nuages jaune grisâtre au-dessus de moi. Ce ne pouvait être que le Lucifer.
Ou bien une illusion d’optique, ricana une voix sardonique dans ma tête. Ou même une hallucination.
La voix de Fuchs grésilla de nouveau dans mes écouteurs :
— Je ne peux pas te voir, mais je te détecte au radar. Maintiens ta vitesse actuelle et ta position, mais tourne à gauche de dix degrés.
— Dix degrés ?
Je regardai le tableau de bord en clignant des yeux. Il me semblait flou et mystérieux.
— Tourne à gauche. Je te dirai quand arrêter.
Je glissai mes articulations sur les boutons de contrôle, doucement, prudemment, et je fixai le point noir au loin sur l’horizon incurvé, de mes yeux défaillants.
— Trop loin ! Reste là ! Garde le cap. J’ajusterai notre route pour croiser la tienne.
Tout ce que je voulais faire, c’était dormir. M’éteindre. Mourir. Cela n’avait plus d’importance. Je m’en moquais. Mais je me souvins pourquoi j’étais là, ce que je m’étais promis de faire. Très bien, dis-je, à quelque dieu qui me regardait : si je meurs, ce ne sera pas parce que j’aurai abandonné.
Juste à ce moment, comme une réponse silencieuse, le Lucifer s’éclaira comme une décoration de Noël. Des lumières mobiles s’allumèrent tout le long de sa coque en forme de larme et commencèrent à clignoter, comme une balise de bienvenue.
Les quelques réserves d’adrénaline, de moral, ou simplement de pur entêtement qu’il me restait se réveillèrent. J’avais toujours mal de la tête aux pieds, je me sentais toujours aussi faible qu’un chaton nouveau-né, ma combinaison était toujours trempée de sueur et la chaleur me faisait toujours suffoquer. Mais je gardais les yeux ouverts et manipulais de mes mains brûlées les touches de contrôle, faisant au mieux pour conserver la vitesse et la position exigées par Fuchs.
Puis il dit :
— Maintenant, le plus dur.
Et mon cœur se serra.
— Tu dois perdre un peu d’altitude et beaucoup de vitesse, pour que tu passes en dessous de nous, là où nous pourrons t’attraper.
Je me souvenais que le rendez-vous était une manœuvre tellement difficile dans les simulations, que je l’avais ratée le plus souvent, et cela avec un Hécate motorisé. Maintenant, je pilotais un planeur ; j’avais utilisé tout le carburant des propulseurs en essayant de m’arracher aux bras qui me retenaient au sol.
— Tu n’auras le droit qu’à un essai, avertit Fuchs, donc il faut que tu réussisses du premier coup.
— Compris, fis-je d’une voix sèche et rauque.
— J’aurais pu le faire avec les contrôles automatiques à partir d’ici sur le Lucifer, ajouta-t-il, mais tes ordinateurs ne répondent pas à mes signaux.
— Ils doivent être endommagés, dis-je.
Fuchs répondit :
— Peut-être la chaleur.
Mais je me rappelai que l’Hécate avait heurté un bloc de pierre quand le raz de marée avait déferlé pour la première fois. Très vraisemblablement, les antennes du récepteur de contrôle à distance avaient été endommagées à ce moment-là.
— O.K., maintenant, décida Fuchs.
Je l’entendais prendre une profonde inspiration, comme un homme sur le point de commencer une tâche extrêmement difficile.
— Les volets de plongée cinq degrés par le bas.
Je savais où se trouvait le contrôle des volets de plongée. Il fallait que j’étire ma jambe pour que la pointe de mon pied se trouve sur la pédale de gauche. J’eus une crampe horrible au pied, mais je pensais que la douleur m’aidait bien à rester éveillé. L’afficheur montrait moins un, moins deux…
Soudain, j’entendis un grincement déchirant et l’Hécate se retourna sur le dos si brutalement que je fus projeté contre le plafond du cockpit exigu.
Je dus crier, ou du moins hurler quelque chose. Fuchs aboyait dans mes écouteurs, mais je ne parvenais pas à comprendre ses mots. Le vaisseau tournait sur lui-même comme fou, me projetant à l’intérieur du cockpit comme la balle d’un jeu de squash rebondissant sur les murs. Ma tête cognait dans le lourd casque de métal ; malgré le rembourrage, je vis des étoiles et sentis le goût du sang dans ma bouche.
Une pensée réussit à surmonter la douleur, une des leçons que j’avais apprises durant les simulations. Les fusées stabilisatrices. L’Hécate avait un ensemble de petites fusées placées sur le nez, la queue et le long des côtés de la coque. Je tentai de m’approcher du bouton jaune brillant qui les mettait à feu, puis je réalisai que tout cela avait commencé quand j’avais manœuvré les volets de plongée. Il fallait que je les ramène en position neutre avant que les fusées ne puissent stabiliser la rotation du vaisseau.
Je vis une lumière rouge brillante clignoter en face de moi sur le panneau de contrôle. L’un des volets de plongée n’avait pas répondu à ma commande. C’est ce qui avait provoqué la rotation de l’Hécate. Il avait dû être endommagé au sol, tordu ou brisé contre ce rocher.
Fuchs était toujours en train de rugir, mais je concentrai mes dernières réserves d’énergie sur le tableau de bord. En luttant comme un damné contre la force centrifuge due à la rotation du vaisseau, je ramenai le volet de plongée à sa position neutre et je mis à feu les fusées stabilisatrices.
Pendant un moment, je crus que l’Hécate se déchirerait en morceaux. Mais la rotation ralentit, puis s’arrêta. Le vaisseau était de nouveau sous contrôle.
Et il plongeait rapidement vers le sol.
— Remonte ! Remonte ! hurlait Fuchs. Remonte le nez du vaisseau !
Sa voix était rauque et pressante.
— J’essaie, coassai-je.
Les petits boutons de contrôle semblaient fonctionner correctement. L’Hécate remonta en chandelle, laissant mon estomac sur place.
En suivant ce que Fuchs me commandait, m’écorchant douloureusement les doigts, je fis monter l’Hécate de nouveau à l’altitude voulue et l’approchai doucement du Lucifer, ballotté en tous sens. Mes forces s’évanouissaient rapidement. Il faisait tellement chaud, et le peu de réserves d’adrénaline avec lesquelles j’avais tenu étaient maintenant totalement épuisées.
En regardant par le hublot avant, je vis le Lucifer s’agrandir avec ses lumières clignotantes. Les portes de sa soute s’ouvrirent et les bras d’accrochage s’étendirent dans ma direction. Je descendis légèrement mes manipulateurs afin de mieux voir les bras d’accrochage.
— La vitesse a l’air bonne, disait Fuchs, chantant presque comme un père qui berce son bébé.
Ce serait bon de dormir, pensai-je. Puis je réalisai à nouveau qu’il était mon père. Avait-il des sentiments paternels envers moi ? Il y avait un jour ou deux, il me méprisait comme le fils de son ennemi mortel. Maintenant, il me guidait afin de me sauver.
— Tiens-le comme ça, dit-il doucement.
Je ne pouvais pas le tenir. L’Hécate n’était pas un objet inanimé, c’était un vaisseau vibrant dans les courants d’air chaud et dense de Vénus. Le vaisseau avait une âme, et je n’en étais pas le maître, mais un simple mortel épuisé et terrifié qui tentait d’obtenir de cette créature indépendante la faveur de rester avec moi quelques instants encore.
— Remonte le nez.
Automatiquement, je déplaçai mes mains écorchées sur le tableau de bord.
— Encore un peu… encore un peu…
L’Hécate recommença à se secouer, plus violemment encore, se cabrant comme un cheval sauvage et obstiné qui n’aimait pas la façon dont il était traité.
— Ne le laisse pas s’écarter ! cria Fuchs. Descends un peu le nez !
La soute du Lucifer s’avançait devant moi, ses bras d’accrochage se balançant pour m’atteindre. Il me semblait que j’allais m’écraser sur eux.
— Encore quelques mètres, cajola Fuchs.
— Je… ne… peux… pas…
Tout s’évanouissait, se mélangeant, se délavant comme des aquarelles sous la pluie. Ce serait merveilleux de goûter la pluie, pensai-je, d’être debout sous la douce ondée de la Terre et de sentir l’eau bienfaisante éclabousser mon visage et s’écouler le long de mon corps brûlé et endolori.
J’entendis le choc du métal contre le métal au moment précis où tout s’obscurcit.