MAJORQUE

J’avais décidé d’organiser une soirée chez moi, avec une douzaine de mes amis les plus proches, un très mauvais coup en fait. Ils s’étaient obligeamment envolés des horizons les plus lointains, tous habillés à la dernière mode : tenues de soirée néo-victoriennes pour les hommes, et toges courtes ornées de plumes artificielles et de pierres précieuses pour les femmes.

Les modes sont éphémères. On m’avait raconté qu’autrefois les jeunes adultes comme moi-même et mes amis portaient volontiers des tenues camouflées militaires. Les jeunes de la génération suivante pratiquaient le piercing sur le nombril, les sourcils et même les organes sexuels, et arboraient des anneaux métalliques un peu partout. Leurs enfants passaient leur adolescence avec des vestes de plastique imitant les armures des samouraïs, et se faisaient tatouer le visage comme les guerriers maoris.

La mode dans mon groupe, c’était l’extrême sophistication. On s’habillait de tenues de soirée extravagantes et de tuniques à paillettes. On faisait semblant de fumer de fausses cigarettes faites de matières organiques inoffensives. On étincelait de bijoux, bracelets, boucles d’oreilles en métaux précieux des Astéroïdes. On parlait d’un ton élégant et désabusé en affichant un cynisme piquant à la Oscar Wilde ou à la Bernard Shaw. Le langage cru était exclu et aucun gros mot ne sortait de nos bouches distinguées.

Mais, malgré toute cette sophistication et cette élégance, ma petite réunion tournait au fiasco. C’était terriblement embarrassant d’avoir à leur annoncer que je ne pourrais pas les emmener avec moi sur Vénus. J’exprimai confusément les raisons de cette décision, et j’eus la surprise de lire du soulagement sur certains visages.

Mais sur certains seulement.

— Tu veux dire que tu m’as fait faire tout ce voyage depuis Boston simplement pour me dire que tu annules ton invitation ? demanda Quenton Cleary.

Il arborait un splendide uniforme cramoisi de hussard, muni d’une fourragère en or, la poitrine pleine de rubans et de médailles. Quenton, un vrai athlète, était la star de l’équipe internationale de volley qu’il avait mise sur pied. Il avait même organisé une rencontre sur la Lune avec l’équipe amateur de Sélène-City, et ils avaient failli gagner malgré les conditions très différentes.

— C’est impossible, dis-je misérablement. On ne pourra même pas trouver une cabine pour le Pr Cochrane.

Quand j’essayai à nouveau d’expliquer le contexte, Quenton attrapa sur la table le plateau de flûtes à champagne en cristal et le balança à travers le salon. Elles se fracassèrent en mille morceaux contre la cheminée de pierre.

Ça c’était tout Quenton, physiquement du moins. Mais il n’était pas idiot : il n’y avait personne près de la cheminée au moment de son geste de mauvaise humeur. Personne ne fut atteint, et cela n’endommagea pas non plus le Vermeer accroché au-dessus de la cheminée.

— Tu charries, Quenton ! dit Basil Ustinov.

— Mais tu te rends compte que je suis venu de Boston pour ça ! pesta Quenton, furieux.

— Et moi je viens de Saint-Pétersbourg, riposta Basil. Et alors ? Moi aussi je suis déçu, mais si Van ne peut rien y faire il n’y a pas de raison de tout casser chez lui.

Tous étaient venus de loin, en fait, sauf Gwyneth, qui suivait en ce moment des études à Barcelone. Bien entendu, avec les Clipperships, il n’y avait pas plus d’une heure entre deux aéroports importants sur Terre. Il me fallait plus de temps pour aller de New Palma jusque chez moi là-haut dans les hauteurs de Majorque, que pour voler jusqu’à Boston. J’avais envisagé de faire aménager ici un terrain d’atterrissage pour hélicoptères ou petits jets, mais j’avais renoncé à me bagarrer à ce sujet avec mes voisins et avec les autorités locales.

Je comprenais parfaitement leurs réticences, d’ailleurs. Il régnait un calme merveilleux dans ces collines, loin du tonnerre des réacteurs et du tourbillon des hélicos. Même les bus de touristes étaient interdits de passage dans la cité, et du coup cette partie de l’île baignait dans la tranquillité.

Assis là dans le confort douillet de mon divan préféré, contemplant la Méditerranée à travers la grande baie vitrée, je réalisai à quel point j’aimais cet endroit. La mer était calme, la longue houle plate se colorait d’un couchant rosé. Les collines descendaient en une succession de terrasses garnies de jardins potagers et de vignes. Hannibal avait vu ces terrasses. Cette terre avait été cultivée bien avant qu’on commence à en écrire l’histoire.

L’élévation du niveau des mers avait entraîné l’inondation des plages, bien sûr, et aussi de la vieille ville de Palma. Même la petite mer Méditerranée avait avalé ses anciens rivages. Mais Majorque restait aussi près d’un paradis qu’on pouvait l’imaginer.

Et je m’apprêtais à quitter tout ça pour aller vivre dans une enveloppe métallique des mois durant en risquant ma peau pour être le premier à me poser sur la surface brûlante de Vénus. Je secouai la tête devant l’absurdité de la situation où je m’étais moi-même embarqué.

Mais Quenton continuait à se monter la tête.

— Je ne supporte pas les promesses non tenues, dit-il avec force. Van, tu n’as pas tenu parole.

— Je ne peux plus rien y faire, dis-je.

— Je ne peux pas te croire.

Je me levai, les joues brûlantes :

— Tu me traites de menteur ?

Quenton soutint mon regard :

— Tu avais fait une promesse et maintenant tu la renies.

— Alors, fous le camp, m’entendis-je répondre avec surprise, mais je me sentais tout d’un coup très en colère.

Francesca Ianetta s’offusqua :

— Vraiment, Van !

— Toi aussi, lâchai-je. Et vous tous.

Je balayai toute la pièce de ma main levée et criai :

— Foutez-moi le camp, tous ! Tout de suite. Laissez-moi seul.

Un silence stupéfait s’installa un instant dans la pièce. Puis Basil extirpa son anatomie rondouillarde du fauteuil où il était vautré.

— Je crois que je ferais mieux de retourner travailler, dit-il.

Ce que Basil appelait son travail consistait à barbouiller un écran de couleurs variées. C’était un artiste de talent, tout le monde s’accordait là-dessus, mais extrêmement paresseux. Il pouvait se le permettre : sa maîtresse était extrêmement riche.

Opinant brièvement, je dis :

— Ouais, tu ferais mieux.

— Je repars pour Rome, annonça Francesca avec hauteur. J’ai un opéra en cours.

— Parfait, dis-je. Si jamais tu trouves une idée un jour, tu pourras peut-être le terminer.

— Écoute, vraiment ! fit-elle, vexée.

— Allez-vous-en tous, répétai-je en les chassant vers la porte. Allez !

Stupéfaits, choqués de ma soudaine brutalité, ils quittèrent ma maison.

Toujours sous le coup de la colère, je les observai de la fenêtre de mon salon, procession de flamboyantes automobiles aux couleurs criardes, moteurs électriques à peine audibles, dévalant la route en zigzag qui descendait des collines vers l’autoroute.

— Les voilà partis.

Je me retournai. Gwyneth se tenait à mes côtés. Elle était restée, et j’en fus heureux.

Un mot me venait à l’esprit quand je pensais à Gwyneth : la classe. Elle avait une façon de me regarder, un regard oblique à travers ses longs cils qui me disait qu’elle me désirait autant que je la désirais. On aurait pu dire autrefois que c’était une courtisane, une femme entretenue ou pire encore. À mes yeux, c’était une compagne, une amie qui partageait avec moi son corps et son esprit. Gwyneth était sérieuse et calme, aussi sûre qu’on pouvait le souhaiter d’une compagne. Elle possédait un solide sens de l’humour, que peu de gens percevaient. Elle était mince, menue, une sorte d’elfe, avec de longs cheveux auburn qui flottaient magnifiquement dans la brise quand nous faisions de la voile ensemble. Son visage me faisait fondre, avec ses pommettes finement ciselées, ses lèvres sensuelles, et ses yeux noisette en amande.

— Tu ne m’en veux pas à moi, hein ? demanda-t-elle avec un sourire timide.

Ma colère retomba d’un coup.

— Comment le pourrais-je ?

Elle me gratifia d’un regard étrange, railleur.

— La façon dont tu les as balancés… Ils vont commencer à comprendre à quel point tu es fort en réalité.

Surpris, je demandai :

— Fort, moi ?

— Vraiment fort, oui, dit Gwyneth en scrutant mon visage. Pas comme les emportements ridicules de Quenton. C’est de l’acier, Van, tout au fond de toi.

— Tu crois ?

— Je l’ai su dès la première fois où je t’ai vu. Mais tu le caches bien, même vis-à-vis de toi.

Puis elle ajouta dans un murmure :

— Surtout vis-à-vis de toi-même.

Subitement je me sentis mal à l’aise. Je me détournai d’elle et portai mon regard vers les voitures qui disparaissaient sur la route en contrebas.

— Tu aurais pu prévoir qu’ils se dégonfleraient, dit Gwyneth en se rapprochant de moi. Pas un seul d’entre eux n’a proposé de partir avec un autre.

Je n’en avais pas pris conscience jusqu’à ce qu’elle me le fasse remarquer. Ils auraient très bien pu descendre ensemble s’ils l’avaient voulu ; les voitures-robots pouvaient rejoindre toutes seules l’aire de location à l’aéroport.

Nous retournâmes dans le grand salon vide. Les robots ménagers avaient déjà nettoyé les débris de verre.

— Je suppose que je ne les reverrai jamais, fis-je.

Elle eut un sourire glacial.

— Ils vont oublier ton éclat… tant que tu auras du fric.

— Ne sois pas cruelle, dis-je. Je n’aime pas l’idée qu’ils me supportent uniquement pour mon aide financière.

C’était pourtant la vérité : j’étais le principal bailleur de fonds pour l’opéra de Francesca, et – j’y repensais à présent – Quenton m’avait fait un emprunt pour faire vivre son équipe. Cela remontait à plus d’un an maintenant, et pas un mot de lui quant au remboursement.

Qu’est-ce qu’ils feraient quand ils réaliseraient que j’étais à sec ? Je n’avais pas trouvé le courage de leur dire que je n’avais plus aucun revenu. Je vivais sur les prêts bancaires accordés avec réticence contre l’espoir du prix de dix milliards de dollars. La plupart des directeurs de banque étaient de mes amis ou des amis de la famille, mais ils devenaient de plus en plus nerveux tous les mois. Comme si c’était avec leur argent personnel qu’ils jouaient ! Je ne leur avais rien dit au sujet de Lars Fuchs et ils n’étaient apparemment pas aussi bien informés que mon père à ce sujet.

Gwyneth sortit avec moi sur la terrasse pour contempler les derniers rayons du coucher de soleil. Le ciel virait au rouge feu, parsemé de nuages roses. La mer étincelait de pourpre. De là-haut on pouvait entendre comme un chuintement la faible houle qui déferlait tout en bas sur les anciennes terrasses.

Gwyneth était trop belle dans sa gracieuse tunique longue en lamé or. Elle pencha la tête sur mon épaule. Je lui glissai un bras autour de la taille.

— Moi aussi je dépends de toi financièrement, dit-elle en un soupir. Ne l’oublie pas.

Deux ans auparavant, quand j’avais rencontré Gwyneth pour la première fois, elle était danseuse à Londres. Et puis elle avait décidé de faire une maîtrise d’histoire de l’art à la Sorbonne. À présent elle suivait des cours d’architecture à Barcelone. Je lui laissais la libre disposition de mon appartement là-bas. En deux ans de liaison, nous n’avions jamais évoqué le mot amour, même au lit.

— Ça n’a aucune importance, lui dis-je.

— Ça en a pour moi.

Je n’avais aucune envie de savoir ce qu’elle entendait par là. J’appréciais sa compagnie et, dans un certain sens, j’avais besoin d’elle. Besoin de son bon sens, de son soutien affectif, de sa force tranquille.

Elle se dégagea lorsque le soleil eut complètement disparu derrière l’horizon. Je me dirigeai vers la porte-fenêtre et nous nous retrouvâmes à l’intérieur.

— Tu te rends compte, dit Gwyneth en s’asseyant à mes côtés sur le grand divan, que la plupart d’entre eux sont ravis de ne pas partir avec toi ?

J’approuvai d’un signe de tête :

— Oui, j’ai vu pas mal de soulagement sur leurs visages. Sauf sur celui de Quenton.

Elle sourit.

— Quenton est simplement bien meilleur menteur.

— Mais il en avait vraiment très envie.

— Au début, oui, dit-elle. Mais ces dernières semaines, son ardeur s’était considérablement refroidie. Tu n’as pas remarqué ?

— Non. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Gwyneth haussa légèrement les épaules.

— J’ai le sentiment que plus on approchait d’un départ réel, plus Quenton – et tous les autres, bien entendu – s’apercevaient qu’ils avaient la trouille.

— La trouille ?

— Eh oui !

— Et toi ?

— Moi aussi.

Je me laissai tomber sur les coussins en encaissant tout ça.

— Et pourtant ils étaient tous d’accord pour y aller. Toi aussi.

— Au premier abord, c’était très excitant. Aller sur Vénus et tout ça… Mais c’est dangereux, non ?

J’opinai. Et avant de me rendre compte de ce que j’allais dire, j’admis :

— J’ai la trouille moi aussi.

— Ah… fit-elle.

— Je n’ai pas envie de faire ce truc. Pas la moindre envie.

— Alors pourquoi… ?

— J’ai absolument besoin du prix en dollars.

Gwyneth soupira.

— On en revient toujours au fric, pas vrai ?

— Je me sens complètement idiot.

— Mais si tu le fais… Quand tu reviendras, tu seras financièrement indépendant de ton père, définitivement. Ça vaut le coup, non ?

— Je peux y laisser ma peau.

— Ça…

Nous restâmes assis sans rien dire tandis que le jour déclinait, on n’y voyait presque plus dans le salon.

Finalement, je lâchai :

— Tu sais, c’est Alex qui m’a embarqué là-dedans, l’astronomie planétaire et tout ce qui tourne autour.

— Ah bon ?

Je ne pouvais pas distinguer son visage dans le noir.

— Oui. Il avait dix ans de plus que moi. Et d’aussi loin que je me souvienne, c’est vraiment ça qu’il voulait faire.

— Y compris les expéditions ?

— Je me rappelle, il a commencé à me mettre dans le coup quand il a été sur Mars. Je m’y suis promené avec lui en réalité virtuelle. C’était fascinant ! Un monde complètement différent. On allait de découverte en découverte.

Gwyneth se pressa contre moi pour m’écouter raconter Mars.

Finalement je lui dis :

— Ce n’est pas le fric. Pas du tout. Je vais sur Vénus pour retrouver mon frangin. J’y vais pour Alex.

Elle m’embrassa sur la joue et murmura :

— Bien sûr, Van. C’est pour ça que tu y vas.

Était-ce la vérité ? Est-ce qu’on parlait sincèrement tous les deux ? Je voulais que ça soit vrai. Ou plutôt… j’avais besoin que ça soit vrai.

Elle dit alors :

— Qu’est-ce qu’on fait pour l’appartement de Barcelone ?

— Pourquoi tu demandes ça ?

Elle eut un long moment d’hésitation.

— Eh ben, c’est seulement… Tu vois, si jamais tu ne reviens pas de ton expédition, je n’ai aucun droit de propriété… Ton père me jettera dehors, c’est sûr. Lui ou ses avocats.

Oh non, pensai-je, Papa ne te renverra pas. Il a certainement remarqué tes beaux yeux et ta belle petite gueule. Il prendra ma suite.

Mais au lieu de ça je lui dis :

— J’ai fait un testament. Je t’ai légué cet appartement. Ça ira comme ça ?

Elle m’embrassa encore, sur les lèvres cette fois. Nous n’avions jamais parlé d’amour, ni même de gratitude, mais nous nous comprenions parfaitement.