DÉCISIONS VITALES
Je me précipitai dans le corridor pour rejoindre le pont. Duchamp était aux commandes comme d’habitude. J’entendis la voix de Yeats, haletante d’épuisement :
— … beaucoup plus lent que prévu. C’est épuisant, dites donc.
— Il faut les faire rentrer immédiatement ! dis-je à Duchamp. Tout de suite ! Avant que ces bestioles ne les tuent.
Rodriguez n’était pas sur le pont. Riza Kolodny, à la console de communication, se tourna vers moi, puis vers le capitaine, et plongea le nez sur son écran, refusant de s’en mêler.
Avant que Duchamp ait pu répliquer, je poursuivis :
— Les organismes mangent la céramique. C’est du caviar pour eux, nom de Dieu !
Elle leva les yeux vers moi.
— Vous en avez la preuve ?
— Votre fille l’a dans son labo. Aucun doute ! Et maintenant, faites rentrer ces deux personnes !
Duchamp me regarda comme si elle avait envie de me trancher la gorge, mais elle toucha le bouton de communication sur le bras de son siège et dit d’une voix crispée :
— Yeats, Sakamoto, rentrez immédiatement. C’est un ordre.
— Ça vaut mieux pour moi, dit Yeats avec un soulagement évident, qui n’avait manifestement pas l’habitude des engagements physiques violents.
— Oui, capitaine, fit Sakamoto, d’un ton égal et aussi dénué d’émotion que celui d’un ordinateur.
Duchamp rappela Rodriguez sur le pont et Marguerite remonta de son laboratoire. Se faufilant avec moi à l’entrée du pont, elle afficha sur l’écran principal les résultats de ses expériences. Quelques minutes plus tard, le Dr Waller, Yeats et Sakamoto arrivaient dans le corridor. Je sentais leurs corps en sueur se pressant contre moi. Mon cœur battait la chamade ; j’avais la nausée, je respirais avec peine.
— Je continue à chercher des traces de céramique dans mes échantillons d’air, disait Marguerite à sa mère, mais pour l’instant il ne reste rien. Les organismes ont digéré jusqu’à la dernière molécule.
Si cette information secouait notre capitaine au regard d’acier, elle n’en laissa rien paraître. Se tournant vers Rodriguez, elle lui demanda :
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
Rodriguez, le front plissé, avait l’air assommé.
— Là, on est en plein cercle vicieux. Si on ne répare pas l’enveloppe, on sombre. Mais si on sort, les bestioles vont attaquer nos combinaisons qui risquent de se disloquer complètement.
— Et ça signifie la mort, dis-je. Quelqu’un pourrait être tué.
Il opina, avec un découragement évident.
Marguerite ajouta :
— Et pendant ce temps-là les organismes sont en train de grignoter l’enveloppe ; ça pourrait l’endommager jusqu’à… jusqu’à…
Elle s’arrêta, réalisant que si l’enveloppe lâchait, ça nous plongerait tous dans les profondeurs de l’atmosphère.
Est-ce que c’est ça qui est arrivé à Alex ? me demandai-je. Est-ce que son vaisseau a été dévoré par ces minuscules aliens affamés ?
Et puis je réalisai que ce n’était pas du tout des aliens. Ils étaient dans leur environnement naturel. C’est nous qui étions les aliens, les envahisseurs. Peut-être étaient-ils en train de nous combattre, essayant de nous éjecter de leur monde.
Non-sens ! me dis-je. Ce ne sont que des parasites. Des microbes. Ils ne pensent pas. Ils n’agissent pas de façon concertée.
C’est du moins ce que j’espérais.
Duchamp me regarda droit dans les yeux pour dire :
— Voilà ce qu’on va faire. Chacun de nous va prendre son tour pour réparer l’enveloppe. Et personne ne restera dehors plus longtemps que vous ne l’avez fait, Rodriguez et Humphries.
— Mais nos combinaisons ont été endommagées, objectai-je.
— On va faire des sorties plus courtes que la vôtre, dit Duchamp. Assez courtes pour que les parasites n’aient pas le temps d’endommager les combinaisons.
Derrière moi j’entendis Yeats grogner :
— Alors ça va être la course. Est-ce qu’on va être plus rapides à boucher les trous que les bestioles à bouffer l’enveloppe ?
Duchamp ajouta :
— Et pendant ce temps-là, on va plonger.
— Plonger ?
Riza sursauta.
— Il y a un passage clair entre cette couche de nuages et la suivante, à peu près cinq kilomètres en dessous, dit Duchamp.
Rodriguez eut un sourire froid :
— Ouais, pas de nuages, pas de parasites.
Je sentais Yeats prête à faire une objection, mais avant qu’elle pût s’exprimer, le capitaine reprit la parole :
— Willa, vous allez faire une estimation du temps qu’on peut rester dans l’atmosphère avant que les combinaisons soient endommagées.
— Bien, capitaine, dit Yeats d’un air sinistre.
— Tom, vous prenez le commandement. M. Humphries et moi nous allons sortir en premier. Chacun prendra son tour de travail. (Elle hésita un moment, puis ajouta en regardant sa fille :) Tout le monde sauf le Dr Waller.
J’entendis derrière moi un soupir de soulagement. Il n’était manifestement pas en condition d’effectuer une sortie dans l’espace. Mais je m’inquiétais pour Marguerite ; elle n’avait suivi aucun entraînement pour ce genre d’exercice. Pas à ma connaissance en tout cas.
Duchamp se leva de son siège de commandant, et chacun s’effaça pour la laisser passer dans le corridor. Je la suivis, tentant de maîtriser la peur qui me tenaillait.
Personne bien sûr n’avait de réel entraînement pour ce genre de sortie dans l’espace. Les simulateurs étaient bien foutus, certes, mais rien ne pouvait nous préparer à évoluer dans ces nuages, avec les rafales qui nous assaillaient continuellement, et ce vaisseau qui vibrait et se cabrait comme un animal vivant. Avec en plus la certitude que des parasites étaient en train de bouffer nos combinaisons… J’avais une trouille bleue, la tête vide et les tripes nouées.
Mais il fallait le faire, et je ne voulais pas fuir mes responsabilités.
Et ce n’était vraiment pas facile. Même si on travaillait à l’intérieur de l’enveloppe, nous agrippant à la paroi incurvée, dansant au bout de nos attaches de combinaison, ça avait l’air plus dangereux que de la varappe en montagne.
Et puis il faisait nuit à l’intérieur de l’enveloppe. À l’extérieur, même dans les nuages, il y avait toujours une lueur gris-jaune, une clarté blafarde suffisante pour y voir une fois les yeux accoutumés. À l’intérieur, il fallait opérer à la lueur de nos lampes de casque, qui ne portaient pas bien loin. Leurs faisceaux se perdaient dans un brouillard épais et jaunâtre qui me rappelait les anciennes descriptions du fog londonien avec ses ombres sinistres.
— Riza, appela Duchamp, demandez au Dr Waller de rassembler toutes les lampes qu’il pourra trouver. Il nous faut plus de lumière là-dedans.
— Oui, capitaine, répondit la technicienne dans nos écouteurs.
Malgré tout, j’eus un sourire à l’intérieur de mon casque. Duchamp ne pouvait pas laisser notre médecin de bord à ne rien faire alors que tout le monde était mobilisé.
Nous nous mimes à vaporiser de l’époxy partout sur la surface interne de l’énorme enveloppe. C’était vraiment immense ; cet espace en forme de courbe nous semblait démesuré, sans fin. L’obscurité avalait littéralement la faible lueur de nos lampes de casque. J’avais l’impression d’être Jonas dans le ventre de la baleine, ou Fuchida en train d’explorer sur Mars les cavernes sans fond du mont Olympus.
Il n’y avait aucun moyen de savoir exactement où se trouvaient les fuites ; l’enveloppe n’était pas équipée pour ça et les trous n’étaient pas assez grands pour qu’on puisse voir le jour à travers. On avait décidé de concentrer la vaporisation vers l’arrière de l’enveloppe, puisque c’était là qu’on avait vu les traces de carbonisation.
Après une demi-heure exténuante, Duchamp et moi passâmes le relais à Rodriguez et Marguerite. Il aurait mieux valu mettre tout l’équipage à faire le travail en même temps, mais nous n’avions que deux vaporisateurs d’époxy à bord.
Ainsi, deux par deux, l’équipage travailla heure après heure à colmater les fuites. Malgré mon épuisement, je pris un second tour, cette fois avec Sakamoto. Rodriguez effectua trois sorties, ainsi que Yeats qui passait son temps à grogner.
À la fin de ma seconde sortie, je m’effondrai sur le plancher du sas, trop fatigué pour seulement penser à enlever ma combinaison. Je me contentai d’ôter mon casque et restai assis là, tout équipé. Ce n’était pas seulement de l’épuisement physique, quoique chacun de mes muscles fût douloureux. Mais j’étais sous le coup d’un terrible stress, sachant que le vaisseau était menacé, sérieusement menacé, et que nous étions tous en grand danger.
À côté de moi, Sakamoto ôta son casque et me gratifia d’un pauvre sourire.
— Le travail est une malédiction d’ivrogne, dit-il.
Je n’aurais pas été plus surpris s’il avait déployé des ailes pour s’envoler vers la Terre.
Finalement ce fut terminé. J’avais réussi à me traîner sur ma couchette pour m’injecter une dose d’enzyme quand la sonnerie de l’intercom retentit à quelques centimètres de mon oreille : « MONSIEUR HUMPHRIES SUR LE PONT, S’IL VOUS PLAÎT. »
À moitié inconscient, je terminai l’injection et glissai de ma couchette pour me diriger péniblement vers le pont, sans me préoccuper de ma tenue, sachant que j’étais trempé de sueur et que je devais dégager une sale odeur. Mais je n’en avais cure.
Duchamp était à son poste de commandement, aussi raide que d’habitude. Rodriguez devait grappiller quelques instants de sommeil. Yeats se tenait à la console de communication.
Dès que j’apparus à la porte, Duchamp dit à Yeats :
— Dites-lui, Willa.
Ayant l’air de tout sauf de plaisanter, Yeats lança :
— J’ai une bonne nouvelle et une mauvaise. Par laquelle voulez-vous que je commence ?
— La bonne, coupai-je.
— On a stoppé les fuites, dit-elle. (Mais son visage n’annonçait rien de bon.) Le vaisseau est à nouveau en état de marche et on est sortis de la couche nuageuse.
— On est en train d’évacuer l’air qu’on a accumulé pendant la traversée des nuages, ajouta Duchamp, et de le remplacer par l’air ambiant en dessous.
— Bravo, opinai-je.
— Et maintenant la mauvaise nouvelle, dit Willa. Toutes nos combinaisons sont un tant soit peu endommagées. Aucune d’elles ne passerait une inspection. Elles ont toutes une ou plusieurs fuites.
— Ce qui signifie qu’on ne peut plus sortir ?
— Pas avant de les avoir réparées, dit Yeats d’un air sinistre.
— Parfait, dis-je. Ça aurait pu être pire.
— La question est, dit Duchamp, y aura-t-il encore des parasites dans la prochaine couche nuageuse ?
— Il fait une chaleur terrible, en dessous, répliquai-je. Plus de deux cents degrés. Et on est à trente ou quarante kilomètres de la surface.
— Et vous pensez qu’on n’aura plus de problèmes avec ces organismes ?
— Il faut demander à Marguerite. C’est elle la biologiste.
Duchamp opina.
— Je lui ai déjà demandé. Elle dit qu’elle n’en sait rien. Impossible de savoir.
Je m’entendis affirmer :
— Il ne peut pas y avoir quelque chose de vivant à ces températures ! Il fait au moins quatre cents degrés à la surface.
— Je me le demande, murmura-t-elle.
Après avoir été d’un scepticisme absolu au sujet de ces organismes, le capitaine se demandait maintenant s’ils ne se cachaient pas quelque part dans la couche nuageuse suivante, prêts à nous dévorer.
Puis une pensée s’imposa soudain à moi.
— Et où est Fuchs ? Est-ce qu’il a déjà atteint la deuxième couche de nuages ?
— Non, dit-elle, on dirait qu’il navigue dans le même espace libre que nous, en tout cas d’après les dernières nouvelles de l’IAA.
— Je me demande si…
Duchamp et le pont basculèrent, comme si quelqu’un avait retourné l’angle de vue d’une caméra. J’agrippai le bord de la porte, tandis que mes genoux se dérobaient sous moi.
Quelqu’un demanda :
— Qu’est-ce qui se passe ?
Tout se mit à tourner autour de moi. J’entendis ma voix lâcher :
— Je ne me sens pas bien.
Ce fut la dernière chose que je pus entendre.