EFFONDREMENT
Quand j’ouvris les yeux, le Dr Waller, Rodriguez et Marguerite étaient à mon chevet. Ils avaient l’air très inquiets.
— Est-ce que vous savez où vous êtes ?
La voix du docteur avait quelque chose de solennel.
Derrière leurs visages tendus j’apercevais les instruments de monitoring déroulant leurs courbes vertes sur les écrans. J’entendais les petits bips-bips et je sentais l’odeur d’antiseptique.
— L’infirmerie, dis-je d’une voix rauque.
— Bien ! approuva le Dr Waller. Vous êtes conscient et lucide. C’est parfait !
Marguerite eut l’air soulagée. Je supposai que Rodriguez l’était aussi.
Il ne fallait pas beaucoup d’acuité mentale pour constater que j’étais allongé sur l’unique lit de l’infirmerie. Située à la queue de la nacelle, l’infirmerie était le seul endroit sur l’Hespéros où on pouvait se tenir debout près d’un lit. Nos couchettes n’étaient rien de plus que des cabinets horizontaux.
— Qu’est-ce qui est arrivé ? demandai-je, trop faible pour tenter de me soulever.
— Votre anémie est revenue et ça vous a mis à plat, dit le Dr Waller.
Je jetai un regard à Marguerite. Je ne lui avais jamais parlé de ma déficience, mais apparemment on l’avait mise dans la confidence pendant mon évanouissement. Elle avait l’air inquiète, mais pas surprise. Rodriguez avait été mis au courant avant le départ bien sûr, mais son front plissé montrait qu’il était préoccupé.
— Mais j’ai fait mes injections, dis-je faiblement.
— Et vous avez produit plus d’efforts physiques que jamais, je pense, dit le docteur avec chaleur. Ce sacré boulot vous a complètement pompé.
— Quelques heures… ?
— C’était suffisant, plus que suffisant.
Désespérant… J’avais le sentiment d’avoir fait ma part de boulot en accompagnant Rodriguez et même Duchamp, faisant face aux mêmes dangers que le reste de l’équipage. Et ma maudite anémie foutait tout par terre, mettant ma faiblesse en évidence en me ravalant au rang de mouche du coche. Mon père avait raison : j’étais bien l’avorton dont il se moquait.
J’étais au bord des larmes mais je me retins tandis que Waller s’affairait autour de moi et que Rodriguez s’excusait d’avoir à rejoindre le pont.
— On est prêts à entrer dans la prochaine couche nuageuse, dit-il. On a décidé de surfer un peu dessus pour recueillir des échantillons et voir s’ils contiennent des parasites.
J’opinai faiblement :
— Bonne idée.
— Oui, c’est Dee qui l’a eue.
Je tournai doucement la tête vers Marguerite.
— Bonne chose d’avoir une biologiste parmi nous.
Elle eut un sourire.
Rodriguez me serra la main et dit :
— Prenez soin de vous, Van. Faites ce que le docteur vous recommande.
— Bien sûr, approuvai-je. Pas moyen de faire autrement.
Il sortit. Marguerite resta près du lit.
— Combien de temps à rester au lit ? demandai-je au docteur.
— Quelques heures, je pense, répliqua-t-il, le visage plus sombre que jamais. Je suis en train de faire le compte de vos globules rouges et du transfert d’oxygène vers vos organes vitaux. Ça ne devrait pas être long.
Je me soulevai en position assise, m’attendant à ce que la tête me tourne. Mais en fait ça allait plutôt bien. Marguerite se précipita pour arranger mes oreillers de façon à ce que je puisse me relâcher en arrière.
— Vous faites une bonne infirmière, lui dis-je.
Je me sentais très bien. Ma voix était redevenue normale.
— Vous nous avez fait très peur à vous évanouir comme ça.
— Et comment est-ce que j’aurais dû m’évanouir ?
— De l’humour ! dit Waller. Ça c’est très bon. Signe évident de rétablissement.
— Mais je n’ai pas de problème, dis-je, à part cette maudite anémie.
— Oui, c’est exact. À part votre anémie vous êtes en bonne condition physique. Mais comme Mercutio dit à Roméo : La blessure a beau être moins profonde qu’un puits, moins large qu’un porche d’église, elle est là et bien là.
— Il faut que vous soyez prudent, Van, ajouta Marguerite, ça pourrait aller mal pour vous si vous ne faites pas attention.
Une partie de moi-même éprouvait un vrai bonheur à être malade et couché là sous son regard attentionné. Mais ça ne pouvait pas durer bien longtemps… Il allait falloir que je me lève et fasse quelque chose. Je ne voulais pas de pitié mais du respect.
— Ce que vous voulez dire, attaquai-je à l’adresse du docteur, c’est que je dois augmenter mes doses d’enzyme en cas d’effort physique.
Il approuva, mais ajouta d’un air sinistre :
— On n’a qu’un nombre limité de doses en stock. Et on n’a rien qui nous permette d’en fabriquer. Vous avez ce qu’il faut pour un usage normal, plus une petite réserve additionnelle. Mais… il va vous falloir adopter un rythme plus tranquille qu’aujourd’hui, monsieur Humphries.
— Oui. Bien sûr. Mais quand est-ce que je vais pouvoir me remettre au travail ?
Il jeta un regard à ses écrans.
— Dans deux heures environ.
— Deux heures, dis-je. Parfait.
En fait je me retrouvai debout beaucoup plus tôt. Il le fallait bien.
Marguerite m’apporta un palm pour bosser assis dans le lit de l’infirmerie, en attendant les diagnostics du Dr Waller. Il avait quitté l’infirmerie un moment en marmonnant dans sa barbe, comme d’habitude. Je contactai à Genève l’état-major de l’IAA et dix minutes plus tard j’appris que Fuchs avait pénétré la deuxième couche nuageuse plus d’une heure auparavant.
Il avait encore de l’avance sur nous. Et il n’avait apparemment subi aucun dommage des parasites qui avaient attaqué notre enveloppe de gaz. Pourquoi ? Son Lucifer était-il fait de matériaux différents ? Ou bien avait-il réussi à réparer ses avaries plus vite que nous ?
Tout en détaillant le rapport de l’IAA, je me demandais ce qui se passerait si Fuchs arrivait le premier à la surface et retrouvait les restes d’Alex. Il gagnerait le prix de dix milliards mis en jeu par mon père, et moi je serais sans le sou. Complètement ruiné. Je ne pourrais pas conserver ma résidence de Majorque ni aucun des appartements que je possédais à droite et à gauche.
Je me demandais comment mes amis réagiraient. Oh, ils continueraient sans doute à me voir pendant un certain temps. Après tout ce serait d’une impolitesse insigne que de me laisser tomber dès l’instant où je me trouverais sans ressources. Mais tôt ou tard ils finiraient par se détourner de moi, je ne me faisais aucune illusion à ce sujet. Ils étaient mes amis parce que j’étais leur égal ou, pour beaucoup d’entre eux, parce que je finançais leurs compositions artistiques ou leurs recherches scientifiques.
Sans ressources, je me retrouverais aussi très vite sans amis. Gwyneth ne pourrait pas rester avec moi ; elle avait besoin de quelqu’un pour payer ses factures.
Et Marguerite ? me demandais-je. Je ne pouvais pas l’imaginer me laisser tomber pour la seule raison que je serais pauvre. Mais je ne la voyais pas non plus volant à mon secours. Nous n’étions pas aussi proches que ça en réalité, et d’ailleurs je doutais qu’elle ait assez d’argent pour m’entretenir.
Voilà les pensées qui tournaient dans ma tête, alors que j’étais assis dans mon lit d’infirmerie, en attendant le retour du Dr Waller, le résultat de ses diagnostics, et la permission de…
Le vaisseau fit une embardée. Une terrible embardée. On avait été pas mal secoués plus haut en passant dans les terribles vents de convection, mais une fois descendus dans la zone de calme entre la première et la seconde couche nuageuse, la pression atmosphérique était si élevée que le vent avait presque disparu, laissant notre course parfaitement lisse.
Mais cette fois tout se mit à basculer si brusquement que je me sentis projeté hors du lit. Je m’agrippai au bord comme un enfant dévalant une pente neigeuse sur sa luge.
J’entendis à travers la porte close de l’infirmerie retentir les sonneries d’alarme et les claquements des fermetures automatiques des autres portes.
L’infirmerie semblait subir un mouvement d’oscillation. J’eus à nouveau l’impression d’avoir mal au cœur, mais je me souvins que j’étais situé dans la section arrière de la nacelle et je réalisai que c’était la nacelle elle-même qui swinguait sous l’enveloppe de gaz. Quelque part une sirène se mit à hurler.
Je bondis hors du lit, bien content que Waller ne m’ait pas déshabillé. Le plancher s’inclina encore sous mes pieds, aussi fortement qu’un avion en train de plonger en piqué. Derrière moi quelque chose vint s’écraser sur le sol.
« TOUT LE MONDE S’ATTACHE ! » éructa l’intercom. Excellent conseil. J’étais obligé de m’accrocher au bord du lit pour ne pas m’effondrer sur la porte de l’infirmerie.
La porte s’ouvrit en claquant contre la paroi. Le Dr Waller apparut, les yeux injectés de sang, écarquillés de terreur.
— On plonge ! cria-t-il. L’enveloppe de gaz est foutue !