LOS ANGELES

Thomas Rodriguez, astronaute, était allé quatre fois sur Mars avant de valoriser cette expérience en devenant consultant auprès des multinationales et des universités qui s’occupaient d’exploration spatiale.

Mais il n’avait qu’une envie, s’envoler à nouveau.

C’était un homme solidement bâti, au teint foncé, aux cheveux bouclés coupés très court à la militaire. La plupart du temps, il avait l’air morose, pensif, peu engageant. Mais ce n’était qu’un masque. Il souriait facilement, et son visage s’illuminait alors, dévoilant le personnage amical caché au premier abord.

Malheureusement, pour l’instant il ne souriait pas.

Nous étions tous les deux seuls dans une petite salle de réunion. Entre nous flottait l’hologramme du vaisseau spatial en cours de construction pour mon vol vers Vénus. Suspendu à mi-hauteur au-dessus de la table ovale, le vaisseau ressemblait plus à un dirigeable blindé qu’à toute autre chose, ce qui en fait était proche de la réalité. Bien entendu, à la place de l’acier, nous avions choisi pour l’enveloppe extérieure les plus récents alliages métal-céramique.

Rodriguez argumentait avec un léger froncement de sourcils :

— Monsieur Humphries, on ne pourra pas accrocher une deuxième nacelle sous l’enveloppe de gaz sans agrandir l’enveloppe d’au moins un tiers. C’est le résultat obtenu par ordinateur et il est incontournable.

— Mais il nous faut une nacelle supplémentaire pour loger tout l’équipage.

— Les amis que vous voulez emmener ne sont pas de l’équipage, monsieur Humphries, le véritable équipage peut très bien tenir dans une seule nacelle comme c’était prévu initialement.

— Ce ne sont pas que des amis, lançai-je avec irritation, l’un d’eux est une scientifique top niveau en planétologie, un autre est écrivain et il écrira un livre sur l’expédition…

Ma voix me trahissait. À l’exception de Mickey, les autres n’étaient rien de plus que des amis en fait, ou même de simples connaissances à la recherche du grand frisson vénusien.

Rodriguez secoua la tête.

— On ne peut pas faire ça, monsieur Humphries, c’est trop tard. Il faudrait tout reprendre à zéro.

Ça reviendrait beaucoup trop cher, je le savais bien. Même avec la perspective du prix de dix milliards de dollars, les banques se montraient assez réticentes à financer la construction de mon vaisseau. Des financiers que je connaissais depuis mon enfance faisaient la moue en mettant l’accent sur les risques et sur l’impossibilité de trouver une assurance pour couvrir leur engagement éventuel. Il fallait concevoir le vaisseau à l’économie ; ajouter un module pour de simples passagers serait très mal vu par les banquiers.

Le problème, c’est que j’avais déjà invité ces gens-là. Je ne pouvais pas me rétracter, en tout cas pas sans provoquer un énorme gâchis. Et je m’étais aussi engagé vis-à-vis de Mickey.

Rodriguez prit mon silence pour un assentiment.

— Alors on est d’accord ? demanda-t-il.

Je ne répondis rien, faisant défiler différents scénarios dans ma tête. Peut-être un deuxième navire ? Un back-up. Pourquoi pas ? Je pourrais présenter ça aux financiers comme une sage précaution. Comment Rodriguez appelait-il ça ? Ah oui, de la redondance.

— O.K., dit-il, et il passa péniblement en revue tous les systèmes et tous les éléments du vaisseau.

Je sentais mes yeux se fermer.

J’avais nommé mon vaisseau Hespéros, d’après le nom en grec ancien de Vénus, brillante étoile du soir. Alex avait fait presque le même choix pour son vaisseau qu’il avait appelé Phosphoros, Vénus en tant qu’étoile du matin annonciatrice de lumière.

— Et là, ronronnait Rodriguez, il y a le module de descente.

Une petite sphère de métal apparaissait sous la nacelle, une sorte de bathyscaphe, rattachée à la nacelle par une amarre si ténue que je pouvais à peine la distinguer.

Rodriguez dut remarquer mon étonnement.

— C’est un câble spécial, il peut supporter des kilotonnes de tension, ça m’a sauvé la vie pendant la seconde expédition sur Mars.

J’opinai et il poursuivit avec une incroyable minutie. Il portait ce qu’il appelait en plaisantant son « costume de consultant ». Une veste bleu ciel sans revers avec un pantalon assorti et une chemise safran à col ouvert. Cette couleur me faisait un peu penser aux nuages de Vénus. J’étais habillé de manière confortable : chemise de sport saumon, authentiques blue-jeans et chaussures de tennis.

Je savais que ça ennuyait Rodriguez de reproduire presque à l’identique le design du vaisseau d’Alex, qui avait en fait échoué en tuant tout son équipage. Rodriguez était prudent ; il proclamait qu’on ne pouvait être à la fois vivant et ex-astronaute sans être très prudent. Mais on gagnait un paquet de fric en utilisant le design choisi par Alex, et ça aurait été prohibitif de repartir de zéro.

— Voilà à quoi ressemble l’oiseau, dit enfin Rodriguez. Maintenant je voudrais passer en revue les modifications et les améliorations qu’on va apporter à ce plan de base.

Je sentis mes lèvres s’arrondir légèrement.

— Parce qu’il y a des modifications qui ne sont pas des améliorations ?

Rodriguez se permit un sourire.

— Désolé. De temps en temps, je retombe dans le charabia cadre sup. Toutes les modifications seront des améliorations, je vous le promets.

Je me renfonçai dans mon fauteuil pivotant en essayant de suivre de mon mieux son laborieux passage en revue. C’était rasoir au possible, surtout que je pouvais apercevoir à travers l’unique fenêtre de la salle, l’océan Pacifique brillant de toute sa splendeur en plein soleil. C’était tellement tentant de clore cette interminable litanie et d’aller passer le reste de la journée dans les eaux du lagon artificiel.

À cette hauteur dans les collines il était difficile de réaliser qu’autrefois, il y avait eu des plages, du surf, des villas, tout le long du bord de mer. Malibu, Santa Monica, Marina Del Rey, toutes ces plages avaient été inondées quand la calotte glacière antarctique avait commencé à fondre. Et même aujourd’hui, par ce doux après-midi ensoleillé, les vagues cognaient sur la digue et arrosaient la route en contrebas.

Tandis que Rodriguez déroulait son discours, mes pensées revenaient au message anonyme que j’avais reçu à Sélène-City. Mon père avait assassiné Alex ? C’était trop monstrueux pour être vrai, même venant de lui. Et pourtant…

Mais si mon père avait quelque chose à voir avec la mort d’Alex, pourquoi avait-il concocté cette mission à la recherche du corps de son fils ? Une sorte de démarche expiatoire ? Habile opération de relations publiques visant à écarter la suspicion et à faire taire les rumeurs ?

Ces réflexions me faisaient peur. Et me déprimaient terriblement. C’était trop pour moi. Tout ce que je désirais, c’était de vivre tranquillement chez moi à Majorque, de recevoir quelques amis de temps en temps, et de voyager quand l’envie m’en prenait. Aucune envie de sauter dans le vide d’une expédition pleine de dangers vers un monde inconnu. Aucune envie d’écouter le discours monotone de Rodriguez aux détails interminables.

Je fais ça pour Alex, me disais-je. Mais je savais que ça n’avait pas de sens. Alex était mort et rien ni personne ne pouvait y changer quoi que ce soit.

— Vous vous sentez bien, monsieur Humphries ?

Je me reconcentrai avec effort sur Rodriguez. Il avait l’air préoccupé, contrarié.

Je me passai la main sur la figure.

— Désolé. Qu’est-ce que vous disiez ?

— Vous aviez l’air tellement loin, répliqua Rodriguez, ça va ?

— Heu… il faut que je me fasse une injection, dis-je, en repoussant mon fauteuil en arrière de la table et de l’hologramme.

Rodriguez se leva en même temps que moi.

— O.K., bien sûr. On reprendra plus tard.

— C’est ça, dis-je, et je me dirigeai vers la porte.

Je n’avais pas vraiment besoin d’une injection tout de suite. Et j’aurais pu me la faire dans la salle de réunion ; ce n’était pas bien compliqué : appuyer la tête de seringue sur la peau et presser le bouton d’injection. Mais je disais à tout le monde que je devais le faire dans mon cabinet de toilette. Mensonge commode, et moyen simple de me tirer de situations pénibles ou ennuyeuses, comme ce fichu briefing.

Je me dirigeais donc vers ma suite personnelle dans le building situé au sommet des collines de Malibu. Il y avait là autrefois un laboratoire de recherche, mais quand le niveau de la mer s’était mis à monter le gouvernement local avait décidé de condamner le bâtiment par crainte de le voir s’effondrer dans l’océan suite à l’érosion des collines. Humphries Space Systems acheta le complexe pour une bouchée de pain, puis réussit à faire annuler la procédure d’interdiction en arrosant généreusement quelques fonctionnaires.

À présent, l’ancien laboratoire était la propriété de la compagnie de mon père. Plus de la moitié de l’espace était loué à d’autres compagnies et aux ingénieurs et administrateurs du Grand Projet Digue de Los Angeles, qui luttaient contre le temps et les marées pour tenter d’empêcher l’océan Pacifique d’inonder la plus grande partie de la cité.

Mes appartements étaient situés au dernier étage de l’aile centrale, ce n’était pas très grand mais correctement meublé. Comme j’ouvrais la porte, l’écran de mon téléphone se mit à clignoter : MESSAGE EN ATTENTE, en lettres jaunes.

— Afficher le message ! commandai-je en me dirigeant vers la salle de bains.

Le miroir au-dessus du lavabo s’éclaira et le visage sévère de mon père apparut.

— Je t’avais prévenu au sujet de Lars Fuchs, tu te rappelles ? Eh bien, on vient de découvrir qu’il est en train de rafistoler une sorte de vaisseau quelque part dans la Ceinture d’Astéroïdes. Il va rentrer en course pour mon prix, comme je le pensais.

L’idée d’avoir un concurrent pour cette course ne me tracassait pas beaucoup. Pas pour l’instant. D’après la manière dont mon père présentait la chose, Fuchs n’avait pas l’air vraiment dangereux. Du moins le pensais-je.

Puis mon père lâcha sa bombe.

— Pendant que j’y pense… je t’ai trouvé un capitaine pour ton expédition. Elle sera chez toi à Malibu dans moins d’une heure. Elle s’appelle Désirée Duchamp.

L’image de mon père s’évanouit et je me retrouvai face à mon visage, la mâchoire pendante…

— Mais c’est Rodriguez le capitaine, émis-je faiblement.

Une sonnerie discrète se fit entendre à la porte. Posant la seringue sur la tablette, je revins dans la chambre et dis :

— Entrez.

La porte se déverrouilla automatiquement et s’ouvrit, découvrant une femme d’âge indéterminé, grande, mince, les cheveux noirs, portant une resplendissante combinaison de cuir noir. Elle avait de grands yeux lumineux et aurait pu être très belle si elle avait bien voulu sourire. Mais son expression était sévère, et elle semblait presque en colère.

— Entrez, dis-je en ajoutant, madame Duchamp.

— Capitaine Duchamp, si ça ne vous fait rien.

Elle pénétra dans la pièce à longues enjambées. Vu son accoutrement, je m’attendais à ce que ses bottes soient munies de talons aiguilles, mais en fait les talons étaient plutôt bas. À part ça elle était le portrait de la femme dominatrice sex-symbol dans les vidéos. Il ne lui manque que le fouet, me disais-je.

— Si ça ne vous fait rien ? répondis-je en écho. C’est l’idée de mon père, pas la mienne.

— C’est vous qui allez sur Vénus, dit-elle en un murmure.

Sa voix m’aurait subjugué si elle n’avait pas manifesté autant d’hostilité.

— J’ai déjà désigné un capitaine, dis-je. Thomas Rodriguez. Il a été…

— Je connais Tommy, interrompit Duchamp. Ce sera mon second.

— C’est mon capitaine, dis-je avec fermeté. On a signé un contrat.

Duchamp alla s’installer sur le canapé de l’autre côté de la pièce, comme si tout ça lui appartenait. Pendant un moment je me contentai de la fixer en restant près de la porte.

— Fermez la porte, m’intima-t-elle en fronçant les sourcils.

Je commandai « fermeture », la porte se verrouilla.

— Écoutez, monsieur Humphries, dit Duchamp sur un ton plus conciliant en joignant les mains. Je n’apprécie pas plus que vous la situation. Mais Hump a décidé que ce serait moi le capitaine de votre vaisseau et on est tous les deux coincés par cette décision.

Elle avait de longs doigts aux ongles rouge vif. Je me dirigeai vers le canapé et m’installai dans un fauteuil face à elle.

— Pourquoi vous a-t-il choisie ? demandai-je.

Elle eut une grimace.

— Pour se débarrasser de moi, sans doute.

— Se débarrasser de vous ?

— Une façon comme une autre de se séparer. Il en a marre de moi ; il a deux nouvelles poules avec lui.

— Vous êtes sa maîtresse ?

Elle éclata de rire.

— Mon Dieu, je n’avais pas entendu cette expression depuis que je lisais des romans en cachette sous ma couverture.

Je secouai la tête. Je ressentais un début de nausée, symptôme sans équivoque, aussi je me levai.

— Excusez-moi, dis-je en me dirigeant vers la salle de bains.

L’injection me prit moins d’une minute, mais quand je me retrouvai dans le salon, elle était assise au bureau devant la fenêtre et l’écran mural diffusait un résumé de sa biographie. Elle était incontestablement une astronaute qualifiée, avec des participations à onze vols vers la Ceinture d’Astéroïdes et trois vers le système jupitérien. Elle avait commandé quatre de ces expéditions.

— Depuis combien de temps connaissez-vous mon père ? demandai-je en fixant l’écran pour éviter de la regarder.

— Je l’ai rencontré il y a un an. On a couché ensemble pendant trois mois. Une sorte de record pour Hump.

— Il est resté six ans marié à ma mère, dis-je tout en continuant à scruter l’écran.

— Ouais, mais il couchait avec un tas d’autres jeunes. Elle était dans les vapes la moitié du temps, avec son habitude de…

Je me retournai violemment vers elle.

— Vous n’en savez rien ! Vous croyez savoir, il vous a peut-être raconté un tas de trucs, mais ce ne sont que des mensonges. Des mensonges ! Des mensonges vicieux pour se mettre en valeur !

Elle sauta sur ses jambes, comme pour se défendre d’une attaque.

— Hé, j’y suis pour rien.

— C’est de ma mère que vous parlez, lançai-je. Si elle était accro aux neuroleptiques, c’était à cause de lui.

— O.K., dit Duchamp d’une voix apaisante. O.K.

Je pris une profonde inspiration. Puis, aussi calmement que possible, je lui dis :

— Je ne veux pas de vous dans mon expédition. Ni en tant que capitaine ni dans aucune autre fonction.

Elle haussa les épaules comme si ça n’avait pas d’importance.

— C’est une affaire entre vous et votre père.

— La décision ne lui appartient pas.

— Mais si, c’est lui qui décide, contra Duchamp. N’oubliez pas la règle d’or : Celui qui a le fric fait la loi.