Chapitre 64
Une douce brise faisait voleter les cheveux roux de Jennsen tandis quelle contemplait son couteau orné sur la garde d'un magnifique « R ».
― Tu penses à ton frère ? demanda Tom en rejoignant sa bien-aimée.
Jennsen sourit à son époux.
― Oui, et ce sont d'agréables pensées...
― Le seigneur Rahl me manque aussi.
Tom dégaina son propre couteau orné de la même lettre. Durant la plus grande partie de sa vie d'adulte, il avait appartenu à une force d'élite chargée de veiller secrètement sur le seigneur Rahl. Le couteau était le signe de ralliement de ces fidèles parmi les fidèles.
― Tu venais de trouver un seigneur Rahl digne d'être servi, et voilà que tu as tout laissé tomber pour partir avec moi !
Tom rengaina son arme avec un petit sourire.
― Tu sais, j'aime beaucoup ma nouvelle vie en compagnie de ma nouvelle femme...
― C'est vrai ? Tu ne dis pas ça pour me faire plaisir ?
― Pas du tout ! Et j'aime aussi mon nouveau nom, maintenant que j'y suis habitué. Au début, le porter était déconcertant...
Le jour de leur mariage, Tom avait opté pour le nom de Jennsen ― Rahl ―
afin qu'il se perpétue dans leur nouveau monde. Il fallait bien que la mémoire de Richard, le père de cette terre promise, soit honorée d'une façon ou d'une autre.
À part ça, il s'effaçait des mémoires à une incroyable vitesse.
À la grande surprise de Jennsen, la majorité des exilés ne se souvenait plus de son monde d'origine. Comme l'avait prédit Richard, le sort d'oubli dévastait leur mémoire et les blancs étaient remplacés par de nouveaux souvenirs et de nouvelles croyances. La Chaîne de Flammes et la souillure des Carillons étant des manifestations de la Magie Soustractive, les trous dans le monde étaient bel et bien affectés, et ils oubliaient un peu chaque jour qui ils étaient et d'où ils venaient.
La magie se transformait en vulgaire superstition, les sorciers et les magiciennes perdaient tout prestige et les gens parlaient des sortilèges en riant aux éclats, le soir autour des feux de camp. Les dragons, intégrés au folklore, ne faisaient plus peur à personne, comme toutes les autres créatures magiques.
Les pratiquants de la magie se faisaient de plus en plus rares et leur pouvoir sombrait dans le ridicule. Très bientôt, exilés au fin fond des marécages, ils vivraient dans des huttes et seraient tenus pour des déments par la majorité des gens.
Et si quelques étincelles de don échappaient aux assauts de la Chaîne de Flammes et des Carillons, les descendants des Piliers de la Création, de plus en plus nombreux, finiraient par assurer leur extinction définitive. Comme l'Ordre Impérial l'ambitionnait, l'humanité serait très bientôt débarrassée de la magie.
De toute façon, les gens avaient des préoccupations beaucoup plus sérieuses.
Privés de leurs souvenirs, les exilés avaient énormément de mal à survivre.
Ayant oublié leur savoir-faire, ils n'étaient même plus capables de se bâtir des refuges contre les intempéries. Pour la plupart, ces anciens soldats n'avaient jamais su créer et produire, car ils se reposaient pour cela sur les civils. Au fil des générations, leurs descendants redécouvriraient les choses les plus simples. Mais il faudrait du temps, et beaucoup de souffrance attendait la première vague d'exilés.
Les créateurs, les inventeurs et les authentiques serviteurs de la communauté étaient restés dans l'autre monde. Après les avoir tant haïs, les accusant de tous les maux, les exilés les auraient sans doute regrettés, s'ils s'étaient souvenus d'eux...
Plongés dans les ténèbres qu'ils avaient voulu imposer aux autres, les anciens bouchers de l'Ordre vivaient en contact permanent avec la maladie et la mort. Comme dans leur monde d'origine, beaucoup s'étaient tournés vers des croyances absurdes et des superstitions débilitantes. Une manière de se résigner à leur sort qui n'augurait rien de bon, car c'était le meilleur terreau du fanatisme.
Partout où Tom et Jennsen voyageaient ― car ils pratiquaient le commerce itinérant ―, ils voyaient des temples et des églises pousser comme des champignons. La quête du salut battait son plein et les « hommes de Dieu »
en profitaient pour vendre à tour de bras leurs indulgences et leurs espoirs fallacieux.
Jennsen et les autres Piliers de la Création vivaient pour l'instant en autarcie, partageant les fruits de leur labeur et savourant la joie simple de ne pas avoir de brutes et de tyrans sur le dos.
Certains d'entre eux, cependant, s'étaient laissés tenter par le mysticisme.
Plutôt que de penser par eux-mêmes, ils adhéraient à des systèmes idéologiques qui leur mâchaient le travail.
Des temps bien sombres attendaient le nouveau monde de Jennsen, et la jeune femme le savait. Mais au coeur des ténèbres, ses compagnons et elle pourraient se bâtir un refuge où la joie, les rires et le bonheur auraient droit de cité. Trop occupés à souffrir, les anciens soudards et zélateurs de l'Ordre avaient d'autres chats à fouetter, et ils fichaient une paix royale à la petite communauté de Piliers de la Création.
Certains de ceux-ci, transformés par la perte de leurs souvenirs, avaient déjà quitté le « sanctuaire » pour s'éparpiller aux quatre coins du monde.
Sans le savoir, ils oeuvraient à l'éradication du don, et rien n'inverserait plus la tendance.
― Comment évolue le jardin potager ? demanda soudain Jennsen à son mari.
― Eh bien, des choses sortent de terre, ma chérie ! Tu en crois tes oreilles ?
Moi, Tom Rahl, j'ai la main verte et je m'en réjouis !
» La truie va bientôt mettre bas... Betty est tout excitée, comme si les petits étaient ses futurs neveux.
La chèvre de Jennsen adorait son nouveau foyer. Ne quittant pas d'un pouce son maître et sa maîtresse, elle régnait sur les animaux domestiques.
Très éprise des deux chevaux du couple, elle tolérait leur mule et jouait volontiers les mères poules avec les poussins qui la suivaient sans cesse.
Bientôt, elle aurait ses propres petits.
Adossé à un mur de la ferme, Tom croisa les bras et admira un moment le paysage.
― Un printemps magnifique... Je crois que nous nous en sortons très bien, Jennsen.
Se dressant sur la pointe des pieds, la jeune femme posa un baiser sur la joue de son mari.
― Tant mieux, parce que nous allons avoir une nouvelle bouche à nourrir.
Tom en resta bouche bée un moment, puis il s'écria :
― Un bébé ? Jennsen, tu es enceinte ? Nous allons offrir un petit Rahl à notre nouveau monde ? Vraiment ?
La future mère sourit, amusée par l'enthousiasme de son homme.
Si Richard et Kahlan avaient pu savoir... venir lui rendre visite, une fois qu'elle aurait accouché.
Mais ils vivaient dans un autre monde, maintenant...
Jennsen aimait celui où elle s'était volontairement exilée. Les champs inondés de soleil, la forêt, les superbes montagnes, dans le lointain...
Et la demeure confortable que Tom et elle avaient construite de leurs mains.
Un foyer plein d'amour et de vie. Jennsen aurait donné cher pour que sa mère puisse voir l'endroit où elle avait enfin pris racine. Elle aurait voulu que Kahlan et Richard connaissent le lieu qu'elle considérait désormais comme son chez-elle. En connaisseur, Richard aurait été très fier du travail de sa demi-soeur et de son beau-frère.
Jennsen n'avait pas oublié son frère. Mais pour presque tous ses amis, dans le nouveau monde, le Sourcier, son univers et tous ses compagnons sombraient de plus en plus profondément dans les abysses de la légende et du mythe.