Chapitre 18
Au moment où le petit groupe se scindait en deux, Nicci remarqua le regard qu'Anna adressa à Nathan. Ponctuée d'un sourire presque enfantin, cette manifestation de tendresse ― reçue clairement par le prophète, et récompensée par un sourire encore plus amoureux ― mit la magicienne légèrement mal à l'aise, car elle détestait surprendre ainsi l'intimité des gens.
En même temps, ce qu'elle découvrait sur les deux vieillards avait quelque chose de fascinant. Devant tant d'amour, personne ne pouvait rester indifférent ni avoir envie de se moquer. S'il fallait une preuve que l'âge n'existait pas vraiment, Nicci n'en voyait pas de meilleure...
Cet intermède sentimental inattendu mit du baume au coeur de la magicienne. Ainsi, Anna n'était pas seulement la Dame Abbesse qu'elle avait redoutée pendant des lustres. Comme toutes les femmes, elle avait un coeur et il battait pour quelqu'un...
Alors qu'elles remontaient un interminable couloir, l'ancienne Maîtresse de la Mort se tourna vers la Dame Abbesse à la retraite.
― Vous l'aimez, n'est-ce pas ?
― Oui.
Un instant, Nicci en resta muette de surprise.
― Tu pensais que je ne l'avouerais pas ?
― Eh bien... Oui, je l'admets.
― Pour être franche, il fut un temps où je ne l'aurais pas reconnu sous la torture...
― Et depuis quand l'aimez-vous ?
― Des siècles, probablement ! Mais j'étais trop stupide ― et trop imbue de mon titre ronflant ― pour voir ce qui me crevait pourtant les yeux. Me suis-je laissé aveugler par le sens du devoir ? J'aimerais le penser, mais j'ai bien peur que ce soit une très mauvaise excuse...
Nicci en resta de nouveau bouche bée. Tant d'honnêteté, chez une telle femme
? Voilà qui n'était pas banal...
Anna ne put s'empêcher de sourire.
― Choquée de me découvrir humaine, mon enfant ?
― Ce n'est pas une façon très flatteuse de présenter les choses, mais... Eh bien, en gros, ce n'est pas mal vu...
Les deux femmes s'engagèrent dans un grand escalier qui s'enfonçait majestueusement dans les entrailles du palais.
― Tu veux la vérité ? Moi aussi, j'ai été bouleversée de me découvrir bêtement humaine. Et au début, je dois dire que ça m'a attristée.
― Pourquoi donc ?
― Parce qu'il m'a fallu regarder la vérité en face ! Nicci, j'ai gaspillé la majeure partie de ma vie ! Le Créateur m'a fait don d'une très longue existence, et à l'approche de sa fin, qu'ai-je constaté ? Un gâchis, mon enfant ! Des perles données aux cochons ! Je n'ai rien fait de ce merveilleux cadeau...
» N'es-tu jamais accablée à l'idée d'avoir vécu pour rien et tourné le dos au bonheur chaque fois que tu le rencontrais ?
Nicci n'eut pas le coeur de mentir.
― Voilà qui nous fait au moins un point commun...
Les deux femmes, aussi pensives l'une que l'autre, finirent de descendre l'escalier dans un silence à peine troublé par le bruit de leurs pas.
Au pied des marches, elles s'engagèrent dans une grande galerie éclairée par une multitude de lampes à huile.
Sur les murs lambrissés de cerisier, chaque panneau étant séparé des autres par des tentures couleur paille, s'alignait une impressionnante série de tableaux richement encadrés.
Si les sujets étaient très différents ― un paysage de montagne, la cour d'une ferme, une chute d'eau tumultueuse ―, toutes ces oeuvres avaient en commun un fabuleux rendu de la lumière.
Sur le premier tableau, un lac brillait au soleil sur un fond de pics vertigineux éclairés par l'arrière. Dans le ciel, des nuages irisés de reflets jaunes dérivaient lentement au-dessus des berges du lac, les baignant d'une lumière délicatement tamisée. Autour de la pièce d'eau, la forêt était plongée dans une pénombre permanente. Au centre de l'oeuvre, le couple perché sur une éminence rocheuse, dans le lointain, se trouvait très précisément sur la trajectoire d'une lance de lumière.
Dans la cour de ferme, des volailles couraient en tous sens sur des pavés gris couverts de brins de paille. Produite par une source invisible, la lumière ambiante, beaucoup moins vive que celle du soleil, conférait une étrange chaleur au tableau. De sa vie, Nicci n'avait jamais songé qu'une cour de ferme puisse être belle. Mais le peintre avait vu de la beauté en ce lieu, et il avait su la restituer.
Sur la troisième toile, derrière la fabuleuse cascade, se découpait l'arche majestueuse d'un pont de pierre naturel. De chaque côté de cette passerelle, un homme et une femme éclairés par une lumière crépusculaire se regardaient comme s'ils hésitaient encore à se rejoindre. Alors que les reflets rouges du soleil couchant donnaient à la scène un aspect presque surréaliste, la noblesse des deux personnages avait de quoi couper le souffle.
Depuis qu'elle connaissait le Palais du Peuple, Nicci s'étonnait qu'on y célèbre à ce point la beauté. La décoration intérieure, la qualité des matériaux, en particulier des marbres, la statuaire et les peintures... Le complexe tout entier paraissait être un hymne à la beauté de la vie. Dans son architecture résolument aérienne, il ne semblait pas outrancier de voir un vibrant encouragement à l'épanouissement sans limites de l'humanité. En un sens, ce chef-d'oeuvre multidisciplinaire portait bien son nom. Si le peuple méritait qu'on lui érige un palais, c'était bien celui-là qu'il lui fallait...
Mais ce lieu était aussi le royaume du paradoxe et de la contradiction. Cette galerie de tableaux, par exemple... Aménagée dans les entrailles du palais, sur le chemin menant aux cryptes seigneuriales, elle était réservée à un usage extrêmement privé. En d'autres termes, seuls les seigneurs Rahl ― ou presque
― étaient susceptibles d'admirer les peintures.
Bien sûr, on aurait pu y voir l'expression de leur cupidité et de leur égoïsme.
Mais ç'aurait été une interprétation simpliste et condamnable.
Les seigneurs Rahl ne se ressemblaient pas tous, loin de là. Si le père de Richard avait bien été un tyran cruel et pervers, beaucoup de ses ancêtres n'avaient aucun point commun avec lui. Au fil des siècles, il arrivait que les lignées dégénèrent, chaque « nouvelle vague » trahissant un peu plus les idéaux et les intentions des précédentes. Au fond, il en allait de même pour ces tableaux, car les artistes n'avaient sûrement pas eu pour ambition qu'une élite égocentrique annexe leurs oeuvres.
En politique, les dirigeants avisés avaient souvent pour successeurs des crétins qui dilapidaient en quelques années ce qu'il avait fallu construire patiemment pendant des lustres.
Pour que cela cesse, il faudrait bien que les nouvelles générations, un jour ou l'autre, apprennent à tirer les leçons du passé, séparant le bon grain de l'ivraie, au lieu de le rejeter en bloc au nom d'une « modernité » privée de réelle substance.
Ceux qui laissaient mourir les valeurs de leurs ancêtres condamnaient leurs enfants à vivre dans un monde où ils devraient lutter âprement pour la
« reconquête » de ce qui n'aurait jamais dû être perdu. Au soir de leur existence, ces braves parmi les braves étaient souvent trahis par leurs propres enfants, prompts à gaspiller des trésors qu'ils n'avaient pas dû arracher de haute lutte à l'oubli.
Cette galerie de peintures, sur le chemin de tombes illustres, était sans doute un message adressé au maître actuel de D'Hara par les seigneurs Rahl du passé. Une façon de lui rappeler ce qui comptait vraiment et de l'inciter à ne jamais s'en détourner pour le plus grand bien de ses sujets.
Aucune de ces oeuvres, cependant, n'approchait la perfection de la statue sculptée en Altur'Rang par Richard. Vibrante de vie, cette réalisation magnifique avait ramené Nicci ― et des milliers d'autres personnes ― sur le chemin de la vie et de la joie. Une incroyable métamorphose que la magicienne n'aurait pas crue possible, surtout en ce qui la concernait. Mais Richard était un seigneur Rahl dont chaque mot et chaque geste glorifiait la vie. Un homme conscient de la valeur des choses parce qu'il savait d'expérience qu'on pouvait tout perdre en un rien de temps.
― Tu l'aimes, pas vrai ? demanda soudain Anna.
Nicci sursauta puis se tourna vers sa compagne.
― Pardon ?
― Tu aimes Richard...
― Bien sûr... Tout le monde l'aime.
― Ce n'est pas ce que je veux dire, et tu le sais très bien.
Nicci resta de marbre ― en façade, pour le moins...
― Anna, Richard est marié et il aime sa femme. Personne au monde ne compte plus à ses yeux...
L'ancienne Dame Abbesse n'émit aucun commentaire.
― De plus, continua Nicci, très mal à l'aise, j'aurais pu gâcher sa vie ― et toutes les nôtres, par la même occasion ― quand je l'ai conduit de force dans l'Ancien Monde. À cette époque, il aurait eu tout à fait le droit de me tuer de ses mains.
― Sans doute, admit Anna, mais c'est du passé, et la roue tourne.
― Que voulez-vous dire ?
Anna haussa les épaules alors que les deux femmes s'engageaient dans un dernier escalier ― celui qui débouchait au niveau des cryptes, dans l'ultime sous-sol du complexe.
― Nathan a eu toutes les raisons de me détester, il fut un temps. Et comme tu vois, il n'en a rien fait...
» Nous faisons tous des erreurs, je l'ai dit et je le répète. Nathan a su me pardonner. Puisque tu es toujours de ce monde, on peut supposer que Richard a également passé l'éponge sur tes fautes. Il t'apprécie beaucoup, c'est visible...
― Oui, mais il est marié à une femme dont il est fou.
― Une femme qui n'existe peut-être pas !
― J'ai remis les boîtes dans le jeu... Croyez-moi, je suis sûre qu'elle existe !
― Ce n'est pas vraiment ce que je voulais dire...
― Ah bon ?
― Eh bien... (Anna parut soudain distraite.) Tu sais quels efforts je dois produire pour ne pas t'appeler « soeur Nicci » ?
― Vous tentez de noyer le poisson, Anna !
La vieille dame eut un petit sourire.
― Désolée... Le fond de ma pensée, c'est que tout ça dépasse de loin l'horizon d'un seul homme.
― Tout ça ?
― La guerre, son titre de seigneur Rahl, son don, le conflit idéologique contre l'Ordre, les défaillances de la magie provoquées par les Carillons, les ravages du sort d'oubli, les boîtes d'Orden ― toute cette liste, et bien d'autres choses ! En ce moment même, qui sait dans quel pétrin il est ? Nicci, songe à tout ce qu'il doit affronter. Richard n'est qu'un homme seul, sans personne sur qui s'appuyer.
― Je ne peux pas prétendre le contraire...
― Richard est le caillou dans la mare ― un individu au centre d'une chaîne infinie de bouleversements. Il est essentiel pour chacun d'entre nous, et ses actes nous influencent. S'il trébuche, nous tomberons tous, tu le sais très bien.
» Pense à ce pauvre garçon, le premier sorcier de guerre depuis trois mille ans, qui est incapable de contrôler son don. Il détient les deux variantes de la magie, mais sans savoir comme s'en servir !
― C'est vrai... Mais où voulez-vous en venir ?
― Tu imagines ce qu'est sa vie ? La pression qui pèse sur ses épaules ? Ce garçon est né en Terre d'Ouest où il a fini par devenir guide forestier. Il a grandi en ignorant jusqu'à l'existence de la magie. Tu te vois avec ses responsabilités et aucun moyen de recourir à ton don ? Et pour ne rien arranger, le voilà bombardé « joueur » dans le cadre de la magie ordenique.
» Lorsqu'il découvrira que les boîtes sont dans le jeu ― et en son nom ! ―, tu as idée de la terreur qui l'envahira ?
» Un garçon incapable de se connecter à son Han et pourtant censé manipuler la magie la plus dangereuse de tous les temps ?
― C'est là que j'interviens, rappela Nicci. Je lui apprendrai à contrôler son don.
― Précisément ! En d'autres termes, il a besoin de toi.
― Et il m'aura à ses côtés, parce que je ferai n'importe quoi pour lui.
― Vraiment ?
Le ton et l'expression d'Anna glacèrent le sang de Nicci.
― Que signifie cette question ?
― Ferais-tu vraiment n'importe quoi ? Veux-tu être la personne dont il a absolument besoin ?
― Traduction, je vous prie ?
― Veux-tu être sa partenaire ?
― Pardon ?
― Sa compagne !
― Il en a une, et...
― Est-ce une magicienne ?
― Il s'agit de la Mère Inquisitrice !
― D'accord, mais est-ce une magicienne ? Peut-elle invoquer son Han comme tu le fais ?
― Eh bien, je...
― Et la Magie Soustractive ? La maîtrise-t-elle ? Pas le moins du monde ! Toi, en revanche...
« Richard est né avec les deux facettes du don. J'ignore tout de la Magie Soustractive. Toi, tu la connais sur le bout des ongles. Dans notre camp, tu es la seule capable de former Richard. N'as-tu jamais pensé que vos destins ne s'étaient pas croisés par hasard ?
― Comment ça ?
― Réfléchis un peu ! Il ne peut pas s'en sortir seul, et tu peux tout être pour lui. Une formatrice, une amante, une compagne digne de ce nom...
― Une compagne digne de ce nom ? Anna, vous vous égarez ! Il a Kahlan, qui...
― Son égale, voilà ce qu'il lui faut. Une femme, certes, mais qui soit en toutes choses son alter ego. Qui peut combler tous ses besoins et ses désirs, selon toi ? Et contribuer ainsi à nous sauver tous ?
Nicci leva une main pour signifier qu'elle ne voulait pas en entendre plus.
― Je connais Richard, Anna ! S'il aime Kahlan, elle doit être une femme hors du commun. Son égale, en d'autres termes. On aime ce qu'on admire...
Seul l'Ordre prétend qu'il faut s'éprendre de ce qui vous dégoûte...
» Bien sûr, elle n'est pas une magicienne, au sens strict du terme, mais elle lui apporte tout ce qu'il désire, et c'est le plus important. Richard ne pourrait pas aimer quelqu'un qui ne lui ressemble pas...
» Vous écartez Kahlan alors que vous ne savez rien d'elle, et pour cause ! Nous avons tous oublié cette femme. Mais ne suffit-il pas de connaître Richard pour deviner qu'elle est extraordinaire ?
» De plus, elle est la Mère Inquisitrice, autrement dit, une femme très puissante. Son pouvoir est différent du nôtre, c'est vrai, mais il n'en reste pas moins impressionnant.
» Avant la disparition des frontières, la Mère Inquisitrice dirigeait les Contrées du Milieu. Les rois et les reines s'inclinaient devant elle. Pouvons nous en dire autant ? Vous étiez à la tête d'un palais. Moi, je servais un tyran.
Kahlan est une vraie dirigeante, qui se bat pour la liberté et la survie de ses sujets. Richard m'a raconté qu'elle a traversé la frontière ― en passant par le royaume des morts ― pour le bénéfice de son peuple. Et quand le Sourcier était mon prisonnier, dans l'Ancien Monde, elle a pris sa place à la tête de l'armée d'harane...
» Richard aime Kahlan... Quand on a dit ça, on a tout dit...
Nicci n'en croyait pas ses oreilles. Être obligée de prononcer des paroles qui lui brisaient le coeur...
― Tu as peut-être raison, le garçon aime cette femme... Mais qui sait si elle est toujours vivante ? Tu connais mieux que moi la cruauté des soeurs qui l'ont capturée. Richard ne la reverra peut-être jamais.
― Tel que je le connais, il y arrivera.
― Et même si tu as raison, ça changera quoi ?
― Que voulez-vous dire ?
― J'ai lu le grimoire et je sais comment fonctionne le sort d'oubli. Voyons les choses en face : la Kahlan qui a épousé Richard n'existe plus. La Chaîne de Flammes détruit le passé des gens. En un sens, la femme que Richard aime n'a jamais existé !
― Mais elle...
― Tu aimes Richard ! Pense avant tout à lui et à ses besoins. Kahlan est morte
― son esprit, en tout cas. Ce que tu dis à son sujet est sûrement vrai, mais c'est terminé, à présent. Si Richard la retrouve, il sera en présence d'une coquille vide. Crois-tu qu'il aimera un fantôme ?
» L'essence de Kahlan s'est volatilisée. Richard est-il le genre d'homme à se contenter d'un corps, si beau fût-il ? Je ne crois pas, mon enfant...
» Vas-tu gâcher ta vie comme j'ai gâché la mienne ? Des années de bonheur avec Nathan perdues au nom du devoir ? Ne fais pas la même erreur, Nicci, et ne prive pas Richard de ses chances d'être heureux.
Nicci serra très fort les poings pour étouffer ses tremblements.
― Oubliez-vous qui je suis ? Anna, vous tentez de pousser dans les bras de Richard, le garant de notre avenir, une Soeur de l'Obscurité et une ancienne zélatrice de l'Ordre.
― Tu en as fini avec l'Ordre, et quant à l'obscurité... Tu es différente des autres servantes du Gardien. Ce sont de vraies Soeurs de l'Obscurité. Pas toi. Dans ton coeur, au moins...
» Les autres sont motivées par la soif de pouvoir et la haine. Toi, tu n'as jamais cherché à servir tes intérêts. Au fond, tu t'es toujours jugée indigne de vivre.
C'était la stricte vérité. Nicci ne s'était pas convertie par cupidité, mais parce qu'elle se tenait pour un être méprisable. Au fond de son coeur, elle détestait être contrainte à se sacrifier pour les autres. Cette révolte secrète, estimait-elle, était une tache indélébile sur son front. Étant un être maléfique, elle méritait un châtiment éternel, pas les récompenses promises par le Gardien à ses complices.
Sa constante culpabilité avait toujours déplu aux autres soeurs, qui s'étaient de tout temps méfiées d'elle.
― Par les esprits du bien..., soupira Nicci.
Comment Anna, qu'elle avait à peine vue pendant des décennies, pouvait-elle en savoir si long sur elle ?
― J'étais donc si transparente ?
― Je me suis toujours attristée qu'une femme belle et douée comme toi ait une si piètre opinion d'elle-même.
― Pourquoi ne m'en avez-vous pas parlé ?
― M’aurais-tu écoutée ?
― Je crains que non... Seul Richard pouvait m'ouvrir les yeux...
― J'aurais pourtant dû essayer... Mais j'ai toujours eu peur de perdre mon aura d'autorité si je me montrais trop gentille. Je craignais aussi que parler franchement aux novices de leur valeur fasse enfler leurs chevilles. Cela dit, tu n'étais pas si transparente que ça... Tes vrais sentiments sont restés cachés. Ce que je voyais comme de la modestie ― une qualité qui te serait utile plus tard ― était en réalité du ressentiment. Une erreur de plus...
― Je ne me suis jamais doutée que vous me gardiez à l'oeil...
― Tu n'étais pas la seule, rassure-toi ! Et j'ai davantage maltraité des femmes que j'estimais autant que toi... Sais-tu que j'ai toujours eu une confiance absolue en Verna ? Eh bien, je ne le lui ai jamais dit. À cause de cette confiance, je l'ai envoyée en mission pendant vingt ans. Comme je ne lui avais pas parlé, elle m'a détestée deux décennies durant.
― Vous évoquez la poursuite de Richard ?
Anna s'immergea un moment dans ses souvenirs.
― Tu te rappelles le jour où Verna nous l'a amené ? Nous étions toutes réunies pour découvrir le nouveau « garçon », mais il était devenu un homme depuis longtemps.
― Je n'oublierai jamais, souffla Nicci. Dès que j'ai vu Richard, je me suis juré d'intégrer l'équipe de ses formatrices.
Elle avait réussi, devenant le professeur du Sourcier. Bien plus tard, les rôles s'étaient inversés...
― Nicci, Richard a besoin de toi ! Dans cette bataille, quelqu'un doit se tenir à ses côtés. Pour un homme seul, le fardeau est bien trop lourd. Il a besoin d'une femme aimée. Kahlan n'est plus qu'une étrangère pour lui, et ça ne changera pas. En un sens, il l'a perdue lors de cette guerre, et il lui faut une nouvelle compagne.
» Mon enfant, il a besoin que tu lui murmures à l'oreille certaines choses, la nuit... Qu'il en ait conscience ou non, tu es la femme qu'il lui faut.
Nicci faillit éclater en sanglots. Plaider contre ce qu'elle désirait le plus au monde lui déchirait le coeur. Richard était tout pour elle. Et justement, parce qu'elle l'aimait, elle ne pouvait adhérer à la vision d'Anna.
Elle décida donc de passer à un autre sujet.
― Je veux voir la tombe, puis parler à Verna et à Adie. Anna, je n'ai pas de temps à perdre. Zedd m'attend à Tamarang, et il a besoin de mon aide.
Richard doit recouvrer son don, c'est le plus urgent, pour le moment...
» Pour l'aider, je dois en apprendre plus sur Six. Vous ne l'avez jamais rencontrée, je sais. Mais votre réseau d'espions dispersés dans tout l'Ancien Monde...
― Tu savais, au sujet de mes espions ? s'étonna Anna.
Les deux femmes venaient de dépasser un nouveau palier. Bientôt, elles seraient au bon niveau.
― Disons que j'avais des soupçons... On ne garde pas le pouvoir si longtemps sans aide. Sous votre règne, le Palais des Prophètes était un îlot de stabilité et de calme dans un monde mis à feu et à sang par l'Ordre Impérial. Pour rester informée de tout, il vous fallait des yeux et des oreilles hors du palais. Et vous avez protégé notre fief pendant des siècles, sans jamais faillir.
― Tu me surestimes, mon enfant. Si j'avais été vraiment bonne, les Soeurs de l'Obscurité n'auraient pas prospéré sous mon nez.
― Vous vous en doutiez et vous aviez pris des précautions.
― Insuffisantes, vu comment ont tourné les choses.
― Personne n'est parfait ou invincible. Pendant très longtemps, vous avez circonscrit la menace, et c'était déjà un exploit. Grâce à votre réseau, vous étiez en permanence informée de tout. Les Soeurs de l'Obscurité le savaient, et elles avaient peur de vous.
» Le réseau de la Dame Abbesse a bien eu un jour ou l'autre des informations sur la voyante Six ?
― Je ne peux pas vraiment te dire, Nicci... Au fil des ans, trop de choses importantes ont retenu mon attention. Qu'avais-je à faire d'une voyante ?
On ne m'a rien dit d'intéressant sur Six...
― Je ne vous demande pas de trahir vos sources, comprenez-le ! Mais il me faut des informations sur la femme qui a volé la troisième boîte d'Orden.
Richard aura besoin de cet artefact. Le moindre indice peut m'être utile.
― Mes sources ne m'ont jamais rien appris sur Six, soupira Anna, mais je la connais, même si c'est très vaguement. Pour commencer, elle est incapable de remettre dans le jeu la magie d'Orden.
― Alors, pourquoi voler la boîte ?
― Même en l'absence d'informations spécifiques sur Six ― à part celles de Shota ― je sais que certaines personnes rêvent de détruire tout ce qui est bon dans le monde. La haine de la liberté, par exemple, les conduit à s'allier avec des gens qui partagent leur répugnance.
» Au fond, ces misérables vomissent la vie. Peut-être parce qu'ils se sentent incapables de relever les défis qu'elle leur présente... Refusant de voir la réalité en face, ils imaginent l'Univers comme ils voudraient qu'il soit. Au lieu de travailler dur, ils massacrent ceux qui s'échinent pour de bon.
Créer étant épuisant, ils se résignent sans trop de peine à voler ce qui existe déjà.
― Si je comprends bien, même sans connaître Six, vous prédisez qu'elle cherchera à s'allier avec d'autres champions de la haine comme elle.
― C'est ça... Et quelles conclusions en tires-tu ?
Enfin arrivées au pied de l'escalier, les deux femmes marquèrent une courte pause.
― C'est assez facile : au bout du compte, elle voudra pactiser avec les Soeurs de l'Obscurité, qui détiennent les deux autres boîtes.
― Bien raisonné, mon enfant...
― Ne pouvant pas utiliser la boîte, elle doit s'en servir comme d'une monnaie d'échange. Son but est de devenir plus puissante. Après la disparition de la barrière, elle a jeté son dévolu sur le Nouveau Monde, qui lui paraissait vulnérable à souhait. Dans un premier temps, voler le domaine de Shota l'a satisfaite. Mais les femmes comme elles n'en ont jamais assez. Aujourd'hui, elle veut échanger la boîte contre du pouvoir.
― Six ne veut pas être exclue de la « fête » ordenique... La destruction massive du bien la fascine. Elle ne crachera pas sur plus de pouvoir, mais son véritable but est de participer à la destruction des valeurs fondamentales de l'humanité.
― C'est logique, pourtant un détail ne colle pas... (Nicci plissa les yeux pour sonder le long couloir qui s'ouvrait devant Anna et elle.) Les Soeurs de l'Obscurité craignent les voyantes. Elles refuseront de traiter avec Six.
― Elles craignent encore plus le Gardien ! Si elles ne récupèrent pas la troisième boîte, leur maître sera furieux. Et n'oublie pas qu'elles ont remis les boîtes dans le jeu, comme toi. Si elles n'ouvrent pas la bonne ― pour elles
―, elles disparaîtront, c'est aussi simple que ça. Tu verras : elles seront forcées de négocier avec Six.
― C'est bien possible, admit Nicci.
Quelque chose semblait pourtant ne pas coller. Mais quoi donc ?
Toute l'affaire était plus compliquée que ça, Nicci l'aurait juré.