Chapitre 19

Le sol, les murs et le plafond du long couloir étaient en marbre blanc veiné de gris et d'or. À la lueur des torches disposées à intervalles réguliers dans des supports, ce qui aurait dû être un banal corridor évoquait un tunnel qui aurait relié deux mondes ― et plus spécifiquement, ceux de la mort et de la vie. Dans l'air immobile et pesant, une odeur de poix venait titiller les narines des deux visiteuses.

Sur leur droite et sur leur gauche, des couloirs latéraux conduisaient aux autres tombes de la crypte.

― Nous vivons une époque périlleuse, dit Anna. Aucun autre moment de l'histoire, à ma connaissance, ne fut si dangereux pour l'humanité. Notre survie à tous est en jeu, Nicci.

La Soeur de l'Obscurité repentie tourna la tête vers la Dame Abbesse.

― C'est pour ça que je veux aider Zedd à Tamarang, puis retrouver Richard...

Et il faut aussi arrêter Six avant qu'elle ait pu rencontrer les soeurs...

Cette voyante est plus redoutable qu'un crotale, mais si nous la dénichons, je pense que Zedd en viendra à bout.

» Ma priorité est plutôt de retrouver Ulicia et Armina. Elles détiennent les deux autres boîtes, et si elles parviennent à se procurer la troisième, elles n'attendront pas un an avant d'essayer d'en ouvrir une. Richard risque d'être pris de vitesse par ces femmes. Le temps presse terriblement, Anna !

― Je crains que tu aies raison, mon enfant. Voilà pourquoi il est essentiel que tu sois aux côtés de Richard, prête à l'aider de toutes les façons possibles.

― J'y suis décidée, vous le savez !

― Même le meilleur des hommes a besoin d'une compagne pour modérer ses ardeurs. Surtout quand l'avenir du monde dépend de ses choix...

― J'ai peur de ne pas très bien vous suivre...

― Pour influencer utilement un homme tel que Richard, il faut avoir gagné sa confiance, être en permanence près de lui... et occuper la première place dans son coeur.

― Je l'aime et je combattrai à ses côtés !

― Pour orienter judicieusement ses actes, il faudra plus que cela.

― Et pourquoi devrais-je l'influencer, selon vous ?

― Pour grandir harmonieusement, un enfant doit connaître la tendresse de sa mère et la force sereine de son père. En travaillant ensemble, nos parents font de nous ce que nous sommes et nous guident sur le chemin tortueux de la vie.

Dans le cas qui nous occupe, la problématique est la même.

Il faut à Richard un principe féminin ― un élément essentiel à son équilibre, afin qu'il soit un tuteur compétent pour l'humanité.

» Un bon général n'a pas besoin d'une femme pour accumuler les victoires et finir par gagner la guerre. Jagang peut écraser tous les adversaires qui se dressent sur son chemin. Mais il ne peut rien faire de plus ― rien de constructif, en tout cas.

» Pour notre camp, les choses sont différentes... Le but n'est pas seulement de vaincre, mais de donner sa chance à l'avenir ― selon des critères qui nous sont très personnels. Pour être heureux, il ne suffit pas à Richard d'être aimé, serait-ce par la femme la plus extraordinaire du monde. Il a besoin de chérir une personne qu'il admire et respecte. Vivre uniquement pour lutter ne saurait le satisfaire. S'il ne partage pas de l'amour, cet homme n'est pas complet. Sa bien-aimée seule peut lui donner la force de continuer...

Nicci s'exaspéra qu'Anna soit remontée à l'assaut si vite.

― C'est vrai, mais je ne suis pas sa bien-aimée, et il n'y a rien à ajouter.

― Tu peux le devenir, et tu le sais...

― Kahlan est digne de l'amour de Richard, j'en ai la certitude. Moi... Eh bien, j'ai fait des choses horribles qui ne seront ni réparées ni pardonnées !

Anna, j'ai longtemps marché sur un chemin très sombre. Pour me racheter, j'ai décidé de me dresser contre mes anciens complices. Si je suis victorieuse, le salut me redeviendra peut-être accessible, au bout du compte... Mais je ne mériterai jamais l'amour de Richard. Kahlan est taillée pour ça. Pas moi.

― Nicci, Kahlan n'est plus disponible pour Richard ! Ne fais pas semblant de croire qu'il peut choisir entre elle et toi, parce qu'elle n'existe plus. La Chaîne de Flammes l'a consumée, et il ne reste plus que toi. Épouse Richard et sois son principe féminin !

― L'épouser, alors qu'il ne m'aime pas ? Pourquoi accepterait-il une telle union ?

― Qu'as-tu donc appris au Palais des Prophètes ? Je commence à me demander comment tu as pu achever ton noviciat !

― De quoi parlez-vous, au nom du Créateur ?

― Les hommes ont des besoins, mon enfant... Satisfais ceux de Richard avec toute la beauté et le talent que tu tiens du Créateur, justement, et ce garçon te prendra pour femme, je t'en fiche mon billet !

Nicci parvint de justesse à ne pas gifler la vieille dame.

― II n'est pas comme ça ! s'écria-t-elle, indignée. Pour lui, le désir et l'amour sont intimement liés, et...

― Au final, vous partagerez les deux ! Tu auras simplement donné un petit coup de pouce au bon moment, et voilà tout ! Quand il est comblé, un homme n'est pas loin d'aimer, tu peux me croire. Enfin, tu sais bien que tous les couples ne se marient pas par amour ! La sagesse des parents, dans les unions arrangées, fait très souvent des miracles. En l'absence de Kahlan, c'est ce que nous voulons pour Richard.

» Attire-le dans ton lit et montre-lui ce que tu sais faire ! Si tu séduis son corps, son coeur ne tardera pas à suivre, et il connaîtra auprès de toi l'amour profond auquel il aspire.

Nicci sentit qu'elle s'empourprait. Cette conversation était à la fois absurde et obscène. Elle devait changer de sujet, mais pour ça, il lui aurait fallu recouvrer sa voix.

Non sans difficulté, elle avait fini par se gagner l'amitié et la confiance de Richard. Les infâmes manigances que suggérait Anna détruiraient tout cela.L'amitié de Nicci était un havre de paix pour le Sourcier. Un refuge où il pouvait s'autoriser à être vraiment lui-même. En un sens ― mais dans d'autres circonstances ―, cela aurait pu constituer d'excellentes fondations pour une relation amoureuse. Le plan d'Anna, d'un incroyable cynisme, était la négation même de ce qui unissait actuellement Richard et l'ancienne Maîtresse de la Mort.

― Tu ne peux pas laisser passer cette chance, mon enfant, pour toi comme pour nous !

Nicci prit le bras d'Anna et la força à s'arrêter.

― Comment ça, pour vous ?

― Tu es notre lien avec Richard.

― Pardon ?

Anna se rembrunit. Au fil des minutes, elle ressemblait de plus en plus à la terrible Dame Abbesse dont se souvenait Nicci.

― Je parle du lien qu'une formatrice telle que toi finit par tisser avec les jeunes sorciers qu'elle prend sous son aile...

― Anna, Richard est notre chef ! Pas du fait de sa naissance, mais parce qu'il a la volonté de gagner cette guerre. Il n'avait pas prévu de devenir le seigneur Rahl, mais tout au long du processus, il a appris à habiter son rôle. Au nom de son amour pour la vie, il n'a reculé devant aucun combat.

Inspirés par son exemple, des hommes et des femmes ont décidé de l'imiter.

C'est uniquement pour ça que nous ne sommes pas encore vaincus.

» Et vous osez le comparer à un jeune sorcier affublé d'un Rada'Han ? C'est un homme libre, pas un fantoche !

― Tu en es si sûre que ça ? Oui, il est notre chef, et je m'en réjouis sincèrement. Mais c'est aussi un garçon qui ne sait rien faire avec son don. Tu te

rends compte de ce que ça signifie ? D'autant plus pour un sorcier de guerre qui porte en lui les deux variantes de la magie ? Cet homme est plus dangereux que la foudre ! Selon toi, qui est censé apprendre une forme de contrôle aux individus de ce genre ? Les Soeurs de la Lumière, pardi !

― Peut-être, mais je n'en suis pas une...

― Mon oeil ! Tu joues avec les mots, mais ça ne changera rien.

― Je répète : je ne suis pas une...

― Si ! (Anna tapota la poitrine de Nicci du bout d'un index.) Là-dedans, c'est ce que tu es ! Parce que tu as choisi la vie, et qu'importe le chemin tortueux qu'il t'a fallu emprunter ! Tu as opté pour la Lumière du Créateur, que tu le reconnaisses ou non. Alors, refuse le titre de soeur, si ça t'amuse.

Mais sache que ça ne change rien : tu sers notre cause, et tu es en mesure de guider un homme qui a désespérément besoin qu'on lui tende une main amicale.

― Anna, je n'ai jamais fait la putain, et je ne commencerai pas pour vous, ni pour quiconque d'autre !

― T'ai-je demandé de coucher avec un homme que tu n'aimes pas ? Ai-je jamais dit que tu devais lui mentir ? Absolument pas ! Je t'implore d'apporter le bonheur à celui que tu aimes et de devenir la femme qu'il a envie de chérir. En cela, tu seras son lien avec l'humanité, parce que pour lui, tout passe par l'amour.

― Une espionne à votre service, voilà ce que vous voulez que je sois ! Le reste, c'est du bla-bla !

Pour se calmer, Anna récita une courte prière.

― Ma fille, dit-elle quand elle eut terminé, je te demande simplement de ne pas continuer de gâcher ta vie. Hélas, tu ne comprends pas ce que je veux dire. Après tout, il s'agit d'amour, un sentiment que tu ne connais pas vraiment. Je me trompe ? Pour le moment, tu ne sais rien de la passion, à part que son absence est un poison qui ronge ton âme.

» Les circonstances ne sont pas idéales, je te l'accorde, mais le Créateur te donne néanmoins une chance d'être heureuse. La possibilité de vivre une formidable histoire d'amour ! En guise de sentiments, tu n'as jamais eu que des fantasmes teintés de mélancolie. Quand l'amour n'est pas réciproque, c'est un simple hochet pour jeunes filles en fleur. Lorsqu'il est partagé, en revanche... Ah ! Nicci, si tu savais ce qu'on éprouve ! Comme je te plains de tout ignorer de la plus humaine des émotions ! Découvre la joie, et tu deviendras pour de bon une autre femme !

Dans sa vie, Nicci avait subi les étreintes bestiales de quelques brutes. Bien entendu, toute joie en avait été absente. Sur ce point-là, Anna avait raison.

Être aimée et aimer en retour restait pour elle un profond mystère.

Et ça n'était hélas pas près de changer...

― Dans la ferveur de cet amour partagé, si tu peux aider Richard à prendre les bonnes décisions, où sera le mal ?

» T'ai-je demandé de lui nuire ? De le pousser à faire le mal ? Voyons, tu vois bien que c'est tout le contraire ! Mon seul désir, c'est que tu l'arraches au désespoir qui risque de lui faire commettre une erreur tragique dont nous aurons tous à pâtir.

Nicci sentit un frisson courir le long de sa colonne vertébrale.

― Qu'allez-vous encore inventer ?

― Au temps où tu étais avec l'Ordre, quand on te surnommait la Maîtresse de la Mort, quels sentiments éprouvais-tu ?

― Quels sentiments ? Je ne sais pas, moi... Mais si je cherche bien, je... On doit pouvoir dire que je me détestais, et que je haïssais la vie...

― L'idée que Jagang puisse te tuer t'effrayait-elle ?

― Pas vraiment, puisque je m'abominais...

― Aurais-tu la même réaction aujourd'hui ? Te ficherais-tu de ton avenir ?

― Bien sûr que non ! En ce temps-là, je me moquais de mon propre sort.

J'estimais être indigne de toute forme de bonheur et rien ne comptait à mes yeux, ma vie encore moins que le reste. J'étais indifférente à tout, en somme...

― Indifférente à tout..., répéta Anna. Oui, oui... Te jugeant indigne d'être heureuse, tu te fichais de tout le reste. En d'autres termes, tu ne prenais pas à l'époque le même genre de décision qu'aujourd'hui, tout ça parce que tu te méprisais. C'est bien ça ?

― Oui, je crois, concéda Nicci, se demandant quand le piège allait se refermer.

― Selon toi, comment réagira Richard lorsqu'il comprendra que Kahlan est à jamais perdue pour lui ? bref, lorsque la réalité le rattrapera ? Se dira-t-il que la vie vaut quand même la peine d'être vécue ? Totalement désespéré, continuera-t-il à se sentir lié à nous et à notre avenir ? S'il se sent coupé du bonheur à tout jamais, s'inquiétera-t-il de ce qui risque de lui arriver dans un futur proche ? Tu connais la réponse à ces questions. En fait, tu viens juste de me la donner.

Nicci frissonna. Voilà, le piège s'était refermé, et elle était coincée.

― S'il n'a personne à aimer, voudra-t-il continuer de vivre ?

― Je... Je suppose que non... Enfin, c'est un risque, en tout cas...

― Dans cette configuration, fera-t-il les bons choix pour l'humanité ? Ou baissera-t-il les bras ?

― Je ne crois pas que ce soit son genre...

― Tu ne crois pas ? Tu veux tout risquer sur ce que tu crois ? Nicci, si nous perdons Richard, tout sera fichu. Essaie de ne pas l'oublier !

» Tu sais mieux que quiconque qu'il joue un rôle essentiel, sinon, tu n'aurais pas remis dans le jeu les boîtes d'Orden ― pas en son nom, du moins.

S'il ne nous mène pas à la bataille, nous perdrons. Ça aussi, tu le sais. Et enfin, tu n'ignores pas que les Soeurs de l'Obscurité prévoient de lâcher le Gardien dans le monde des vivants. Sans Richard pour les combattre, elles réussiront, et cela nous précipitera vers le Grand Vide.

» Sans lui, l'humanité est condamnée, c'est aussi simple que ça.

― Il ne nous abandonnera jamais, j'en suis sûre !

― Pas intentionnellement, peut-être... Mais s'il continue son chemin sans une femme aimée à ses côtés, il risque de ne pas prendre les bonnes décisions.

L'amour tient ce garçon debout, ne perds surtout pas ça de vue. S'il se retrouve un jour à bout de forces, son coeur prendra le relais ― à condition de déborder d'amour !

― Vous avez peut-être raison, mais ça ne vous donne pas le droit de décider qui il doit aimer.

― Nicci, je doute que...

― Pourquoi combattons-nous, au juste ? La défense de la vie, il me semble...

Et pour la liberté, aussi...

― C'est pour ça que je lutte, oui...

― Vous en êtes sûre ? Toute votre vie, vous avez manipulé les autres afin qu'ils soient à votre image. Vous ne détestez pas le bien, c'est vrai, mais ça ne vous empêche pas de dicter leur comportement aux gens.

» Vous façonnez les novices pour qu'elles deviennent des soeurs obéissantes.

Ensuite, elles manipulent de jeunes sorciers afin qu'ils se comportent selon les critères que vous jugez sains...

» Tous les gens que vous avez eus sous votre responsabilité étaient tenus de se conformer à vos standards. En règle générale, vous ne leur laissiez aucun libre arbitre. Quand ils entendaient faire leurs propres expériences, vous les en empêchiez afin de mieux leur bourrer le crâne. La seule exception, à ma connaissance, fut Verna, puisque vous l'avez envoyée dans le monde pendant vingt ans. Mais non sans l'avoir manipulée avant...

» Des siècles avant sa naissance, vous avez commencé à planifier la vie de Richard. La grande Annalina Aldurren, après lecture et interprétation des prophéties, a décidé comment le Sourcier devrait vivre, penser et agir.

Aujourd'hui, vous décrétez qu'il doit m'aimer ! Avez-vous également prévu comment il se comportera après sa mort, dans le monde des esprits ?

» Alors qu'il faisait tout pour vous aider, vous avez emprisonné la vie de ce pauvre Nathan. Tout ça à cause des crimes qu'il aurait pu commettre.

Même si vous en êtes venue à l'aimer, c'est une grande injustice !

» Anna, nous combattons pour que chacun puisse vivre comme il l'entend.

Désolée, mais vous ne pouvez pas décider pour les autres. Nul ne peut être la version positive de Jagang ― les tyrans bienfaisants n'existent pas, il faut vous réveiller !

― C'est vraiment ce que tu penses de moi ?

― Ai-je tort ? Vous voulez décider à la place de Richard, comme à l'époque où il n'était pas né. Mais sa vie lui appartient, et il aime Kahlan. À quoi rimerait son combat s'il devenait votre marionnette, aimant et épousant la femme que vous avez choisie pour lui ?

» Si j'acceptais, je ne serais sûrement pas le genre de compagne qu'il lui faut.

En vous obéissant, je détruirais définitivement toute l'amitié et toute la tendresse que nous partageons.

Anna baissa soudain la tête.

― Nicci, je ne veux pas te forcer à l'aimer. Tu n'as pas besoin de ça, de toute façon...

― Je donnerais cher pour croire à votre discours et agir selon votre volonté !

Mais j'y perdrais tout respect de moi-même, et c'est un prix que je ne veux pas payer. Richard aime Kahlan et je ne m'immiscerai pas entre eux, un point c'est tout ! Ne comptez pas sur moi pour trahir un tel homme.

― Mais je...

― Seriez-vous contente d'avoir obtenu par la ruse l'amour de Nathan ?

Vivriez-vous dans la joie et l'allégresse ?

Des larmes perlèrent aux paupières d'Anna.

― Non, je détesterais ça...

― Alors, comment pouvez-vous imaginer que ça me plairait ? On doit être aimée pour ce qu'on est, pas pour ses compétences au lit.

― Certes, mais je...

― Lorsque Richard était mon prisonnier, j'ai voulu le forcer à gober les fadaises de l'Ordre. J'espérais aussi le contraindre à m'aimer. Pour cela, je lui ai proposé mes « services », un peu comme dans le plan que vous avez imaginé. Il a refusé, et c'est en partie pour ça que je le respecte tant. Tous les autres hommes se seraient damnés pour m'avoir dans leur lit. J'ai tenté de le séduire, et il a montré qu'il se laissait contrôler par son esprit, pas par ses pulsions.

» La raison est son guide. C'est pour ça qu'il nous commande, pas parce que vous avez tiré les bonnes ficelles au bon moment !

» Si j'étais arrivée à mes fins, je n'aurais sûrement pas le même respect pour lui... Comment aimer vraiment un homme aux telles faiblesses de caractère ?

Même si je souscrivais à votre plan, Richard ne tomberait pas dans le panneau. Car il n'a pas changé, c'est évident ! En revanche, il me retirerait son amitié et son estime. Votre machination est vouée à l'échec, Anna, et ce dans tous les cas de figure.

» Devez-vous vraiment le regretter ? Préféreriez-vous avoir pour chef un homme incapable de résister à ses pulsions ? Un dirigeant de paille soumis à votre volonté ?

― Non, ce n'est pas mon objectif.

― Et pas le mien non plus !

Anna sourit, prit Nicci par le bras et se remit en chemin.

― C'est dur à reconnaître, mais je crois que tu as mis dans le mille... Emportée par ma ferveur, j'ai fini par me croire autorisée à décider pour les autres en toutes circonstances. Mais je ne suis pas omnisciente, loin de là !

Les deux femmes avancèrent un moment en silence.

― Je suis désolée, Nicci... Par bonheur, malgré mon influence néfaste, tu es devenue une femme digne de ce nom !

― Peut-être, mais ma route semble promise à être bien solitaire...

― Richard t'y rejoindra peut-être un jour, prêt à t'aimer pour ce que tu es, tout simplement...

La gorge nouée, Nicci préféra faire comme si elle n'avait pas entendu.

― Prise dans la furie des événements, continua Anna, j'ai bien peur d'avoir oublié la leçon que m'a enseignée mon histoire avec Nathan...

― Ce n'est peut-être pas votre faute... La Chaîne de Flammes nous vole sans cesse des souvenirs et des sentiments...

― Je doute de pouvoir faire porter le blâme à un sort si récemment jeté...

Après tout, je me suis fourvoyée toute ma vie.

― Cette leçon... Anna, de quoi s'agit-il ?

― Un jour, Nathan m'a tenu le même discours que toi, en développant un raisonnement tout à fait similaire. Je l'avais mal jugé, exactement comme toi jusqu'à ce que tu m'ouvres les yeux. Je te prie de m’excuser, pour ça et pour tout le mal que je t'ai fait avant.

― Non, ne vous sentez pas responsable de ma vie ! J'ai choisi en toute connaissance de cause ― en tout cas, je le croyais. Chacun d'entre nous doit un jour faire face aux épreuves de la vie. Bien sûr, il y a toujours des personnes qui tentent d'influencer voire de dominer les autres. Mais on ne peut

pas fuir ses responsabilités en les accusant de tous les maux. Au bout du compte, un être humain est le seul « capitaine » de son existence, et en cas d'échec, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même.

― Les erreurs dont nous parlions plus tôt... Nicci, tu as su réparer les tiennes.

Aujourd'hui, tu fais le bien autour de toi et tu t'es amplement rachetée.

― J'ai conscience de mes fautes, c'est vrai, et je tente de me corriger. Quant au rachat... J'en suis encore loin, croyez-moi ! Mais je vous fais une promesse, Anna : je serai toujours là pour Richard, quoi qu'il me demande. C'est ainsi que se comporte une véritable amie.

― Il peut se féliciter de t'avoir à ses côtés, soeur Nicci.

― Nicci tout court, si ça ne vous gêne pas...

― Nicci, si tu préfères...

Alors qu’Anna et elle passaient en silence devant une série de torches disposées plus près les unes des autres, Nicci se félicita que la vieille dame ait finalement saisi son point de vue. À l'évidence, on n'était jamais trop vieux pour comprendre de nouvelles choses.

Sauf s'il s'agissait d'un repli stratégique. Une nouvelle ruse, pour mieux revenir à l'assaut plus tard.

Nicci n'en avait pas le sentiment. Nathan avait probablement changé pour de bon l'intraitable Dame Abbesse. Et en bien, par-dessus le marché.

En un sens, l'ancienne Maîtresse de la Mort venait d'avoir avec Anna la conversation dont elle rêvait depuis toujours. Et ça n'était pas rien...

― Parler de Nathan me rappelle le sort terrible que je lui réservais avant qu'il me ramène à la raison. J'ai laissé quelque chose de très important dans le donjon...

Nicci en fronça les sourcils de perplexité.

― Vous ne pourriez pas être plus claire ?

― Eh bien, j'avais l'intention de...

― Mais qui voilà donc ? s'écria soudain une voix aiguë.

Nicci s'immobilisa, leva les yeux et vit trois silhouettes féminines émerger d'un couloir latéral.

― Soeur Armina ? demanda Anna, désorientée.

― En chair et en os ! Et vous ne seriez pas notre défunte Dame Abbesse ?

Miraculeusement ressuscitée, dirait-on ! Mais plus pour longtemps, je le crains...

Anna tira Nicci derrière elle.

― Enfuis-toi, mon enfant ! C'est à toi de le protéger, à partir de maintenant.

Nicci n'eut pas besoin de demander à la vieille dame de préciser de qui elle parlait.