Chapitre 40

Richard jeta un coup d'oeil sous la toile du chariot et constata que le véhicule serait bientôt sorti du camp proprement dit. À chaque coup de vent, il fallait tenir fermement la toile pour l'empêcher de s'envoler. Mais le petit groupe n'avait pas pris le risque de différer son retard pour la refixer.

La rampe se dressait à quelques milliers de pas de là. De si près, l'ouvrage était terriblement impressionnant et il ne paraissait plus du tout utopique qu'il puisse bientôt donner accès au sommet du haut plateau.

Après qu'Adie eut utilisé son don pour les aider à s'éloigner discrètement du «

champ de bataille », les fugitifs n'avaient plus rencontré de problèmes.

Fidèles à leurs habitudes, les soldats ne cherchaient pas à s'attirer des ennuis en interceptant un chariot escorté par un garde d'élite et une soeur. Pour mieux s'épargner des soucis, ces braves guerriers tournaient la tête sur le passage du véhicule.

L'émeute en cours était loin de concerner tout le camp. Dans le stade et aux alentours, des centaines de milliers d'hommes s'affrontaient à cause du résultat injuste de la grande finale. Dans le reste du camp, les officiers avaient pris les mesures qui s'imposaient pour préserver l'ordre.

La révolte grondait cependant un peu partout. Les hommes réquisitionnés pour le chantier ne s'étaient pas engagés pour travailler comme des boeufs, crever de froid et avoir en permanence le ventre vide. S'ils servaient dans une armée de vainqueurs, c'était pour tuer, piller et violer tout leur saoul.

Désormais, les promesses de butin se faisaient rares, puisque la campagne touchait à sa fin, et il fallait s'échiner sur une foutue rampe avant de toucher au but.

S'ils voulaient bien se sacrifier pour la cause ― en théorie, au moins ―, la plupart des soudards avaient les côtes en long et ils détestaient qu'on les fasse trimer jour et nuit.

Dès que des troubles éclataient, la répression était féroce. Voyant les contestataires se faire tailler en pièces, beaucoup de trublions potentiels avaient opté pour une saine neutralité.

Le général Meiffert avait dû se frayer plusieurs fois un chemin au milieu de groupes d'hommes très hostiles. Le plus souvent, il avait réussi à s'en tirer à l'esbroufe. En une occasion, cependant, il avait dû montrer sa force et sa détermination en tuant un type d'un coup d'épée à la gorge.

Adie était assez souvent intervenue, et chacune de ses petites démonstrations magiques avait fait mouche. Ennemis mortels du pouvoir, les soudards détestaient devoir cohabiter provisoirement avec des soeurs et quelques magiciens ou sorciers. En attendant les lendemains qui chantent ― à savoir un monde débarrassé de la magie ―, ils évitaient soigneusement de se frotter aux détenteurs du don.

Derrière le chariot, près du stade, une partie des émeutiers étaient repassés sous le contrôle de leurs officiers. Mais les troubles continuaient, et ce n'était pas près de s'arrêter. Se contentant de sauver l'empereur, les gardes d'élite n'avaient pas pris le temps de restaurer l'ordre, et les combats devenaient de plus en plus violents et meurtriers.

Le calvaire de Nicci indiquait à Richard que Jagang n'avait pas succombé à sa blessure. Cela dit, rien ne prouvait qu'il fût toujours conscient.

S'il l'était, quand déciderait-il de tuer sa Reine Esclave, puisqu'il n'avait plus le pouvoir de la forcer à revenir ? Richard l'ignorait. De toute façon, si ça arrivait, il ne pourrait pas s'y opposer. Pour sauver Nicci, il fallait la débarrasser du Rada'Han, et Nathan seul en était capable.

Jetant un coup d'oeil dehors, le Sourcier constata que le travail continuait sur le chantier. Même s'ils étaient tentés de se rebeller, les soudards attendaient sans doute l'issue des émeutes en cours pour choisir leur camp.

L'opportunisme, dans les rangs de l'Ordre, restait une vertu capitale.

Richard baissa les yeux sur Nicci. Étendue près de lui, elle lui serrait convulsivement la main. Pour avoir lui aussi porté un collier, le Sourcier savait parfaitement ce qu'elle supportait. En revanche, on ne l'avait jamais torturé pendant si longtemps. Jusqu'à quand l'ancienne Maîtresse de la Mort résisterait-elle à cet enfer ?

En face de Richard, Jillian tenait l'autre main de Nicci. Son épée à portée de la main, Bruce jetait de très fréquents coups d'oeil dehors, au cas où des ennuis s'annonceraient.

Jusqu'à quel point cet homme était-il fiable ?

C'était difficile à dire... Sur le terrain et en dehors, il avait risqué sa vie pour protéger Richard. Comme dans toutes les armées, il devait y avoir dans les rangs de l'Ordre des hommes qui doutaient de leur mission et de l'objectif final qu'on leur avait assigné. Bruce était-il de ceux-là ? Ou avait-il vécu des expériences assez dévastatrices pour le convaincre de changer de camp ? Le connaissant très peu, Richard n'aurait su que répondre. Mais cette

« conversion », si elle était sincère, lui redonnait un peu d'espoir. Partout dans le monde, y compris au coeur même du camp de Jagang, il restait des gens prêts à se battre et à périr pour défendre leur droit à la vie et à la liberté.

Alors que le chariot s'immobilisait, Adie approcha et s'appuya nonchalamment au véhicule, comme pour soulager un peu ses jambes fatiguées.

― On y est..., souffla-t-elle à Richard.

Le Sourcier fit signe qu'il avait compris, puis il se tourna vers Nicci :

― Nous sommes arrivés près de la rampe.

Le front ruisselant de sueur, la magicienne semblait sur le point de se noyer dans un océan de douleur.

Elle parvint cependant à serrer un peu moins fort la main de Richard, puis à augmenter de nouveau la pression ― un signe qu'elle avait entendu.

Malgré le froid ambiant, Nicci était bouillante de fièvre. Gardant les yeux fermés la plupart du temps, elle les écarquillait parfois lorsque la souffrance, devenue intolérable, la forçait à crier ou à gémir.

Richard aurait tout donné pour pouvoir la sortir de là. Mais tant qu'ils n'auraient pas rejoint Nathan, elle serait seule face à la douleur et à l'imminence de la mort.

Seule dans un monde auquel il n'avait pas accès.

― Nicci, que devons-nous faire ? On est arrivés, mais que faisons-nous ici ?

Pourquoi as-tu voulu qu'on vienne ?

Alors que Richard écartait une mèche de cheveux du front de son amie, celle-ci ouvrit les yeux.

― S'il te plaît..., murmura-t-elle.

— Oui ? Que veux-tu ?

― Tue-moi, je t'en prie ! Il faut que ça s'arrête...

Un gémissement suivit cette prière lâchée dans un sanglot. La gorge serrée, Richard se pencha davantage vers son amie.

― Accroche-toi, ce sera bientôt fini ! Si nous parvenons à entrer au palais, Nathan t'enlèvera le collier. Continue à lutter !

― Impossible...

― Je te jure que tu t'en sortiras ! Dis-moi comment regagner le palais.

— Des catacombes...

Richard sursauta. Des catacombes ? Que voulait dire Nicci ?

Jetant un coup d'oeil dehors, il vit les grandes fosses creusées par les ouvriers pour en extraire de la terre. Oui, c'était assez logique. Pendant des fouilles, on faisait souvent des découvertes curieuses.

― Nicci, dit Jillian, tu parles de catacombes comme à Caska, là où je vivais ?

La magicienne hocha la tête.

Richard continua à sonder les alentours. Où pouvait être l'entrée du dédale souterrain, s'il en existait un ?

À Caska, les catacombes s'étendaient sur une incroyable surface. Après une nuit entière de recherches qui lui avaient permis de découvrir le grimoire traitant du sort d'oubli, le Sourcier n'avait exploré qu'une infime partie de la cité souterraine.

Là aussi, le plus dur avait été de localiser l'entrée. Et à Caska, elle ne se trouvait pas au milieu d'un chantier grouillant de soldats ennemis.

― Nicci, comment as-tu découvert l'existence de ces catacombes ?

― Une attaque...

― Une attaque ?

Les pièces du puzzle se mettaient en place. En creusant, les soldats avaient trouvé l'entrée des catacombes. Utilisant ces tunnels, des agents de Jagang s'étaient introduits dans le palais.

― Des ennemis sont entrés et t'ont capturée, c'est ce que tu veux dire ?

Nicci hocha la tête.

Si l'Ordre avait un moyen d'envahir le palais, pourquoi poursuivait-il la construction de la rampe ?

Eh bien, si ces sous-sols ressemblaient à ceux de Caska, y faire passer toute une armée serait quasiment impossible. Ou au minimum très long.

Dans ce cas, la rampe pouvait être un leurre, histoire d'endormir la méfiance des défenseurs.

Quoi qu'il en soit, Jagang avait un moyen d'envoyer des espions au coeur même du fief d'haran. Et ça, c'était une catastrophe.

Nicci avait certainement été capturée par des soeurs. Pour vaincre sa résistance, il avait fallu des pratiquantes de la magie ― assez nombreuses pour compenser les effets du sortilège défensif activé en permanence dans le complexe.

― En creusant, les soudards ont découvert ces catacombes, c'est ça ? Des soeurs se sont introduites au palais et elles t'ont capturée. J'ai bien compris ?

Nicci serra la main du Sourcier, confirmant ses déductions.

― Les défenseurs savent qu'il y a une brèche ?

Nicci fit « non » de la tête.

― Des hommes se massent...

Richard sursauta.

― Des hommes se massent à l'intérieur pour attaquer le palais ?

Nicci acquiesça.

― Adie, tu as tout entendu ?

― Oui. Et le général aussi.

Richard jeta de nouveau un coup d'oeil dehors. Assez loin sur sa droite, il repéra une fosse d'où ne sortaient pas en permanence des chariots chargés de terre.

― Adie, regardez, sur la droite... Il y a un cordon de gardes autour d'une des fosses.

― Une zone sécurisée, confirma Meiffert.

― L'entrée des catacombes doit être là. La preuve, c'est qu'il n'y a plus de fosses entre celle-ci et le plateau.

― Pourquoi est-ce une preuve ?

― Nos ennemis n'ont pas voulu prendre le risque de faire s'écrouler les tunnels. C'est logique, si on considère l'âge du complexe...

― Bien raisonné, approuva Adie.

— Et comment allons-nous descendre dans cette fosse ? demanda le général.

― En nous procurant d'autres uniformes de gardes spéciaux, intervint Bruce.

Déguisés, on nous laissera passer.

― Oui, mais pour Nicci et Jillian, que proposes-tu ?

L'ailier gauche ne sut que répondre.

― Elles ne peuvent pas y aller à pied, dit Meiffert, et un chariot bâché éveillerait à coup sûr les soupçons des gardes.

― Peut-être... et peut-être pas, murmura Richard.

― Qu'as-tu à l'esprit, seigneur Rahl ? demanda l'officier.

Richard ne répondit pas et se pencha vers Nicci.

― Y a-t-il des livres dans ces catacombes ?

― Oui..., coassa la magicienne.

Le Sourcier s'adressa de nouveau au général.

― Nous tenons notre petite histoire ! Alarmé par l'émeute, près du stade, l'empereur a décidé d'évacuer les ouvrages les plus précieux. Pour ce faire, il a envoyé un de ses gardes ― toi, général ― et une Soeur de l'Obscurité.

(Richard désigna Adie.) Pour rendre la chose plus crédible encore, il faudra demander aux soldats d'escorter le chariot sur le chemin du retour.

— Ils voudront savoir pourquoi nous sommes venus seuls...

― L'émeute en cours..., proposa Bruce. Il faudra leur dire que les officiers ont refusé de soustraire des hommes à la défense de l'empereur...

— Pendant qu'ils organiseront l'escorte, dit Richard, nous nous faufilerons dans les catacombes.

― Ce ne sera pas aussi simple que ça, modéra Bruce. Tous les soldats ne quitteront pas le site, et si nous leur en donnons l'ordre, ça éveillera leurs soupçons. Les types qui resteront verront Nicci et Jillian, c'est inévitable.

» Ces hommes ne sont pas des soldats de base. Vous avez vu leur uniforme ?

La garde d'élite de l'empereur ! Ces gars ne sont ni idiots ni paresseux, et ils ont tous un oeil d'aigle.

― Je vois ce que tu veux dire..., fit Richard. (Il réfléchit quelques instants avant de s'adresser à Adie.) C'est une nuit venteuse... Vous pensez pouvoir donner un coup de main aux bourrasques ?

― Pardon ?

― Aider le vent avec votre pouvoir. Faire en sorte qu'il souffle de plus en plus fort... Dès que le général aura ordonné qu'on rassemble une escorte pour notre retour, nous descendrons au fond de la fosse avec le chariot. Ensuite, une tempête miniature soufflera les torches, tout autour de nous.

Profitant de l'obscurité, nous ferons entrer Nicci et Jillian dans les tunnels.

― Jusque-là, c'est bon, dit Meiffert. Mais à l'intérieur, il y aura des gardes, sans parler des soldats attendant de passer à l'attaque.

― Nous devrons passer à tout prix... Mais tu as raison, ça grouillera d'ennemis.

― Se battre dans des tunnels est difficile, rappela Bruce. Ça équilibrera les chances.

— C'est bien vu, approuva Meiffert. En un sens, le nombre d'adversaires n'importe pas, puisqu'ils ne pourront pas nous attaquer en masse.

― Certes, mais je me serais bien passé de ces problèmes supplémentaires.

Nous allons devoir éliminer les gardes et les soldats un par un, ou presque, et nous aurons une meute de soudards enragés dans le dos. Sans parler des salles où des soldats seront cachés et d'où ils pourront nous prendre à revers. Il faudra marcher longtemps et aider sans interruption Nicci. Dans ces conditions, ce ne sera pas un jeu d'enfant.

— Que faire d'autre ? lança Meiffert. Nous devons passer, et il faudra se frayer un chemin à la pointe de l'épée. Ce ne sera pas facile, mais ça reste notre seule chance.

— L'obscurité nous aidera, annonça Adie. Si j'utilise mon pouvoir pour souffler toutes les torches, ils ne nous repéreront pas.

― Mais comment nous orienterons-nous ? s'inquiéta Bruce.

― Votre pouvoir, Adie ! s'exclama Richard. Vous voyez avec votre don, pas avec vos yeux.

― Et du coup, je serai les vôtres. Après avoir plongé nos adversaires dans le noir, je vous guiderai dans ces ténèbres. Vous me suivrez en silence, et personne ne se doutera de notre présence. Si nous rencontrons des patrouilles, nous tâcherons de faire des détours. Bien entendu, s'il le faut, nous les

taillerons en pièces, mais il serait préférable d'éviter toute perte de temps.

― Voilà un plan qui tient la route, conclut Richard.

Il attendit des objections ou des questions, mais personne ne parla.

— L'affaire est entendue, mes amis ! Le général se chargera de parlementer avec le capitaine de la garde. Pendant que cet officier s'occupera de l'escorte, nous descendrons au fond de la fosse. Là, le vent magique d'Adie soufflera toutes les torches. Dans la confusion qui s'ensuivra, nous entrerons tous dans les catacombes.

» Les soldats penseront que nous nous sommes mis au travail, rien de plus...

Guidés par Adie, nous gagnerons le palais, et tous ceux qui se dresseront sur notre chemin le paieront de leur vie.

― Soyez tous prêts à vous battre si le capitaine ne gobe pas mon histoire, dit Meiffert.

— Si ça arrive, souffla Adie, je sèmerai le désordre parmi nos ennemis, c'est juré.

— Il faut nous dépêcher, intervint Richard. L'aube ne tardera plus trop, et nous aurons besoin de l'obscurité pour faire passer Nicci et Jillian au nez et à la barbe des soldats. Une fois à l'intérieur, l'heure de la journée n'aura pas d'importance. Mais pour la première phase du plan, l'obscurité est une alliée essentielle.

― Dans ce cas, en route ! s'écria le général.

Il alla reprendre les rênes des chevaux.

Richard sonda le ciel, à l'est, et constata qu'il n'y avait en effet pas de temps à perdre. Dès que Bruce l'eut aidé à bien remettre en place la bâche, le chariot s'ébranla.

Près de Richard, Nicci sanglotait en silence.

Incapable de mettre un terme à sa vie ― ou de bannir la douleur ―, elle cédait au désespoir.

Le coeur brisé par tant de détresse, Richard serra la main de son amie. Le dernier moyen de communiquer avec elle qui lui restait... Une façon de lui rappeler qu'elle n'était pas seule.

Pendant que le général parlementait avec le capitaine de la garde, Richard écouta les mugissements du vent.

― Accroche-toi, ce sera bientôt fini..., souffla-t-il à Nicci.

― Elle ne t'entend plus..., murmura Jillian.

― Non, tu te trompes !

Nicci devait l'entendre ! Il fallait qu'elle vive, parce que le Sourcier avait besoin de son aide. Sans elle, comment choisirait-il la bonne boîte d'Orden ?

En ce monde, nul n'était plus en mesure qu'elle de le soutenir.

Mais surtout, elle était son amie et il tenait à elle. Pour les problèmes pratiques, on finissait toujours par trouver une solution. Mais il n'existait pas de remède au deuil, et il refusait de devoir pleurer une disparition de plus.

Nicci était toujours là pour lui. Elle l'aidait à se concentrer et à garder confiance en lui. Depuis qu'on lui avait arraché Kahlan, elle était l'unique confidente du Sourcier, et ça n'était pas rien.

La seule idée de la perdre était insupportable.