Chapitre 8
Alors qu'ils traversaient le camp, Kahlan allongeait le pas afin de garder le contact avec Jagang. Un moyen, espérait-elle, de s'épargner d'inutiles souffrances. Cela dit, comme il l'avait souvent prouvé, l'empereur n'avait pas besoin de raisons pour se servir du maudit collier. Mais ce soir, il était pressé à cause des nouvelles apportées par le messager, et ce n'était vraiment pas le moment de lui taper sur les nerfs.
La prisonnière se fichait royalement des nouvelles en question. Une seule chose l'intéressait : l'homme qu'elle avait vu pour la première fois la veille dans une cage, et qu'elle venait de retrouver...
Alors qu'elle marchait dans le camp, pensant à l'inconnu, Kahlan conservait un oeil attentif sur ses gardes et sur les soldats qui évoluaient autour d'elle.
La plupart des soudards suivaient du regard la progression de l'empereur et de son escorte. Mais pas un seul homme ne voyait la prisonnière, c'était flagrant ― sinon, les remarques égrillardes auraient fusé d'un peu partout.
Même s'ils appartenaient à son armée, la majorité des soldats n'avait jamais vu l'empereur de si près. Actuellement, le camp était plus étendu et plus peuplé que les principales mégalopoles des Contrées du Milieu. Dans une telle ruche, seuls de rares privilégiés pouvaient se vanter d'avoir vu le chef suprême de près.
Les hommes qui avaient cette chance en écarquillaient les yeux de surprise.
Leur réaction, nota Kahlan, comme le maintien hautain de Jagang, contredisait un des principes fondamentaux de l'Ordre : l'égalité absolue entre les hommes. Dans son superbe pavillon, l'empereur n'avait jamais manifesté la moindre intention de partager la rude existence quotidienne de ses soldats. Croupir dans la crasse et la boue ne lui disait rien, et il ne semblait pas pressé non plus de s'exposer à la violence qui régnait partout ailleurs que dans son petit univers protégé. Enclin à abandonner ses hommes à leur sort, Jagang ne crachait pourtant pas sur la protection des meilleurs d'entre eux, lorsqu'il s'aventurait dans le camp...
En d'autres termes, les soudards n'avaient rien en commun avec leur chef, sinon leur passion dévorante pour la violence et leur haine maladive de la vie.
Fort heureusement invisible pour ces barbares, Kahlan slalomait entre les flaques de boue et les excréments animaux ou humains. Sous son manteau, elle serrait le manche du couteau volé à un crétin de garde. Si elle n'avait pas encore décidé que faire de l'arme, en détenir une était rassurant. De toute façon, la possibilité s'était présentée, et elle n'avait pas pu résister...
Même invisible, une femme ne pouvait pas se sentir bien parmi des hordes de bouchers. Bien sûr, le couteau, à lui seul, ne suffirait pas à la libérer de Jagang, des Soeurs de l'Obscurité et de ses maudits anges gardiens. Mais ainsi armée, elle se sentait un peu moins vulnérable. Enfin, avoir accompli ce larcin montrait à quel point elle tenait à sa propre vie. Autrement dit, c'était la preuve qu'elle n'avait pas abdiqué et n'abdiquerait jamais.
D'un point de vue pratique, si l'occasion s'offrait à elle, Kahlan utiliserait le couteau pour tuer Jagang. Si elle réussissait, sa propre mort suivrait de près, elle en avait parfaitement conscience. Et l'Ordre Impérial, elle le savait aussi, ne serait pas détruit par la perte d'un seul individu. Les envahisseurs rappelaient des fourmis : en écraser une ne forçait jamais l'entière colonie à faire demi-tour.
De toute manière, Kahlan se doutait que son exécution était déjà programmée. Et selon toute probabilité, Jagang prévoyait de la torturer longuement avant de lui porter le coup de grâce. L'ayant déjà vu tuer des gens sans raison, la prisonnière estimait que l'éliminer serait un pur acte de justice.
Kahlan n'avait aucun souvenir de sa vie passée. Depuis que les soeurs lui avaient volé sa mémoire, elle avait simplement conscience de vivre dans un monde devenu fou. Et si elle n'était pas en mesure de sauver l'Univers, tuer Jagang serait un bon moyen de le rendre un peu moins laid et un peu moins cruel...
Cela posé, l'affaire n'aurait rien d'un jeu d'enfant. Fort et habile au combat, l'empereur était aussi remarquablement intelligent. Parfois, Kahlan avait l'impression qu'il lisait pour de bon ses pensées. Mais il y avait une autre explication : étant un guerrier, Jagang pouvait très souvent anticiper ce qu'allaient faire les autres guerriers. En toute logique, dans ce passé qui ne représentait hélas plus rien pour elle, la jeune femme avait dû être quelque chose comme l'égale de l'empereur...
Avertis par les murmures de leurs camarades, des hommes encore à moitié endormis sortaient de sous les tentes pour assister au passage de la colonne. Tous les soldats encore au travail marquaient une pause afin de contempler le spectacle. Et les conducteurs de chariot eux-mêmes immobilisaient leur attelage pour ne pas en perdre une miette.
Dans le camp, la puanteur était omniprésente. Mais au milieu des soldats, cela se révélait plus insupportable encore. De fait, le mélange des odeurs de cuisson et des déjections diverses aurait donné la nausée à n'importe qui.
Kahlan doutait que les latrines creusées à la hâte suffisent encore longtemps.
À en juger par l'odeur qui en montait, elles ne tarderaient pas à déborder, c'était couru. Alors, qu'en serait-il après des mois de siège ?
Malgré la pollution olfactive et les scènes parfois répugnantes qu'elle surprenait en chemin, Kahlan avait l'esprit ailleurs. Plus précisément, elle pensait à l'homme aux yeux gris qu'elle venait de revoir.
Grâce aux conversations de Jagang avec ses officiers, elle avait déduit que les prisonniers transportés dans des cages étaient des joueurs de Ja'La venus participer au grand tournoi. Mais cette information ne lui aurait pas suffi pour localiser l'homme, car il y avait des centaines d'équipes.
Par bonheur, Jagang avait voulu inspecter quelques-unes de ces formations avant le début de la compétition. Sans trop savoir pourquoi, Kahlan avait profité de l'occasion pour passer elle aussi en revue les joueurs. Au début, elle n'avait même pas eu vraiment conscience de chercher son fascinant inconnu...
Jagang en savait long sur les meilleures équipes. Avant d'en inspecter une, il ne détestait pas faire quelques commentaires à ses gardes sur ce qu'ils devaient s'attendre à voir. Et face à chaque nouvelle formation, il exigeait immanquablement qu'on lui présente l'attaquant de pointe et ses ailiers.
Moins souvent, il faisait montre de curiosité au sujet des défenseurs.
On eût dit une ménagère qui ferait son marché, choisissant entre différents quartiers de viande...
Kahlan, en revanche, ne s'intéressait ni à la taille ni aux muscles des joueurs.
Leurs yeux lui suffisaient, car elle était sûre de reconnaître entre mille ceux de
« son » prisonnier.
Au bout d'un moment, elle avait failli perdre courage, supposant que l'homme avait été envoyé sur le chantier ― s'il était encore de ce monde.
Quand elle l'avait enfin repéré, il s'était comporté d'une étrange manière. Tel un enfant maladroit, il s'était étalé face la première dans la boue !
À ce moment-là, seule Kahlan le regardait vraiment. Autour d'elle, tout le monde avait cru que ce crétin s'était emmêlé les pinceaux dans la chaîne d'un camarade. En approchant, quelques gardes n'avaient pu s'empêcher de ricaner. L'un d'eux avait même soufflé qu'un empoté pareil ne ferait pas long feu sur un terrain de Ja'La.
Kahlan n'avait pas eu envie de sourire. Seule à avoir observé l'homme au moment de sa chute, elle était certaine qu'il ne s'agissait pas d'un accident. Le prisonnier était tombé volontairement.
La chute semblant très réaliste, personne d'autre n'avait eu de soupçon. Mais Kahlan n'avait pas l'ombre d'un doute. Captive elle-même, elle était familière de ces actes impulsifs et risqués qu'on devait tenter parce qu'on n'avait pas le choix.
Oui, mais pourquoi l'homme avait-il dû se casser ainsi la figure ?
Que pouvait apporter une chute de ce genre ? Quel danger évitait-on en s'étalant dans la boue ? Parfois, on visait à faire rire ses geôliers, afin de les détourner de sinistres projets. Mais dans ce cas, ça ne tenait pas la route...
Cette chute était volontaire mais improvisée, comme si l'homme n'avait rien trouvé de mieux à faire, sur le coup. Un acte désespéré ? Sans doute, mais pour quelle raison ?
Pourquoi tombait-on tête la première dans la boue ? Que cherchait-on en agissant ainsi ?
La réponse s'imposa à l'esprit de Kahlan. C'était comme sa capuche, qu'elle avait utilisée pour se cacher et surtout dissimuler dans quelle direction elle regardait. L'homme voulait qu'on ne voie plus son visage ! Donc, il craignait que quelqu'un le reconnaisse. Jagang en personne ? Pourquoi pas ?
Ou peut-être bien Ulicia... En tout cas, il voulait se cacher, c'était évident.
Il y avait une parfaite logique là-dedans. S'il s'agissait d'un officier supérieur du camp adverse, il ne tenait sûrement pas à être reconnu.
De plus, il avait vu Kahlan et il savait qui elle était. La veille, quand leurs regards s'étaient croisés, elle avait tout de suite compris qu'il la connaissait.
Alors qu'elle approchait avec Jagang, leurs yeux s'étaient de nouveau croisés.
En un éclair, une certitude s'était imposée entre eux : ils appartenaient au même camp et ils ne se trahiraient jamais, quoi qu'il arrive.
Avoir un allié dans ce repaire de bouchers emplissait de joie le coeur de Kahlan.
S'il s'agissait bien d'un allié, se força-t-elle à penser, craignant de se laisser emporter par son imagination. Quand on ne se souvenait de rien, comment séparer le bon grain de l'ivraie ? Même s'il était un adversaire de Jagang, le colosse aux yeux gris pouvait lui vouloir du mal, voire lui avoir nui par le passé. Jusqu'à ce quelles y soient contraintes, les Soeurs de l'Obscurité n'étaient pas dans le camp de l'Ordre. Pourtant, elle avait anéanti la vie de leur prisonnière...
Ami ou non, l'homme voulait rester incognito. Mais comment s'y prendrait-il lorsque la compétition commencerait ? Sa ruse pouvait marcher pendant un jour ou deux, certes. Puis il ne pleuvrait plus, la boue sécherait et le masque tomberait. Que ferait l'inconnu aux yeux gris lorsqu'il en serait là ?
Bizarrement, Kahlan ne pouvait pas s'empêcher de s'inquiéter pour lui.
Au moment où Jagang s'était détourné des équipes pour aller voir ce que le messager voulait lui montrer, la jeune femme avait jeté un dernier coup d'oeil à son « allié » ― et capté dans son regard un étrange sentiment : de la fureur.
Parce qu'il avait vu la marque noire que Jagang lui avait laissée sur une joue ?
Peut-être bien, oui...
En tout cas, elle aurait juré qu'il brûlait d'envie de briser sa chaîne pour sauter à la gorge de l'empereur. Par bonheur, il s'était retenu d'essayer.
Sinon, le général Karg l'aurait abattu sans hésiter.
D'après le dialogue qu'ils avaient eu durant l'inspection, l'empereur et l'officier tatoué étaient de vieilles connaissances. En marchant, ils avaient évoqué leurs souvenirs de guerre, et quelques indices avaient suffi à Kahlan pour juger le général. Comme Jagang, Karg n'était pas un imbécile et il ne fallait surtout pas le sous-estimer. Pour ne pas se ridiculiser devant son chef, il aurait abattu froidement un membre de son équipe, ça ne faisait absolument aucun doute.
La colère du prisonnier, sans doute provoquée par ce qu'il avait vu sur la joue de Kahlan, incitait à le ranger dans le même camp qu'elle. Un simple exercice de logique, en réalité...
Cela dit, cet homme n'était pas un enfant de choeur non plus. Sa carrure, son attitude et sa façon de bouger en disaient long sur sa nature profonde.
Et bien sûr, il y avait l'intelligence qui faisait briller son regard... Lui non plus ne devait pas être pris à la légère. Si Karg avait choisi un prisonnier pour occuper un poste-clé dans son équipe ― attaquant de pointe, si elle avait bien compris ―, il devait avoir une excellente raison. Même si elle devrait attendre de le voir jouer pour en être certaine, Kahlan soupçonnait que ce colosse avait accumulé en lui une rage dont il saurait parfaitement tirer parti le moment venu.
― C'est par là, Excellence, dit le messager en tendant un bras.
Suivant son guide, la petite colonne finit par sortir du camp puis s'enfonça dans les plaines d'Azrith. Plongée dans ses pensées, Kahlan ne s'aperçut pas tout de suite qu'elle se dirigeait vers le chantier. Quand elle s'en avisa, la rampe se dressait déjà devant elle, ambitieux ouvrage loin d'être terminé mais déjà imposant.
Et sacrément solide, hélas ! Au début, Kahlan avait espéré que la pluie ferait s'écrouler cette maudite rampe. Mais elle avait été très bien étayée, puis consolidée par des rochers. La terre étant très fortement compactée sur toute la longueur de l'ouvrage, il tenait plus de la digue que d'une simple voie d'accès.
Un projet bien conçu et très soigneusement réalisé... Si les soudards moyens
― comme ceux qui la surveillaient ― étaient en majorité des brutes sans cervelle, l'Ordre Impérial ne comptait pas que des crétins dans ses rangs.
Comme partout, les hommes intelligents supervisaient les travaux et les autres se chargeaient de leur exécution.
S'il dirigeait une bande de tueurs sans science ni conscience, Jagang savait s'entourer d'hommes compétents. Si forts et si musclés qu'ils fussent, ses gardes d'élite avaient également un cerveau. Les contremaîtres du chantier en possédaient un aussi, même s'ils le mettaient au service d'une mauvaise cause.
Sachant très bien ce qu'ils faisaient, ces véritables professionnels osaient contredire Jagang lorsqu'il donnait des ordres inadaptés. Au début, l'empereur militait pour que la base de la rampe soit très étroite ― le meilleur moyen, selon lui, de gagner très vite de la hauteur. Avec tout le respect dû à leur chef, les responsables du génie avaient eu le courage de dire que ça ne fonctionnerait pas ― en expliquant pourquoi, par-dessus le marché.
Après les avoir écoutés attentivement, Jagang avait reconnu son erreur, les autorisant à procéder comme ils le souhaitaient. Quand il se trompait, l'empereur savait faire montre de souplesse d'esprit. En revanche, lorsqu'il était sûr d'avoir raison, rien ni personne ne pouvait l'arrêter...
Plusieurs rangées d'hommes travaillaient à l'arrière de la fantastique rampe.
D'un côté, des paniers remplis de terre déjà compactée passaient de main en main. De l'autre, les paniers vides revenaient à leur point de départ en usant de la même méthode.
Certains ouvriers transportaient des blocs de pierre sur des brouettes. Pour les pièces plus volumineuses, des chariots tirés par des mules faisaient la navette entre le pied et le sommet provisoire de l'ouvrage.
Un projet démesuré, vraiment... Mais quand on disposait d'une main-d'oeuvre si nombreuse, rien ne semblait impossible...
Pressant le pas, Kahlan colla aux basques de Jagang, qui suivait toujours le messager. Sur le passage de l'empereur, les travailleurs s'écartaient promptement, puis reformaient les rangs dès que c'était possible.
Soudain, Kahlan aperçut la première des énormes fosses d'où des milliers d'hommes extrayaient la terre nécessaire à l'ouvrage. Ici, le sol était constellé de ces vastes trous creusés en pente assez douce pour que des chariots puissent aller et venir en permanence avec des cargaisons de
« matière première ». Quand tout serait terminé, à des siècles de là, ces excavations, pas totalement comblées, témoigneraient de la folie qui s'était emparée des hommes lors du siège final de la guerre...
Jagang et son escorte avancèrent entre les fosses séparées par des voies assez larges pour laisser passer deux chariots de front.
― Nous y sommes, Excellence, annonça le messager.
Jagang baissa les yeux sur la rampe qui permettait de descendre au fond de la fosse. À première vue, c'était le seul site d'extraction désert...
L'empereur regarda autour de lui.
― Faites évacuer cette fosse-là aussi, dit-il en désignant l'excavation suivante.
Et ne creusez plus en direction du haut plateau...
Les contremaîtres qui s'étaient massés autour de l'empereur partirent faire exécuter ses ordres.
― Allons-y ! ordonna Jagang. Je veux voir s'il y a vraiment quelque chose...
― Vous constaterez que je n'ai pas exagéré, Excellence, assura le messager.
L'ignorant superbement ― encore une preuve que l'égalitarisme de l'Ordre ne valait pas tripette ―, Jagang s'engagea sur la pente et Kahlan le suivit.
Ulicia imita la prisonnière. Faute de porter un manteau à capuche, elle avait les cheveux trempés ― et l'air maussade de quelqu'un qui serait volontiers allé se faire pendre ailleurs.
Oubliant la soeur, Kahlan se concentra sur sa progression, plutôt périlleuse dans cette gadoue.
Le fond de la fosse avait été littéralement labouré par les centaines d'hommes qui y travaillaient. Certains endroits étant plus meubles que d'autres, le sol n'était pratiquement jamais plat. Et de-ci, de-là, des monticules de terre trop dure hauts comme deux hommes imposaient un grand détour aux explorateurs.
Toujours à la remorque du messager, Jagang s'enfonça dans un des trous les plus profonds. Ses gardes l'entourant toujours, Kahlan suivit l'empereur. Si ce qu'il allait découvrir le surprenait vraiment, il baisserait peut-être un instant sa garde. Le moment idéal pour le tuer, à condition d'être restée à portée de lame de son dos...
Le messager s'immobilisa et s'accroupit.
― C'est là, Excellence, dit-il en tapotant une masse qui dépassait à peine du sol.
Comme tous les autres, Kahlan plissa les yeux pour mieux voir de quoi il s'agissait.
Le messager ne s'était pas trompé : ça ne paraissait pas naturel du tout ! Par endroits, on apercevait des joints. En d'autres termes, ce n'était pas une strate de roche, mais très probablement une structure enfouie dans la terre.
― Nettoyez-moi ça ! ordonna Jagang à un des contremaîtres qui l'avaient suivi dans la fosse.
De toute évidence, le travail avait cessé peu après la découverte de la mystérieuse structure. À toutes fins utiles, on avait fait évacuer les lieux en attendant la venue de l'empereur.
La masse sombre était légèrement arrondie, comme si les ouvriers avaient découvert le sommet d'un grand objet cylindrique.
À mesure que des hommes s'affairaient avec des pelles et des balais, il devint de plus en plus évident que la « structure » était le haut d'un vaste dôme.
Une fois la terre retirée, on voyait très bien qu'il s'agissait d'un travail humain d'une très haute qualité. La taille des pierres, d'une perfection saisissante, suggérait l'intervention d'artisans hautement qualifiés.
Un bâtiment enterré, sans nul doute... Mais avec un détail surprenant, toutefois : il ne semblait pas y avoir de toit, simplement la coupole d'un gigantesque dôme...
Que faisait une pièce d'architecture pareille dans les entrailles des plaines d'Azrith ? Et depuis combien de siècles, voire de millénaires, cette coupole était-elle enfouie ici ?
Lorsque la pierre fut assez dégagée, Jagang s'agenouilla, la toucha du bout des doigts puis suivit le tracé de quelques joints ― si étanches qu'on n'aurait pas pu y insérer la pointe d'une dague.
― Faites venir des ouvriers avec des barres à mine, ordonna l'empereur. Je veux savoir ce qu'il y a là-dedans.
― À vos ordres, Excellence ! répondit un des contremaîtres.
― Faites travailler vos assistants, pas les ouvriers de base... Toute la zone doit être sécurisée, c'est compris ? Je ne veux pas voir un simple soldat dans les environs. Un détachement de ma garde spéciale surveillera le site en permanence. À partir de maintenant, ce secteur est aussi tabou que celui où se dresse mon pavillon.
Kahlan ne fut pas étonnée par ces ordres. Si des soudards entraient dans la tombe ― ou quoi que ce soit d'autre ―, ils voleraient tous les objets de valeur. Lui-même paré de bijoux volés, Jagang savait de quoi il parlait...
Du coin de l'oeil, Kahlan vit que plusieurs gardes d'élite dévalaient la pente pour rejoindre leur chef.
Écartant sans ménagement les contremaîtres et les autres gardes, un grand type vint se camper devant Jagang.
― Nous l'avons, Excellence ! annonça-t-il.
L'empereur eut un rictus satisfait.
― Où est-elle ?
― Juste là-haut...
Jagang jeta un rapide coup d’oeil à Kahlan.
Qu'avait-il encore en tête ? Même si elle n'en avait aucune idée, la jeune femme se doutait que ce ne serait pas agréable pour elle.
― Qu'on me l'amène ! ordonna l'empereur.
Le grand type et un de ses camarades remontèrent chercher la personne dont l'identité échappait pour le moment à Kahlan.
Travaillant comme des boeufs, les hommes armés de pelles et de balais avaient dégagé une bonne partie du dôme, révélant des arches régulièrement espacées sur toute sa circonférence.
D'autres terrassiers s'acharnaient à élargir la zone de fouille. Pour l'instant, une seule conclusion s'imposait : l'objet enfoui était immense. S'il recouvrait une salle ou une crypte, celle-ci devait bien faire dans les cinquante pieds de large. Un peu grand pour une tombe, à coup sûr... D'autant qu'il y avait le problème de la longueur. D'après ce qu'on voyait, le dôme s'étendait des deux côtés sur une assez grande distance.
Un couloir géant enterré ? Oui, c'était bien possible...
Entendant des cris étouffés, Kahlan s'arracha à sa réflexion et leva les yeux.
Sur la pente, le grand type et son camarade tiraient sans ménagement une petite silhouette fragile.
Kahlan écarquilla les yeux et ses jambes menacèrent de se dérober.
La fillette que les soudards malmenaient se nommait Jillian. Kahlan l'avait rencontrée dans les ruines de Caska, l'aidant à fuir l'empereur et ses sbires.
Pour ça, elle avait tué deux gardes d'élite et mis fin à la sinistre existence de soeur Cecilia.
Dès qu'elle vit Kahlan ― car elle faisait partie des exceptions ―, Jillian baissa tristement les yeux, honteuse de n'avoir pas réussi à échapper aux hommes de l'Ordre.
Les deux brutes la forcèrent à venir se camper devant l'empereur.
― Eh bien, qui vient donc nous rendre une petite visite ? lança Jagang, bêtifiant pour mieux humilier sa proie.
― Je suis désolée, souffla la fillette à Kahlan.
― J'ai envoyé des hommes à ses trousses, comme tu peux le voir, dit Jagang à sa prisonnière. Quelle belle évasion tu lui as organisée ! (Il saisit le visage de Jillian, son pouce et son index lui enfonçant douloureusement les joues.) Dommage que ça n'ait servi à rien !
Kahlan ne partagea pas cette opinion. Pour sauver la petite, elle avait tué deux bouchers et une Soeur de l'Obscurité, et c'était déjà ça de gagné.
Faire de son mieux lui avait coûté cher, mais elle ne regrettait rien, car Jillian méritait qu'on s'occupe d'elle...
Jagang prit la petite par le poignet et la tira en avant.
― Tu sais ce que nous avons là, ma petite chérie ? demanda-t-il à Kahlan.
La prisonnière ne répondit pas, refusant d'entrer dans le jeu de son bourreau.
― Eh bien, ce que nous avons ici, ma petite chérie, c'est quelqu'un qui t'incitera à bien te comporter...
Kahlan fit mine de ne pas avoir compris... et ne daigna pas demander des explications.
Sans crier gare, Jagang désigna la taille d'un des « anges gardiens » de la prisonnière.
― Où est ton couteau, soldat ?
L'homme baissa les yeux sur sa ceinture, blanc de terreur comme si un serpent risquait de lui planter ses crochets dans la main.
― Excellence, j'ai... eh bien, j'ai dû le perdre...
― Le perdre..., répéta Jagang, foudroyant l'homme du regard. Nous allons voir ça...
D'un revers de la main, l'empereur envoya la pauvre Jillian voler dans les airs.
Sonnée par le coup, du sang aux coins des lèvres, elle alla s'écraser dans la boue.
Jagang se tourna vers Kahlan et tendit la main.
― Donne-moi ce couteau !
Terrifiée par les ombres qui dansaient dans les yeux pourtant noirs du tyran, la prisonnière ne put s'empêcher de reculer d'un pas.
― Allons, dépêche-toi ! Si tu me forces à te le redemander, je lui casse toutes les dents !
En un éclair, Kahlan envisagea toutes les solutions possibles et n'en retint aucune. Comme l'homme qui avait dû se jeter dans la boue, elle n'avait pas le choix. En tout cas, pas pour l'instant.
Elle sortit l'arme de sous son manteau et la déposa dans la paume de l'empereur.
― Merci beaucoup, ma petite chérie...
Souriant, Jagang se tourna vers le propriétaire du couteau et, à la vitesse de l'éclair, lui enfonça la lame entre les deux yeux. Foudroyé, le soldat tomba raide mort, un flot de sang jaillissant de son visage.
Il n'avait même pas eu le temps de crier.
― Réjouis-toi, je t'ai rendu ton bien, dit Jagang au cadavre. (Puis il se tourna vers les autres « anges gardiens ».) Puis-je vous suggérer de mieux surveiller vos armes ? Si la prisonnière vous vole une lame et ne vous tue pas avec, c'est moi qui le ferai. Suis-je assez clair pour vos petits cerveaux ?
― Oui, Excellence ! s'écrièrent en choeur les soldats.
Jagang approcha de Jillian, la prit par le bras et la releva sans ménagement.
― Sais-tu combien d'os compte le corps humain, ma petite chérie ? demanda-t-il à Kahlan.
― Non...
― Eh bien, moi non plus ! Mais pour le découvrir, nous pourrions les lui briser un par un, et faire le compte des craquements.
― Par pitié..., souffla Kahlan.
Jagang poussa Jillian vers la prisonnière comme s'il lui envoyait une poupée.
― Te voilà responsable de sa vie. Chaque fois que tu me mécontenteras, je lui briserai un os... J'ignore combien elle en a, mais à vue d'oeil, ça doit faire un paquet de petites choses délicates à casser. Et tu sais qu'un rien peut me contrarier...
» Si tu fais plus que me déplaire, mes bourreaux tortureront cette chère enfant devant toi. Ils sont très imaginatifs, n'en doute pas... Et quand il s'agit de garder quelqu'un en vie tout en le tourmentant, personne ne leur arrive à la cheville. Cela dit, si ta protégée venait à mourir, je pourrais leur confier un autre sujet de choix...
Kahlan serra contre sa poitrine la tête ensanglantée de Jillian.
― Ils m'ont reprise..., souffla la gamine. Pardonne-moi...
― Tu m'as bien compris, ma petite chérie ? demanda Jagang d'un ton mortellement calme.
― Oui...
L'empereur prit Jillian par les cheveux et fit mine de la tirer vers lui.
― Oui, Excellence ! cria Kahlan.
― Voilà qui est beaucoup mieux, dit Jagang en lâchant sa proie. Depuis le début de sa captivité, Kahlan espérait que ce cauchemar finirait vite.
Hélas, venait-elle de comprendre, il commençait à peine...