Chapitre 38

Malgré la douleur qui l'empêchait de se relever, Richard se réjouissait que Kahlan soit enfin débarrassée du Rada'Han. Libérée de Jagang !

Et si Samuel se faisait capturer ou tuer avant que les deux fugitifs soient sortis du camp, Kahlan était invisible pour les soudards, ce qui l'aiderait à s'enfuir, même sans assistance.

La connaissant, Richard supposa qu'elle dévasterait la moitié du camp adverse sur son chemin. Quant à son propre sort, il ne s'en souciait guère, puisque sa femme était sauvée.

Elle ne savait pas qui elle était ni où elle devait aller, certes, mais elle vivait et elle n'avait plus rien à craindre, pour le moment. Depuis son arrivée dans le camp, c'était l'objectif du Sourcier. Il l'avait atteint, même si sa situation, désormais, n'avait rien d'enviable.

Regardant derrière la soeur qui les avait capturés, Richard vit que ça n'allait pas fort du tout pour Nicci. Elle portait un de ces maudits colliers, et il savait d'expérience à quel point c'était douloureux. Il aurait voulu l'aider, ou au moins la soutenir moralement, mais il ne pouvait rien faire.

Jillian aussi était entre les mains de l'Ordre et son avenir s'annonçait très sombre. Mais remâcher de telles idées ne servait à rien.

Un problème à la fois ! Ou plutôt, une solution !

Soudain, les membres de Richard cessèrent de le torturer, tout le reste de son corps continuant à lui faire un mal de chien. Même s'il pouvait bouger de nouveau ― un peu ―, la souffrance lui brouillait toujours la vue.

― Debout ! ordonna la soeur.

Elle semblait plus que morose. Même si elle avait affirmé que sa prise lui vaudrait une belle récompense, elle ne paraissait pas disposée à sauter de joie, loin de là.

Ce devait être une Soeur de l'Obscurité.

De toute façon, ça ne changeait rien...

― Je parie que tu n'es pas content du tout de me revoir, jubila-t-elle.

Cette femme se croyait importante au point que le monde entier connaisse son attitude hautaine, son regard haineux et sa langue de vipère.

Beaucoup d'imbéciles pensaient que l'arrogance et le mépris permettaient de se faire respecter. Une grossière erreur ! C'était un excellent moyen de se faire craindre ou haïr, rien de plus.

Richard ne se souvenait plus de cette soeur et il ne voyait aucune raison de la flatter.

― Désolé, mais je ne vous remets pas... Je devrais ?

― Menteur ! Au palais, tout le monde me connaissait.

― Vraiment ? demanda Richard.

Il faisait durer la conversation histoire de prendre le temps de récupérer.

― Debout !

Le Sourcier fit de son mieux pour obéir, mais ça se révéla difficile. Ses jambes, en particulier, fonctionnaient beaucoup moins bien qu'il l'aurait voulu.

Dès qu'il eut réussi à se mettre à quatre pattes, la soeur lui décocha un coup de pied dans les côtes. Il en eut le souffle coupé. Par bonheur, la femme n'était pas assez forte pour que ses attaques physiques soient réellement dangereuses. En revanche, son Han semblait très puissant.

Richard parvint à se relever. Si ses bras et ses jambes ne tremblaient plus, sa tête restait embrumée par la douleur.

Autour de lui, les soldats commençaient à reprendre conscience. Se tenant le crâne à deux mains, Bruce gémissait sourdement.

Alertée par une clameur plus forte que les autres, la soeur tourna la tête et sonda ce qui était désormais un champ de bataille.

Richard saisit l'occasion pour regarder autour de lui et recenser les armes qui gisaient à portée de sa main. Si la soeur lui tournait le dos, il devrait essayer quelque chose. Une fois entré sous une tente de torture, il n'aurait pas une chance de revoir la lumière du jour, il le savait très bien.

Mourir ainsi le terrorisait. Mais Kahlan était libre, et ça adoucissait sa tristesse. Dès qu'il pensait à elle, l'amour qu'il lui vouait lui serrait la gorge.

Hélas, elle ne se souvenait plus d'avoir partagé ce sentiment avec lui.

― Tu ne peux pas savoir depuis combien de temps j'attends un coup de chance pareil ! Avoir une occasion de me gagner les faveurs de Jagang ! Et voilà que le Créateur répond enfin à mes prières !

― Si je comprends bien, votre Créateur vous offre des victimes quand vous en demandez ? Ému par vos prières, il vous aide à remplir les tentes de torture de l'Ordre ?

― Dès que le bourreau t'aura arraché la langue avec une pince, les humbles servantes du Créateur n'auront plus à entendre tes blasphèmes.

― On m'a souvent dit que j'avais une grande gueule. Me réduire au silence me rendra service.

La soeur eut un rictus mauvais.

― Si tu crois pouvoir... commença-t-elle en se tournant sur le côté pour désigner le camp.

Richard lui décocha un coup de pied sauté qui l'atteignit à la tempe. La force de l'impact la souleva de terre. Du sang et des dents jaillissant de sa bouche, elle tomba lourdement sur le côté. La puissance du coup semblait lui avoir brisé la mâchoire, tout simplement...

Richard plongea vers une épée qui gisait non loin de lui. La pire erreur qu'on pouvait commettre était de sous-estimer ces fichues soeurs. Tant qu'elle aurait un souffle de vie, cette femme pouvait le tuer ou lui faire regretter de ne pas être mort. Dès qu'il eut ramassé l'épée, il se retourna, prêt à frapper.

Un éclair le percuta, le faisant basculer en arrière.

Malgré le sang qui maculait son visage, la soeur s'était déjà relevée. Richard n'en crut pas ses yeux. À voir son regard voilé, on devinait qu'elle n'en avait plus pour longtemps ― en plus de la mâchoire cassée, elle devait avoir une fracture du crâne. Mais elle était capable de résister assez longtemps pour en finir avec lui.

Le coup de pied avait provoqué de terribles dégâts, mais l'excitation de la bataille bloquait provisoirement la douleur. Tant que les connexions ne seraient pas rétablies, la soeur croirait être encore vivante, en somme. Puis elle s'écroulerait, en partance pour le royaume des morts.

Mais à quel moment ?

Richard tenta de se relever pour l'achever, mais un poids énorme l'en empêcha, comme si une force invisible le clouait au sol.

La soeur avança, baissa sur le Sourcier un regard vide puis porta une main à sa poitrine.

Stupéfait, Richard la regarda tituber puis s'écrouler face contre terre sans même tendre les bras pour amortir sa chute.

Était-ce une ruse ? Une façon particulièrement perverse de se moquer de lui ?

Non, elle ne bougeait plus et le poids écrasant avait disparu.

Le Sourcier reprit l'épée qu'il avait lâchée, se releva et arma son bras pour frapper.

Ayant aperçu quelqu'un du coin de l'oeil, il regarda mieux et n'en crut pas ses yeux.

― Adie ? C'est vraiment vous ?

La vieille dame sourit.

― Qu'est-ce que je suis content de vous voir !

― J'imagine, oui...

― Mais que faites-vous ici ?

― J'étais en partance pour la forteresse quand j'ai vu un terrain de Ja'La sur lequel couraient des joueurs couverts de runes rouges très dangereuses. J'ai compris que tu étais à l'origine de tout ça, et j'ai tenté de te retrouver, mais ça n'a pas été facile.

Ça, Richard s'en doutait.

Il ne prit pas le temps d'analyser la situation et d'interroger la dame des ossements. Courant jusqu'à l'endroit où gisait Nicci, il vit qu'elle souffrait toujours atrocement. Malgré la mort de la soeur, le Rada'Han continuait à la torturer et Richard ne savait que faire.

― Vous pouvez l'aider ?

― C'est le Rada'Han... Et je ne peux pas l'en débarrasser.

― Qui le pourrait ?

― Nathan, peut-être...

― Seigneur Rahl, il faut filer d'ici ! lança soudain une voix masculine. Ces types sont en train de se réveiller.

Richard reconnut aussitôt l'homme qui émergea des ténèbres. C'était Benjamin Meiffert ― mais en uniforme de garde du corps de Jagang.

― Général, que fais-tu ici ? s'exclama Richard. (Puis il repensa aux convois de ravitaillement.) Tu es censé sévir dans l'Ancien Monde pour saboter les lignes de communication adverses.

― Je sais, mais j'ai un rapport à te faire... Nous avons un gros problème.

Richard connaissait assez bien Meiffert pour supposer qu'il s'agissait d'un énorme problème. Sinon, il n'aurait pas abandonné son poste.

Mais le rapport devrait attendre encore un peu.

― J'ai supposé que tu serais par ici, ou qu'on pourrait au moins me dire où te trouver. J'ai cherché un moyen d'entrer au palais, et c'est là que j'ai rencontré Adie. Elle m'a dit que tu étais ici, et au début, j'ai eu du mal à la croire. Mais elle ne se trompait pas.

Richard ne prit pas le temps de demander comment le général s'était procuré un uniforme. À l'évidence, ce déguisement lui avait permis d'aller et venir dans le camp sans se faire capturer ou tuer.

― Comment êtes-vous sortie du palais ? demanda Meiffert à Adie. C'est peut-

être un bon moyen pour nous d'y entrer...

― J'ai emprunté la route, tout simplement. Mais il faisait nuit et j'étais seule.

En plus, mon pouvoir m'a aidé à tromper la vigilance des sentinelles.

» Impossible de faire le chemin en sens inverse, surtout à trois ! Il y a des gardes et des pratiquants de la magie chargés de détecter les intrus.

Nous n'aurions pas une chance.

― Mais avec votre pouvoir...

― Non ! Ma magie est très faible dans le palais, et ça ne s'arrange guère à proximité du haut plateau. Les magiciens ennemis sont affectés aussi, mais ils peuvent s'unir pour renforcer leurs sortilèges. Sans l'aide d'une autre magicienne, au minimum, je ne pourrai pas tromper les sentinelles. Et Nicci, dans son état, ne me sera d'aucune utilité. Si nous essayons d'entrer par là où je suis sortie, nous mourrons tous.

― Le grand portail est fermé, rappela Meiffert, et nous ne parviendrons pas à nous faire ouvrir, même si nous arrivons jusque-là.

― Nicci connaît un moyen d'entrer au palais, dit Richard. Pour ça, il faut aller sur le chantier de la rampe. J'ignore pourquoi elle m'a dit ça, mais il est urgent que nous quittions ce camp.

» Je crains que Nicci n'en ait plus pour longtemps...

Adie s'agenouilla et posa le bout des doigts sur le front de l'ancienne Maîtresse de la Mort.

― Tu as raison, hélas...

Richard prit Nicci dans ses bras et la souleva du sol.

― En route !

― Seigneur Rahl, dit Meiffert, je peux la porter.

— Occupe-toi de Jillian.

L'officier obéit sans discuter.

― Comment a-t-elle été capturée ? demanda Adie. (Laissant sa main sur le front de Nicci, elle tentait de la soulager un peu.) La dernière fois que je l'ai vue, elle était en sécurité au palais.

― Elle a dû partir à ma recherche...

― Anna a également disparu, ajouta Adie.

Cette fois, sa main vint se poser sur le menton de Nicci.

― Je ne l'ai pas vue ― Anna, je veux dire.

L'intervention d'Adie semblait très peu efficace. Si on ne lui retirait pas très vite le collier, Nicci était perdue. Et il ne restait qu'un espoir : Nathan.

― Adie, vous voyez l'homme qui gît sur le sol ? Celui qui est couvert de peinture rouge, comme moi. Pouvez-vous l'aider ?

— Qui sait ? On peut toujours essayer.

Adie alla s'agenouiller auprès de Bruce. Comme tous les hommes attaqués par la soeur, il était encore à demi inconscient.

Adie se pencha et posa les doigts sur les runes dessinées au niveau des tempes du blessé.

Bruce cria, écarquilla les yeux et recommença à respirer avec plus d'amplitude.

Très vite, il s'assit sur le sol, étirant ses membres pour chasser les crampes.

― Bruce, bouge-toi un peu ! lança Richard. Nous devons filer.

L'ailier gauche de Richard regarda Meiffert, en uniforme de l'Ordre, puis Adie, qu'il ne connaissait pas, et enfin son marqueur, qui avait une femme dans les bras.

Il ramassa une épée.

— Ruben, tu peux me dire ce qui se passe ?

— C'est une très longue histoire... Tu es venu te battre pour moi et tu m'as sauvé la vie. Maintenant, tu dois décider de quel côté tu es.

― Je suis ton ailier... Tu l'as oublié ? Mon travail, c'est de te protéger.

― Même si je te dis que je m'appelle Richard ?

― J'ai toujours su que Ruben était un pseudonyme. Pour un marqueur, c'est un nom ridicule.

― Richard Rahl, précisa le Sourcier.

― Le seigneur Rahl, corrigea Meiffert, prêt à tout si les choses tournaient mal.

Bruce ne se démonta pas.

— Si vous voulez tous crever, attendez ici que tous ces types se réveillent.

Désolé, mais je tiens trop à la vie pour vous tenir compagnie. En revanche, si vous avez l'intention de survivre, je suis votre homme !

― La rampe... coassa Nicci.

― Tu es sûre ? lui demanda Richard. Pourquoi pas la route ? Je sais qu'il y a des sentinelles, mais nous sommes trois guerriers, et avec l'aide d'Adie...

Le regard que Nicci riva sur le Sourcier valait tous les longs discours.

― Si tu insistes... En route, mes amis ! Direction le chantier.

― Comment nous faufiler au milieu de ce champ de bataille ? dit Bruce. La rampe est loin d'ici.

Tous les gardes ayant été sonnés, ce secteur du camp était paisible. Tout autour, l'émeute faisait rage.

― Droit devant nous, dit Meiffert, j'ai remarqué un petit chariot d'approvisionnement. Nous y cacherons Nicci et Jillian.

» Seigneur Rahl, ne le prends pas mal, mais avec tes peintures rouges, tu attireras les soldats comme une lampe attire les papillons. Même remarque pour ton ailier. Il faudra vous cacher aussi, tous les deux. Adie et moi, nous conduirons le chariot. Tout le monde nous prendra pour un garde de l'empereur accompagné d'une soeur. Si on nous interroge, nous parlerons d'une mission urgente pour Jagang.

― J'aime ton plan, général, dit Richard. Dépêchons-nous !

― Qui est cet homme ? demanda Bruce en désignant Meiffert.

― Mon général en chef, répondit Richard.

― Benjamin Meiffert, se présenta l'officier. Soldat, tu n'as pas hésité à braver la mort pour combattre aux côtés du seigneur Rahl, et nous t'en garderons une reconnaissance éternelle.

― C'est le premier général en chef que je croise de ma vie, marmonna Bruce tout en se mettant en mouvement.