Chapitre 12

Nicci ouvrit les yeux et cria de panique.

Des silhouettes sombres et floues dansaient devant ses yeux.

Malgré tous ses efforts, elle ne parvenait pas à les identifier. Afin d'y arriver, son esprit puisa dans ses souvenirs à la recherche d'une référence qui puisse convenir. Hélas, la mémoire de la magicienne ressemblait à une bibliothèque remplie de livres mais dévastée par un cyclone. Rien n'avait de sens aux yeux de Nicci et elle ne savait même pas où elle était.

― Nicci, c'est moi, Cara ! Tout va bien. Calmez-vous...

Une autre voix, beaucoup plus lointaine, ajouta :

― Je vais chercher Zedd...

L'ancienne Maîtresse de la Mort vit une des ombres indistinctes s'éloigner puis disparaître dans une obscurité plus dense.

La personne qui avait parlé venait de sortir, tout simplement ! De quoi pouvait-il s'agir d'autre ?

Après sa plongée dans l'incohérence, Nicci en aurait pleuré de soulagement.

Être capable de jongler avec des concepts tels que celui de « porte » était un tel triomphe. Sans même évoquer la notion de « personne », encore plus complexe et raffinée.

― Calmez-vous, Nicci, répéta Cara.

La magicienne s'avisa qu'elle agitait les bras, se débattant alors que quelqu'un tentait de la retenir. On eût dit que son corps et son esprit, se sentant tous les deux sombrer dans la confusion, essayaient de s'accrocher à quelque chose de solide.

Par bonheur, sa lucidité lui revenait...

― Six..., murmura-t-elle au prix d'un effort surhumain. Six.

Le sinistre souvenir du spectre noir revint flotter dans son esprit, comme si elle l'avait invoqué, l'incitant à lui porter le coup de grâce.

Nicci se concentra sur le sens de ce chiffre qui était aussi un prénom. Puis elle reconstitua plus précisément les contours de la silhouette qui la hantait.

Alors, une scène prit forme dans son esprit. Le couloir, Rikka, Cara et Zedd pétrifiés au pied de l'escalier...

Elle était là aussi, se souvint-elle, pas loin de l'entrée de la bibliothèque...

Oui, tout se remettait en place. Dans la grande bibliothèque dévastée, quelqu'un reposait les livres sur leurs étagères, et...

― Tout va bien, répéta Cara, qui n'avait toujours pas lâché les bras de la magicienne. Tenez-vous un peu tranquille !

Rien n'allait bien ! Le monde entier était en danger, et Nicci devait agir !

― Six est ici, dit-elle en se débattant de plus belle. Je dois l'arrêter, parce qu'elle a pris la boîte.

― Non, elle est partie. Calmez-vous !

Nicci battit des paupières pour éclaircir sa vision.

― Partie ?

― Oui. Dans l'immédiat, nous ne risquons plus rien.

― Partie ? (Nicci saisit Cara par le devant de son uniforme de cuir et la tira vers elle.) Depuis combien de temps est-elle partie ?

― Depuis hier...

Le souvenir de l'angoissante silhouette parut s'éloigner de la magicienne, échappant à son emprise.

― Hier... Par les esprits du bien !...

Cara se dégagea et Nicci la laissa se redresser.

Plus rien n'avait d'importance.

Tant d'efforts ruinés !

La magicienne doutait d'avoir un jour l'envie et la force de se relever.

― Quelqu'un d'autre a été blessé ?

― Non, il n'y a eu que vous.

― Que moi... Six aurait dû me tuer...

― Pardon ?

― Six aurait dû me tuer.

― Eh bien, je suppose qu'elle aurait apprécié, mais elle n'a pas réussi... Vous ne risquez plus rien.

À l'évidence, Cara n'avait pas saisi ce que voulait dire Nicci.

― Tout ça pour rien..., souffla tristement la magicienne.

Tant de travail réduit à néant. Tout ce qu’elle avait réussi s'était désintégré dans les éclats de rire d'un spectre noir. Les recherches, les études, les patients recoupements, l'effort intellectuel requis pour comprendre le fonctionnement de tout cela. Enfin, le travail, encore une fois, nécessaire pour invoquer un tel pouvoir, puis le contrôler et l'orienter.

En vain. Absolument en vain ! Nicci n'avait jamais rien fait de si difficile, et il ne lui restait plus que des cendres...

Cara trempa un morceau de tissu dans la cuvette posée sur la table de nuit.

Puis elle l'essora, et le bruit des gouttes qui tombaient dans l'eau résonna péniblement sous le crâne de Nicci.

À son réveil, le monde lui était apparu sous la forme d'un théâtre d'ombres indistinctes. Désormais, la réalité avait repris ses droits ― l'acuité des couleurs et des sons, la violence des perceptions physiques... Les bougies qui éclairaient la pièce brillaient comme une dizaine de soleils miniatures...

Cara tamponna le front de Nicci avec son morceau de tissu. Le rouge vif de l'uniforme de cuir blessait les yeux de la magicienne. Pour se protéger, elle baissa les paupières. Sur son front, le tissu lui donnait l'impression d'être une couronne d'orties.

― Il y a d'autres problèmes, dit Cara.

Nicci rouvrit les yeux.

― Quels problèmes ?

― Eh bien, avec la forteresse...

Nicci leva les yeux vers l'étroite fenêtre, en face de son lit. Les rideaux bleus ourlés d'or étaient tirés, certes, mais aucune lumière ne filtrait à l'endroit où ils se chevauchaient. En conséquence, ce devait être la nuit.

Regardant de nouveau Cara, Nicci fronça les sourcils ― et tant pis si ce simple tic était douloureux.

― Que veux-tu dire ? Quel genre de problèmes ?

Cara voulut répondre, mais elle en fut empêchée par le vacarme qui retentit soudain dans le couloir.

Sans daigner frapper, Zedd entra dans la chambre d'un pas décidé, comme s'il était un souverain venant rendre visite à un de ses sujets.

En un sens, c'était exactement le cas.

― Elle est réveillée ? demanda-t-il à Cara avant même d'être arrivé à côté du lit.

Ses cheveux blancs semblaient plus en bataille que jamais, nota la magicienne.

― Oui, je suis réveillée, dit-elle.

Zedd s'immobilisa et se pencha sur elle, l'examinant comme s'il n'en croyait pas ses oreilles. Puis il lui tâta le front du bout des doigts.

― Ta température est redevenue normale...

― J'ai eu de la fièvre ?

― En quelque sorte, oui...

― Comment ça, en quelque sorte ? Une poussée de fièvre est une poussée de fièvre !

― Pas toujours... Dans le cas qui nous occupe, la température était due à l'utilisation de ta force, pas à la maladie. En d'autres termes, il n'y a jamais eu d'infection. Tout est venu de la réaction de ton corps à une situation de stress. Un peu comme une pièce métallique qui finit par chauffer si on la plie et déplie sans cesse.

Nicci se redressa sur les coudes.

― Vous voulez dire que Six m'a trop... pliée et dépliée ?

Zedd tira sur les plis de sa tunique, afin qu'elle tombe bien droit sur son torse étique.

― Pas tout à fait... C'est plutôt l'énergie que tu as dépensée pour lui résister qui t'a valu un brusque accès de fièvre.

― Dans ce cas, pourquoi Cara et vous n'avez pas été touchés ?

― Parce que je suis malin, ma fille ! Assez pour avoir invoqué une toile de protection. À cause de la distance, je n'ai pas pu t’englober dans ce champ de force. Pas totalement, en tout cas... Mais mon initiative t'a quand même sauvé la vie. (Zedd brandit un index squelettique sous le nez de la magicienne.) Tu n'as rien tenté pour te défendre, mon enfant !

Nicci en cilla de surprise.

― Zedd, j'ai fait de mon mieux ! De ma vie, je n'ai jamais autant lutté pour entrer en contact avec mon Han. Mais rien n'y faisait. Plus j'insistais, et moins ça fonctionnait.

― Ben voyons ! Enfin, c'était justement ton problème !

― Plaît-il ?

― Tu essayais bien trop fort !

Nicci s'assit dans le lit. Aussitôt, le monde se mit à tourner autour d'elle.

L'estomac retourné, elle se plaqua une main sur les yeux pour ne plus voir les murs danser en rond devant elle.

Si ça continuait, elle ne pourrait pas s'empêcher de vomir.

Comme si cette diversion l'agaçait, Zedd releva ses manches et posa les deux pouces sur les tempes de l'ancienne Maîtresse de la Mort.

Nicci sentit sous sa peau le crépitement de la Magie Additive. L'absence de composante soustractive l'étonna un peu, mais elle se souvint que le vieil homme contrôlait une seule variante de magie.

Le picotement cessa soudain.

― Tu te sens mieux ? demanda Zedd, l'air impatient comme si Nicci s'était mise toute seule dans les ennuis.

La magicienne tendit le cou, inclina la tête et répéta plusieurs fois l'opération.

Contrairement à ce qu'elle redoutait, elle ne vomit pas.

― Oui, je crois...

― Très bien !

― Que vouliez-vous dire tout à l'heure ? En quoi essayer trop fort était-il une erreur ?

― On ne combat pas une voyante de cette façon, surtout lorsqu'elle est si puissante. Tu as poussé trop fort.

― Plaît-il ?

Nicci se sentait très mal à l'aise, comme à l'époque de son noviciat, quand elle ne parvenait pas à comprendre la leçon dispensée par une soeur trop impatiente.

― C'était une image, dit le vieux sorcier. Quand tu as tenté de t'opposer à Six, elle a retourné ta force contre toi.

» Tu n'as pas pu affecter la voyante avec ton pouvoir faute d'un lien entre la force que tu utilisais et la nature même de sa cible. Pour l'heure, ce qui devrait être une connexion n'est qu'une potentialité ― un construct en phase de formation, si tu préfères. Il manquait les fondations primaires.

En théorie, Nicci comprenait parfaitement le discours du vieux sorcier. Mais comment le rapporter à la situation présente ?

― Que voulez-vous dire, Zedd ? Est-ce comme la foudre, qui a besoin d'un arbre ou d'un autre objet de grande taille pour se connecter à la terre et pouvoir ainsi s'embraser ? Quand elle ne trouve pas de cible, elle fait simplement demi-tour et explose dans les nuages ? En d'autres termes, elle se retourne contre elle-même ?

― Je n'ai jamais pensé à cette comparaison, mais c'est très proche de la vérité... Oui, ton pouvoir s'est retourné contre toi à la manière dont un éclair revient vers les nuages lorsqu'il ne trouve pas de « conducteur ».

» Les voyantes comptent parmi les rares personnes qui comprennent d'instinct le principe de fonctionnement des forces naturelles et magiques.

Ces femmes savent que des connexions complexes sont requises, chaque sortilège particulier ayant besoin d'une liaison à ses deux « extrémités ».

― Vous voulez dire que Six en sait long sur la foudre, dit Cara, et quelle a tiré le tapis de sous les pieds de Nicci ?

Zedd foudroya la Mord-Sith du regard.

― Tu ne connais vraiment rien à la magie, pas vrai ? Et pas grand-chose de plus à la rhétorique, si j'en juge par tes phrases sans queue ni tête.

Cara se rembrunit.

— Si je tire le tapis de sous vos pieds, dit-elle, vous comprendrez sûrement ma métaphore.

― Bon, bon... C'est une simplification outrancière, mais on peut voir les choses comme ça, à l'extrême rigueur...

Nicci n'écoutait déjà plus. Plongée dans ses souvenirs, elle se rappelait avoir fait à peu près la même chose lors de l'attaque de la bête de sang, dans la bibliothèque. Elle avait certes invoqué la foudre, mais sans générer de lien direct entre le sortilège et son objet ― à savoir elle-même, dans un premier temps. En quête d'un « conducteur », la force naturelle s'était concentrée sur le monstre parce qu'il était lui aussi doté d'un fantastique potentiel de dévastation. L'explosion avait provisoirement éliminé du jeu la bête de sang.

Sans la détruire, puisqu'elle n'était pas vraiment vivante, dans le même ordre d'idées, on ne pouvait pas ôter la vie à un cadavre ni le rendre plus mort qu'il ne l'était déjà...

Mais Six avait fait beaucoup plus que cela. En un sens, c'était exactement le contraire de ce qu'avait réussi Nicci contre le monstre.

― Zedd, je ne comprends pas comment c'est possible. Quand on lance une pierre, la trajectoire est déterminée et immuable. Le projectile continue sa course jusqu'à ce qu'il ait atteint sa cible, ou qu'il ait perdu toute sa force de translation. Dans ce cas, il s'écrase sur le sol, certes, mais il ne revient jamais en arrière.

― Six vous a assommé avec votre pierre avant même que vous la lanciez, dit Cara. Bang ! un bon coup derrière la tête !

Zedd regarda la Mord-Sith comme si elle était une élève qui aurait osée parler sans avoir d'abord levé le doigt.

Cara détesta ce traitement et fit la grimace. Mais elle ne dit rien de plus.

― Pour réussir son coup, dit Nicci, Six aurait dû agir sur mon pouvoir au moment même où je l'invoquais, avant que le sortilège soit totalement formé. Je dirai même plus : avant même qu'il soit déterminé. Et ça, c'est impossible.

Zedd coula un regard de biais à Cara pour s'assurer qu'elle n'interviendrait pas. Voyant qu'elle se murait dans un mutisme offensé, il ne craignit plus qu'elle lui gâche encore une fois ses effets.

― Pourtant, c'est exactement ce qu'elle a fait !

N'ayant jamais affronté de voyante avant ce jour, Nicci ne pouvait imaginer à quels mécanismes elles recouraient.

― Comment ? demanda-t-elle simplement.

― Une voyante est capable de voir dans le flot du temps, ne perds jamais ça de vue. En un sens, son pouvoir est une forme plus « domestique » de prophétie. Du coup, elle était prête à parer ton sortilège avant même que tu le lances. Elle anticipait tes actions, comprends-tu ? Son don lui a permis d'agir avant que tu aies pu modeler ton attaque.

» C'est une aptitude innée chez ces femmes. Comme lever un bras quand quelqu'un essaie de te frapper. Elle t'a privée d'une cible afin que ton sortilège soit obligé de faire demi-tour ― une forme de retour à l'envoyeur, si on veut. Un sorcier classique, même très doué, comme moi, ne pourrait pas réussir un coup pareil, faute de prescience. Pour une voyante, c'est un jeu d'enfant.

» La parade ne lui a même pas coûté beaucoup de magie. En fait, elle tirait sa force de la tienne. Plus tu t'efforçais d'attaquer, et plus ça devenait difficile.

Sans souffrir le moins du monde, elle t'a simplement privée de conducteur ―

ou de lien, pour formuler les choses autrement. Du coup, plus tu « poussais »

et davantage de mal tu t'infligeais.

» Une voyante se sert toujours de la force de son adversaire. Et comme lorsqu'on plie et déplie une pièce métallique, cette contrainte a fini par provoquer une surchauffe. Pour un corps humain, ce phénomène se traduit par une formidable poussée de fièvre.

― Zedd, vous vous trompez ! Vous avez également recouru à la magie, et j'ai vu vos sortilèges se dissiper sans vous nuire le moins du monde. Ils ont simplement fait long feu.

Le vieil homme sourit.

— C'est toi qui te trompes, Nicci. Ils n'ont pas fait long feu, parce qu'ils étaient minables depuis le début. De ridicules étincelles, insuffisantes pour que Six y puise du pouvoir. Et dans cette configuration, elle ne pouvait pas non plus les retourner contre moi, car elle n'était même pas capable de s'en emparer ― je veux dire qu'elle n'avait aucune prise sur eux.

― Quel type de sortilège peut être si misérable ?

― Un sort de protection niché dans un charme de tranquillité. Tu aurais dû faire comme moi.

― Zedd, j'exerce la magie depuis des lustres, et je n'ai jamais entendu parler d'un « charme de tranquillité ».

― Eh bien, c'est pour ça que je suis le Premier Sorcier, non ? Je me suis servi d'un charme de tranquillité comme coquille pour ne rien risquer si je me trompais dans la quantité de pouvoir. Imagine que Six ait retourné mon «

attaque » contre moi ? Elle m'aurait rendu plus serein, rien de plus, et cette réaction m'aurait aidé à rectifier mon dosage de puissance. Conscient que j'y étais allé un peu fort, j'aurais encore réduit le flux, et Six se serait retrouvée le bec dans l'eau !

Nicci ne cacha pas sa stupéfaction.

― À l'évidence, je n'en sais pas assez long pour me frotter à une voyante.

Votre champ de force très spécial ne m'a pas mise totalement à l’abri, mais sans lui, je ne serais plus de ce monde. Zedd eut un sourire modeste.

― Comment avez-vous appris cette technique ?

— Sur le tas, mon enfant... Ayant déjà eu affaire à une voyante, je savais qu'une seule arme pouvait fonctionner.

― Vous voulez parler de Shota ?

― Entre autres, oui... Quand je lui ai repris l'Épée de Vérité, ça n'a pas été un jeu d'enfant. Derrière son visage d'ange et ses yeux innocents, cette femme est plus dangereuse qu'une vipère. Très vite, j'ai découvert que les méthodes classiques ne fonctionnaient pas contre elle. Au contraire, elle s’amusait de mes efforts. Plus j'utilisais de force, moins les choses étaient simples pour moi, et elle se réjouissait de plus en plus.

» Sourire fut en fait sa seule erreur ! Au bout d'un moment, j'ai compris qu’elle s'amusait parce que je tissais mon propre linceul. Et cela en lui fournissant la force dont elle avait besoin.

― Alors, vous avez cessé de lutter.

Zedd écarta les mains, comme si son élève venait enfin de comprendre.

― Parfois, faire ce qu'on désire le plus est la pire solution... Pour atteindre ses objectifs, il arrive qu'on soit obligé de les oublier, du moins au début de son chemin...

Comme si la grande bibliothèque dévastée était enfin remise en ordre, les idées et les concepts s'emboîtèrent de nouveau dans la tête de Nicci, formant une image d'une formidable netteté.

Tout lui apparut soudain sous un nouveau jour.

Une révélation stupéfiante !

Nicci en resta sonnée un moment, puis elle souffla :

― Je comprends, maintenant ! Oui, je sais à quoi ça sert. Par les esprits du bien ! je saisis enfin l'utilité d'un champ stérile !