Chapitre 4

– Vous avez idée de ce qui arrivera si vous brisez le sceau magique de cette porte ? demanda Cara.

Zedd lui jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule.

― Dois-je te rappeler que je suis le Premier Sorcier ?

Cara soutint sans broncher le regard du vieil homme.

― Oui, oui, excusez-moi... Je rectifie : Premier Sorcier Zorander, savez-vous ce qui arrivera si vous brisez le sceau magique de cette porte ?

― Je ne te demandais pas de me cirer les bottes..., marmonna Zedd.

Le quiproquo n'amusa pas du tout Cara.

— J'attends toujours la réponse à ma question...

Avec les Mord-Sith, c'était toujours la même chanson : impossible de s'en tenir aux réponses évasives, parce qu'elles détestaient ça. Vraiment, ça les mettait hors d'elles. En temps normal, Zedd évitait d'énerver les femmes en rouge ― les vieux réflexes revenaient si vite ! ―, mais d'un autre côté, il détestait qu'on lui casse les pieds quand il faisait quelque chose d'important.

En d'autres termes, ça le mettait hors de lui !

― Comment Richard a-t-il pu te supporter si longtemps ? grogna le vieux sorcier.

― Je ne lui ai jamais laissé le choix, répondit Cara, de plus en plus maussade.

Et maintenant, ma réponse ! Que se passera-t-il si vous brisez ce sceau ?

Agacé, Zedd plaqua les poings sur ses hanches.

― Tu ne te dis pas que je connais un ou deux trucs, en matière de magie ?

― Eh bien, je le pensais, au début, mais je commence à avoir des doutes...

― Et donc, tu te crois meilleure que moi ?

― J'ai compris que la magie est une source incessante de problèmes. Dans le cas qui nous occupe, il se peut que je sois plus « éclairée » que vous.

Selon moi, on ne plaisante pas avec les protections de ce type. Et si Nicci en a placé une sur cette porte, elle devait avoir une sacrée bonne raison. Du coup, Premier Sorcier, je trouve téméraire de traficoter ce sceau sans savoir pourquoi il est là.

― Comme par hasard, j'en sais assez long sur les boucliers, les sceaux et les petits sorts de ce genre...

Cara fronça agressivement les sourcils.

― Zedd, Nicci contrôle la Magie Soustractive !

Le vieil homme regarda la porte, puis il se tourna de nouveau vers Cara. De fort mauvaise humeur, elle était bien capable de le prendre par le col et de le porter très loin de là, si elle jugeait la manoeuvre nécessaire.

― Oui, c'est assez bien raisonné, concéda Zedd. (Il brandit un index squelettique.) Cela dit, je sens qu'il se passe derrière cette porte quelque chose de terriblement important.

Cara soupira et renonça à son numéro de « Mord-Sith prête à tout ». Se détendant, elle sonda le couloir dans les deux directions, puis lissa machinalement sa longue natte de cheveux blonds ― avant de la jeter derrière son épaule d'un geste vif.

― Zedd, je ne sais pas trop... Si j'étais dans cette pièce, après avoir bloqué la porte, je n'aimerais pas que vous tentiez d'entrer... Nicci a refusé que je reste avec elle, et c'est la première fois qu'elle se comporte ainsi. Je ne voulais pas la laisser seule, mais elle s'est montrée intraitable.

» Elle était d'humeur à broyer du noir, comme souvent, ces derniers temps...

― C'est vrai, elle n'est pas très gaie... Mais elle a de bonnes raisons pour ça...

Par les esprits du bien ! Cara, nous sommes tous déprimés, et tu sais pourquoi.

― Nicci a dit qu'elle devait être seule. J'ai rétorqué qu'il n'en était pas question, parce que j'entendais rester avec elle.

» C'est très bizarre, mais parfois, quand elle donne un ordre, on se retrouve en train d'obéir sans savoir pourquoi. Avec le seigneur Rahl, c'est pareil. En général, son autorité ne m'impressionne pas plus que ça ― après tout, c'est moi l'experte en protection rapprochée, pas lui ! Mais parfois, il dit quelque chose, et... eh bien, je file doux, voilà tout. Je ne sais pas comment il s'y prend.

Nicci a le même don. Ils n'élèvent jamais la voix, mais à certains moments, je suis douce comme un agneau...

» Nicci m'a dit que la magie était impliquée ― voilà pourquoi elle voulait rester seule. Juste après, je me suis entendue répondre que j'attendrais dehors, au cas où elle aurait besoin d'aide.

Zedd gratifia Cara d'un regard entendu.

― Je parie que c'est lié à Richard...

Sous le cuir rouge, tous les muscles de Cara se tendirent. En un clin d'oeil, elle passa en mode « Mord-Sith que rien n'arrête ».

― Que voulez-vous dire ?

― Eh bien, comme tu l'as souligné, elle s'est comportée de façon très étrange... Elle m'a demandé si j'étais prêt à mettre entre les mains de Richard la vie de tout le monde...

Cara dévisagea un moment le vieil homme.

― Elle m'a posé la même question...

― Et depuis, je me demande ce qu'elle voulait dire exactement ! Cara, elle est derrière cette porte avec la boîte d'Orden, je le sens.

― Sur ce point, vous ne vous trompez pas... J'ai vu l'artefact, juste avant qu'elle me ferme la porte au nez.

Zedd écarta de son front une mèche de cheveux blancs vagabonds.

― Crois-moi, Cara, c'est en rapport avec Richard... En principe, je suis prudent avec les protections magiques, mais là, c'est un cas de force majeure...

La Mord-Sith capitula enfin.

― Allez-y... Si un sort vous arrache la tête ― ou si Nicci vous décapite avec ses dents ―, j'essaierai de vous la recoudre sur les épaules...

Zedd sourit, puis il releva ses manches. Prenant une grande inspiration, il entreprit de neutraliser la protection magique qui bloquait la poignée.

La porte à deux battants, très grande, était ornée de symboles qui correspondaient spécifiquement à la nature du champ de force activé dans ce secteur de la forteresse. En d'autres termes, la porte était déjà défendue par une série de sorts redoutables. Ayant grandi dans le complexe, Zedd savait parfaitement comment rester en vie dans les différentes zones. Au fait de tous les pièges possibles et imaginables, il avait appris à placer la réflexion et la prudence avant tout.

Le champ de force, dans le cas présent, était particulièrement « pervers ». Car même s'il protégeait ce qui se trouvait derrière les battants, il était à « double tranchant », en quelque sorte.

Zedd introduisit délicatement les trois premiers doigts de sa main gauche dans la zone de convergence du sortilège. Aussitôt, il eut des fourmillements tout au long du bras ― un très mauvais signe. Nicci avait « personnalisé » le champ de force, compliquant considérablement la tâche d'un éventuel intrus.

Le vieil homme se demanda si Cara n'était pas beaucoup moins ignare en magie qu'elle le prétendait...

Dès qu'on tentait de l'influencer, si peu que ce soit, ce bouclier réagissait avec une violence rare. Bref, il était impossible de tenter un passage en force.

Zedd prit le temps de réfléchir à un plan. S'il voulait réussir, il devait procéder sans la moindre « violence », afin de ne pas déclencher la réaction de défense.

Histoire de voir, il introduisit dans le noeud protecteur un infime filament de magie dépourvu d'agressivité. De la main droite, il tenta de desserrer le

« noeud » de pouvoir afin de donner un peu de jeu à l'ensemble du construct.

S'attaquer de front au sceau de Nicci n'aurait servi à rien. Attendu la configuration du champ de force, toute effraction provoquait un resserrement général des défenses. En femme pratique, Nicci avait tout simplement ajouté un « surmultiplicateur » à cette caractéristique du sortilège. En cas d'attaque frontale et violente, le bouclier se resserrait, un peu comme le noeud coulant d'un lasso lorsqu'on tirait dessus. S'il s'y prenait ainsi, Zedd ne parviendrait jamais à venir à bout de la protection.

De plus, Cara avait mis le doigt sur un point sensible : Nicci contrôlait la Magie Soustractive. Elle pouvait donc avoir ajouté au sceau un sort secondaire parfaitement indétectable pour Zedd. S'il essayait de « passer la main dans le trou », pour utiliser une image frappante, le vieil homme risquait de découvrir qu'il venait de la plonger dans un creuset rempli de métal en fusion. Plutôt que d'arracher le noeud magique, il semblait plus prudent de le défaire en douceur. Bref, entre la charge héroïque et le travail d'orfèvre, le choix ne se posait pas vraiment...

Dès qu'un obstacle se dressait devant lui, Zedd éprouvait une envie irrésistible de le franchir. Ce trait de caractère, probablement congénital, lui avait plus d'une fois valu les foudres de son père ― en particulier quand le bouclier, érigé par son géniteur, visait à l'empêcher de fourrer son nez dans ce qui ne le regardait pas.

La langue pointant un peu au coin de ses lèvres, le vieil homme continua à défaire le noeud de l'intérieur. Curieusement, il avançait beaucoup plus vite qu'il l'avait prévu. Bientôt, il put projeter assez de pouvoir dans le champ de force pour être à même de contrôler de l'intérieur la progression de ses travaux.

Malgré le sentiment de triomphe qui l'envahissait, Zedd resta d'une prudence qu'un profane aurait pu juger excessive.

Ça ne l'empêcha pas d'être impuissant lorsque la toile magique dans sa totalité se resserra, coinçant le pouvoir invasif à la manière d'un piège à loup.

Penché sur la serrure, Zedd se demanda comment un bouclier pouvait réagir ainsi. D'autant plus qu'il n'avait à aucun moment tenté de briser le sceau, se contentant de l'étudier de l'intérieur ― un peu comme s'il avait voulu jeter un coup d'oeil par le trou de la serrure afin d'examiner son mécanisme.

Ce n'était pas la première fois qu'il procédait ainsi, et il n'avait jamais connu l'échec. Dans le cas présent, il aurait dû en aller de même. N'était que ce bouclier ne ressemblait à aucun autre de sa connaissance...

Zedd réfléchissait toujours à ce qu'il allait faire quand la porte s'ouvrit toute seule.

Levant les yeux, le vieil homme vit que Nicci venait en fait d'actionner la poignée ― tout bêtement.

― Vous n'avez pas envisagé de frapper ? demanda-t-elle.

Zedd se releva en priant pour ne pas avoir rougi jusqu'à la racine des cheveux.

Hélas, ça devait être le cas...

― Pour tout te dire, j'y ai pensé, mais j'ai écarté cette possibilité. Pour ne pas te réveiller si tu t'étais assoupie en travaillant sur le livre, bien entendu...

Sa chevelure blonde cascadant sur ses épaules, Nicci resplendissait dans la robe noire qu'elle ne quittait pratiquement jamais. Même si elle semblait n'avoir pas fermé l'oeil de la nuit, ses yeux bleus semblaient plus perçants que ceux de toutes les magiciennes jamais rencontrées par le vieil homme. Devant tant de beauté, de dignité et d'intelligence ― sans parler d'un pouvoir qui aurait permis à Nicci de réduire en cendres à peu près n'importe qui ―, même un Premier Sorcier se sentait intimidé.

― Si j'avais dormi, dit-elle très calmement, vous pensez que violer un bouclier dont le secret remonte à trois mille ans ― en brisant un sceau de Magie Soustractive ― ne m'aurait pas réveillée ? Zedd, je n'ai pas le sommeil si lourd que ça...

L'inquiétude du vieux sorcier augmenta en flèche. Personne n'aurait érigé une telle protection pour ne pas être dérangé pendant une sieste...

― Je voulais juste jeter un coup d'oeil, pour m'assurer que tu allais bien...

Sous le regard brûlant de Nicci, Zedd eut le sentiment qu'il commençait à fondre...

― Zedd, au Palais des Prophètes, j'ai passé de très longues années à enseigner à de jeunes sorciers le contrôle de leur pouvoir... et les bonnes manières !

Croyez-moi, je sais générer un bouclier infranchissable. Ayant été une Soeur de l'Obscurité, je suis même experte en la matière.

― C'est vrai ? Sais-tu que j'ai toujours voulu en savoir plus long sur les boucliers renforcés par un sort soustractif ? C'est logique pour un Premier Sorcier, j'imagine... De plus, d'un point de vue personnel, ça m'intéresse également beaucoup, et...

― Qu'est-ce qui vous amène ici, Zedd ?

Baissant les yeux, le vieil homme constata que son interlocutrice n'avait pas lâché la poignée de la porte.

― Pour être honnête, je m'inquiétais au sujet de ce que tu pouvais faire avec la boîte d'Orden...

Nicci eut un petit sourire.

― Oui, oui... Je ne vous soupçonnais pas d'avoir voulu me surprendre en train de danser nue...

Sur ces mots, la magicienne lâcha enfin la poignée de porte et recula d'un ou deux pas, invitant son visiteur à entrer avec elle dans l'immense salle.

Quelque temps plus tôt, dans cette même bibliothèque, Richard avait dû affronter la redoutable bête de sang envoyée par Jagang. Durant ce combat, une très grande fenêtre avait été brisée lorsque Nicci, sous le coup d'une intuition géniale, avait attiré la foudre dans la salle afin d'anéantir le monstre. Impressionné par cet exploit ― d'autant plus que la fenêtre faisait partie du champ de force qui protégeait ce secteur de la forteresse ―, Richard avait voulu savoir comment son amie s'y était prise.

À en croire Nicci, elle avait simplement créé un vide que la foudre s'était sentie obligée de remplir. S'il comprenait plus ou moins le principe, Zedd avait dû reconnaître qu'il ne voyait pas comment on pouvait le mettre en application.

Très reconnaissant à Nicci d'avoir sauvé Richard, le vieil homme avait néanmoins déploré la perte d'un si grand panneau de verre d'une qualité rarissime ― et la brèche subséquente dans les défenses de la forteresse.

Consciente du problème, Nicci avait proposé de l'aider à réparer les dégâts.

Une très bonne chose, parce qu'il en aurait été incapable seul. Malgré sa très longue expérience de la magie, il n'en revenait toujours pas qu'un être vivant ait tant de pouvoir. Comment Nicci avait-elle pu plier à sa volonté des forces naturelles et surnaturelles immuables ? Depuis la disparition des antiques sorciers, des millénaires plus tôt, le secret de fabrication de ce verre semblait perdu à jamais. Jusqu'à ce que Nicci s'attelle à la tâche !

Comme si une reine avait daigné venir dans les cuisines de son palais pour montrer au boulanger, ébahi par son savoir-faire et son habileté, comment concocter un pain délicieux selon une recette oubliée depuis la nuit des temps.

Bien qu'il eût rencontré dans sa vie quelques magiciennes de très haut niveau, Zedd n'en connaissait aucune qui arrivât à la cheville de Nicci.

Parfois, sa facilité et son talent le laissaient bouche bée, alors qu'il n'était pourtant pas manchot en matière de magie.

Cela dit, Nicci n'était pas une magicienne ordinaire. Comme toutes les Soeurs de l'Obscurité, elle contrôlait la Magie Soustractive. Grâce à ce pouvoir, elle était en mesure de voler son don à un sorcier et de l'ajouter au sien. Le genre de réalité dérangeante qu'abominait Zedd, dès qu'il y réfléchissait quelques secondes...

En d'autres termes, Nicci l'effrayait. Si Richard ne lui avait pas montré la valeur de sa propre vie, la magicienne aurait encore été au service de l'Ordre Impérial.

Ignorant presque tout sur la vie de Nicci, sur ses actes et sur ses anciennes et douteuses alliances, le vieil homme n'était pas bien sûr de pouvoir se fier totalement à cette nouvelle recrue.

Richard, en revanche, se fiait aveuglément à Nicci, et il aurait sans hésiter remis sa vie entre ses mains. Selon lui, elle s'était montrée digne de sa confiance un nombre incalculable de fois. À part lui-même et Cara, le vieil homme ne connaissait personne qui fût si dévoué à Richard. Pour le sauver, l'ancienne Maîtresse de la Mort serait allée le chercher au coeur même du royaume des morts...

Comme Cara et les Mord-Sith, quelque temps plus tôt, Richard avait ramené Nicci dans le camp du bien. Comment avait-il réussi un miracle pareil ? À part lui, personne n'aurait même jamais pensé à une telle rédemption.

Décidément, ce garçon manquait beaucoup à son grand-père !

Suivant Nicci dans la grande salle, Zedd vit enfin ce qu'il y avait sur une des grandes tables. Il s'en doutait, naturellement, mais il y avait un monde entre imaginer et voir de ses propres yeux...

Dans le dos du vieil homme, Cara ne put retenir un long sifflement admiratif.

Zedd comprenait très bien ce qu'elle ressentait.

Débarrassée de son camouflage d'or et de pierreries, la boîte d'Orden, si noire qu'elle semblait vouloir absorber toute la lumière ambiante, ressemblait plus à un vide béant dans le monde des vivants qu'à un objet, fût-il un artefact. Dès qu'on posait les yeux dessus, on avait le sentiment angoissant de jeter un coup d'oeil dans les entrailles du royaume des morts, au coeur de la pénombre où se tapissait le Gardien.

Le plus inquiétant, cependant, restait le sort de protection ― et d'emprisonnement ― qui entourait la boîte.

Le sortilège avait été dessiné avec du sang ! Sur la table, plusieurs autres charmes étaient également tracés avec le même fluide.

Se penchant sur les diagrammes complexes, Zedd parvint à en identifier certains. Jusqu'à ce jour, il aurait juré que personne au monde n'aurait pu dessiner de semblables runes.

La plupart de ces constructs étaient d'une haute instabilité, ce qui les rendait d'autant plus dangereux. Beaucoup de sortilèges pouvaient se révéler mortels si on ne les traitait pas comme il fallait. Mais lorsqu'on utilisait du sang, c'était mille fois pire ! Malgré toute une vie d'études, de formation et de pratique, Zedd ne se serait jamais aventuré à utiliser des sorts de ce type.

Pourtant, ce n'était pas la première fois qu'il en voyait. Darken Rahl en avait dessiné dans le sable le jour funeste ― pour lui ― où il avait procédé à l'ouverture d'une des boîtes d'Orden. À cause de Richard, la témérité du tyran avait fini par lui coûter la vie.

Autour de la boîte courait en trois dimensions un réseau de lignes vertes et ambre qui brillaient intensément. Ce construct ressemblait étrangement à celui de la toile de vérification que Zedd, Anna et Nathan avaient invoquée pour analyser le sort d'oubli nommé la Chaîne de Flammes.

Bizarrement, ces lignes puisaient comme si elles étaient vivantes. À bien y réfléchir, ça n'avait rien d'extraordinaire, puisque la magie d'Orden tirait son énergie de la vie elle-même.

Certaines lignes, presque toutes connectées aux vertes, à de très rares exceptions près, étaient aussi noires que la boîte.

De près, on eût dit des fissures qui donnaient à voir au plus profond du royaume des morts.

Abasourdi, Zedd comprit qu'il contemplait un construct où la Magie Additive et son opposée, la Magie Soustractive, étaient intimement associées.

Le fabuleux construct où se mariaient la lumière et l'obscurité lévitait dans l'air. Telle une énorme araignée tapie au centre de sa toile, la boîte d'Orden attirait irrésistiblement le regard.

Le Livre de la Vie reposait sur la table, ouvert en grand.

― Nicci, dit Zedd, pâle comme un mort, au nom de la Création, qu'as-tu donc fait ?

La magicienne approcha de la table puis se retourna vers le sorcier.

― Au nom de la Création, je n'ai rien fait du tout ! C'est au nom de Richard Rahl que j'ai agi.

Zedd détourna les yeux du construct et les riva sur Nicci. De plus en plus angoissé, il avait du mal à respirer.

― Nicci, qu'as-tu fait ?

― La seule chose que je pouvais faire. Celle qui s'imposait, et que j'étais la seule à pouvoir accomplir...

La boîte d'Orden avec en guise de cocon un construct de magie mixte ? De quoi avoir des cauchemars pendant un siècle !

– Dois-je comprendre que tu te crois capable de remettre cette boîte dans le jeu ?

Nicci secoua la tête.

Zedd eut l'impression qu'une main glacée se refermait sur son coeur.

― Je l'ai déjà remise dans le jeu, Premier Sorcier !

Le vieil homme crut qu'un abîme venait de s'ouvrir sous ses pieds. Un puits tellement profond que sa chute durerait jusqu'à la fin des temps.

Cara approcha et lui glissa une main sous le bras pour le soutenir.

― Es-tu devenue folle ? Ou l'as-tu toujours été ?

― Zedd, je ne pouvais pas faire autrement.

― Comment ça ? Que veux-tu dire ?

― C'était obligatoire. Le seul moyen possible...

– Pour faire quoi ? En finir avec le monde ? Détruire la vie elle-même ?

― Non, le seul moyen de nous donner une chance de survivre.

Vous savez très bien ce qui attend notre univers. L'Ordre Impérial est sur le point de triompher, et l'humanité basculera dans dix siècles d'obscurité, au minimum. Au pire, elle risque de ne plus jamais revoir la lumière.

» Dans les prophéties, ça aussi, vous le savez, nous approchons de bifurcations au-delà desquelles tout devient obscur. Nathan vous a parlé des branches qui conduisent au néant. Nous sommes au seuil de la catastrophe, Zedd !

― T’est-il venu à l'esprit que c'est toi, en jouant avec la magie d'Orden, qui seras peut-être responsable de ce désastre ?

― Ulicia a déjà remis dans le jeu les boîtes d'Orden. Vous pensez que les Soeurs de l'Obscurité se soucient de ce qu'il adviendra de la vie ? Elles préparent l'avènement du Gardien ! Si elles réussissent, le monde des vivants sera condamné. Vous savez ce que sont les boîtes et vous devinez ce qui arrivera si Ulicia contrôle leur magie.

― Mais ça n'implique pas que...

― Nous n'avons pas le choix. J'ai fait ce qu'il fallait.

― As-tu idée de ce qu'il convient de faire ? Sais-tu comment dominer les boîtes ? Pourras-tu déterminer laquelle il faut ouvrir ?

― Pas pour le moment, je l'avoue...

― De toute façon, tu ne détiens pas les deux autres !

― Nous avons un an pour les trouver. Un an à partir du premier jour de l'hiver ― donc, d'aujourd'hui.

Zedd leva au ciel ses bras rachitiques.

― Même si nous réussissons, tu crois pouvoir contrôler le pouvoir d'Orden ?

― Non, pas moi..., souffla Nicci.

Zedd se demanda s'il avait bien entendu. Si c'était le cas, son angoisse risquait de virer à la panique.

― Comment ça, pas toi ? Tu viens de dire que tu avais remis une boîte dans le jeu !

Nicci approcha et posa une main sur le bras du vieil homme.

― Quand j'ai ouvert le portail, j'ai dû désigner le joueur. J'ai nommé Richard.

C'est pour lui que j'ai remis dans le jeu les boîtes d'Orden ― à travers celle-ci, dans un premier temps.

Zedd aurait juré que la foudre venait de s'abattre sur lui.

Dès qu'il serait un peu remis, il tuerait cette femme.

Oui, il l'étranglerait, puis il l'écartèlerait à mains nues.

― Tu as désigné Richard ?

― C'était le seul moyen.

Zedd passa les deux mains dans sa chevelure blanche en bataille. Puis il les referma sur sa tête comme s'il voulait empêcher que quelque monstre de légende la lui arrache.

― Le seul moyen ? Fichtre et foutre ! femme, es-tu folle à lier ?

― Zedd, calmez-vous ! Je sais que mes propos sont étonnants, mais je n'ai pas agi sur un coup de tête. Croyez-moi, j'ai mûrement réfléchi. Si nous voulons survivre et donner une chance à l'avenir, il n'y a pas d'autres solutions.

Zedd se laissa lourdement tomber dans un fauteuil.

Conscient qu'il risquait de faire une irréparable bêtise ― par exemple réduire en cendres cette cinglée ―, il se força au calme. Puis il tenta de récapituler tout ce qu'il savait au sujet des boîtes. Ensuite, il se souvint des quelques situations désespérées où il avait pris des décisions apparemment absurdes.

S'il parvenait à se mettre à la place de Nicci...

Non, inutile d'essayer, c'était impossible.

― Nicci, Richard ne sait pas utiliser son don.

― Il faudra qu'il se débrouille pour y arriver.

― Ce garçon ne comprend rien aux boîtes d'Orden !

― Nous lui apprendrons...

― Quoi ? Le peu que nous savons, ou tout ce que nous ignorons ? Enfin, nous ne pouvons même pas identifier le bon Grimoire des Ombres Recensées ! Et c'est capital pour contrôler les boîtes !

― Nous résoudrons tous ces problèmes, il le faudra bien...

― Bon sang ! Nicci, nous ne savons même pas où est Richard !

― Nous avons quand même des informations. Pour commencer, la voyante a tenté de le capturer dans la Sliph, et elle n'y est pas parvenue.

Ensuite, grâce à Rachel, nous savons que Six a privé Richard de son don en dessinant des sortilèges dans les grottes sacrées de Tamarang. La petite nous a également dit que l'Ordre Impérial s'était emparé de Richard, l'arrachant aux griffes de la voyante. Depuis, votre petit-fils a très bien pu s'évader, et dans ce cas, il doit être en chemin pour nous rejoindre. Sinon, ce sera à nous de le retrouver...

Et tous les obstacles qui se dressaient devant eux ? Qu'en faisait Nicci ?

― Toute ta construction est bancale ! s'écria Zedd, incapable de trouver un meilleur argument.

Nicci eut un sourire mélancolique.

― Un sorcier de ma connaissance ― un homme que je respecte parce qu'il a fait de Richard l'homme qu'il est devenu ― disait à son petit-fils de penser à la solution, pas au problème. Ce conseil a toujours été précieux pour Richard...

Oui, et c'est un très bon conseil, quand il existe une solution !

Zedd se leva d'un bond.

― Tu n'avais pas le droit de faire ça, Nicci ! Comment as-tu osé décider à la place de Richard ? C'est de sa vie qu'il s'agit.

Le sourire s'effaça, révélant l'acier qui se cachait sous le velours.

― Je connais Richard, je sais comment il se bat pour la vie et ce que ça représente pour lui. Pour cette cause, il ne reculerait devant rien. S'il savait tout ce que je sais, il m'aurait demandé d'agir comme je l'ai fait.

― Nicci, tu ne...

― Zedd, je vous ai demandé si vous auriez confié votre vie à Richard ! Votre vie et le sort de toute l'humanité ! Vous avez répondu par l'affirmative. Ces mots ont un sens très profond. Une telle confiance ne se marchande pas et elle n'est pas à géométrie variable. C'est la plus haute forme de confiance qu'on puisse trouver en ce monde...

» Seul Richard peut nous conduire à la bataille finale ! Et même si Jagang et l'Ordre peuvent y jouer un rôle, c'est le combat pour le pouvoir d'Orden qui sera au centre de cet ultime affrontement. Les Soeurs de l'Obscurité qui contrôlent les boîtes feront en sorte qu'il en soit ainsi, vous le savez très bien. Pour que Richard nous guide, il fallait remettre les boîtes dans le jeu en son nom. Ainsi, il sera très exactement ce que nous annoncent les prophéties : fuer grissa ost drauka ― le messager de la mort.

» Mais il y a plus important que les prophéties. Au fond, elles nous apprennent ce que nous savons déjà, à savoir que Richard est notre guide naturel dans la défense de la vie et des valeurs que nous chérissons.

» Quand il s'est adressé à nos soldats, Richard a parfaitement défini la nature du conflit en cours. La victoire ou la mort, Zedd, il n'y a pas d'autres possibilités !

» Un engagement total, Zedd ! Comment pourrait-il en être autrement ?

Richard va toujours jusqu'au bout, et il attend que nous fassions tous de même. Il est le coeur de nos convictions et ne nous trahira jamais.

» Pour nous tous, c'est la victoire ou la mort, et il n'y a pas moyen de revenir en arrière.

Zedd gesticula de nouveau comme un dément.

― Le désigner comme le joueur n'est pas la seule façon d'assurer sa victoire, bien au contraire ! Tu seras peut-être la cause de son échec et de notre destruction !

Dans le regard de Nicci, Zedd lut qu'elle était prête à le réduire en cendres s'il s'opposait à ce qu'elle tenait pour nécessaire et incontournable.

C'était donc cela qu'avaient vu les victimes de la Maîtresse de la Mort, en des temps pas si lointains ?

― Votre amour pour Richard vous aveugle, Zedd. Il est beaucoup plus que votre petit-fils !

― Mon amour ne...

Nicci tendit un bras vers l'est, en direction de D'Hara.

― Les Soeurs de l'Obscurité ont lancé le sort d'oubli. La Chaîne de Flammes fait des ravages dans nos mémoires, et ça va bien au-delà de nos souvenirs de Kahlan.

» Chaque jour, nous perdons un peu plus de notre identité et de nos convictions. Il ne s'agit plus de l'épouse du Sourcier, mais de tout ce qui a fait notre vie par le passé. Comment avoir conscience de tout ce que nous avons perdu, quand chaque jour nous prive d'un peu plus de nous-mêmes ?

Notre capacité de penser est insidieusement érodée par ce maudit sortilège.

» Plus grave encore, le sort d'oubli lui-même est contaminé. Richard nous l'a montré : la souillure des Carillons se tapit au coeur même du sort qui s'en prend à chacun de nous. Autrement dit, le monde des vivants tout entier est menacé. En plus de ravager nos mémoires, la Chaîne de Flammes détruit lentement la magie elle-même. Sans Richard, nous n'en aurions même pas conscience.

» Notre univers n'est pas seulement menacé par l'Ordre Impérial. À bas bruit, insidieusement, la Chaîne de Flammes lui transmet une maladie mortelle qui aura raison de la magie.

Nicci se tapota la tempe du bout d'un doigt.

― Avez-vous déjà perdu votre capacité d'évaluer les enjeux d'un conflit ?

Seriez-vous déjà trop affecté pour penser raisonnablement ?

» Les boîtes d'Orden sont les seules armes opposables à la Chaîne de Flammes. C'est même pour ça qu'elles furent créées dans un lointain passé.

» Les Soeurs de l'Obscurité ont lancé le sort d'oubli. Pour que cela soit irréversible, elles ont remis les boîtes dans le jeu et Ulicia s'est désignée comme la joueuse. En agissant ainsi, elles pensaient interdire à quiconque de saboter leur plan. Elles avaient peut-être raison, je dois vous le dire.

Dans Le Livre de la Vie, je n'ai trouvé aucun protocole permettant d'interrompre le « jeu » une fois qu'il est commencé.

» Nous sommes incapables de désactiver la Chaîne de Flammes et de retirer du jeu les boîtes d'Orden. Comme le désiraient nos ennemis, le contrôle du monde des vivants est en train de nous échapper...

» Pourquoi Richard se bat-il ? Pourquoi nous battons-nous tous ? Devons-nous abandonner sous prétexte qu'il est trop risqué et trop douloureux d'empêcher notre anéantissement ? Faut-il renoncer à notre seule chance de salut ? Tourner le dos à tout ce qui compte pour nous ? Allons-nous laisser Jagang massacrer tous les défenseurs de la liberté et réduire en esclavage le reste de l'humanité ?

» Si nous n'agissons pas, nos mémoires seront bientôt vides et la magie aura cessé d'exister. Faut-il baisser les bras et nous asseoir dans un coin en attendant la fin ? Regarderons-nous les tenants de l'entropie conduire le monde à sa perte en riant aux éclats ?

» Ulicia a ouvert le passage dont a besoin le pouvoir d'Orden. Elle a remis les boîtes dans le jeu. Que doit faire Richard ? Pour livrer cette bataille, il a besoin d'armes spécifiques, et je les lui ai fournies.

» Désormais, le conflit est irréversiblement engagé et il faudra aller jusqu'au bout. Pour ça, nous devons nous fier aveuglément à Richard.

» Il y a quelques années, vous avez dû prendre des décisions très semblables.

Conscient de vos responsabilités, des risques et des conséquences mortelles du refus d'agir, vous avez nommé Richard Sourcier de Vérité.

― C'est vrai, concéda Zedd d'une voix tremblante.

― Il a été à la hauteur de vos espérances, n'est-ce pas ? Il les a même largement dépassées ?

― Oui, il ne m'a pas déçu, loin de là...

― Il en ira de même aujourd'hui, Zedd... Les Soeurs de l'Obscurité ne sont plus les seules à pouvoir accéder à la magie d'Orden. (Nicci leva le bras et serra le poing.) J'ai donné une chance à Richard... et à l'humanité entière.

En un sens, j'ai simplement mis le Sourcier dans la position idéale pour livrer et remporter cette bataille.

Malgré ses yeux embués, Zedd parvint à sonder le regard de Nicci. Il reconnut de la détermination, de la colère, du courage... et quelque chose d'autre.

Une ombre de douleur, lui sembla-t-il.

― Et puis ? demanda le vieil homme.

― Et puis quoi ?

― Ton discours est d'une parfaite rationalité, mais je sens qu'il y a quelque chose en plus... Un élément dont tu ne veux pas me parler.

Nicci tourna le dos au sorcier, les yeux baissés sur la table couverte de diagrammes tracés avec son sang ― des sortilèges qui auraient très bien pu lui coûter la vie.

Sans se retourner, elle fit un petit geste de la main plein de lassitude ―

l'expression presque nonchalante d'une angoisse qui devait pourtant l'étouffer chaque jour un peu plus.

― Vous avez raison..., dit-elle. J'ai fait un autre cadeau à Richard.

Zedd étudia un moment la femme qui lui tournait le dos.

― Et de quoi s'agit-il ?

Nicci pivota sur elle-même ― trop vite pour avoir le temps d'écraser la larme qui roulait sur sa joue.

― Je viens de lui donner sa seule chance de retrouver un jour la femme qu'il aime. Les boîtes d'Orden sont le seul antidote contre le sort d'oubli qui lui a enlevé Kahlan. Pour qu'ils soient de nouveau ensemble, il n'y a que cette façon de faire...

» Je vais peut-être lui permettre de retrouver l'être qui compte le plus à ses yeux.

Se laissant retomber dans le fauteuil, Zedd se prit le visage à deux mains.