Chapitre 6

Rachel ignorait à qui appartenait le cheval, et elle s'en fichait. De toute façon, il le lui fallait.

Elle courait depuis le début de la nuit, et l'épuisement la terrassait. Pourquoi courait-elle ainsi ? Pour tout dire, elle n'avait pas pris le temps de s'arrêter pour se poser la question. L'important était de continuer. Avancer. Avancer sans cesse...

Avancer de plus en plus vite.

Et pour ça, il lui fallait le cheval.

La fillette n'avait pas l'ombre d'un doute sur la direction à suivre. Pourquoi ?

Elle n'en savait rien, et ça non plus, ça ne la gênait pas du tout. En tout cas, pas consciemment. Dans un coin de son esprit, peut-être... Et encore...

Accroupie dans les broussailles, tentant de rester parfaitement immobile, elle mettait au point une stratégie. Avec le froid ambiant, ne pas bouger se révélait difficile. D'autant plus qu'elle s'efforçait de ne pas trembler, par peur de se trahir. Et même si elle mourait d'envie de se frotter les bras, elle résistait, toujours pour ne pas attirer l'attention.

Au fond, geler n'avait guère d'importance. L'essentiel, c'était d'avoir le cheval !

Le propriétaire inconnu de la bête n'était nulle part en vue. Mais il pouvait dormir dans les hautes herbes, trop bien dissimulé pour qu’elle le voie.

À moins qu'il soit allé explorer les environs ?

Ou qu'il ait repéré la petite fille et soit en train de la guetter, une flèche encochée dans son arc. Mais si terrifiante que fût cette idée, elle ne pesait rien face à cette absolue nécessité : continuer à avancer, et le faire aussi vite que possible.

À travers le rideau de broussailles, Rachel s'assura de la position du soleil.

Une façon de vérifier une nouvelle fois qu’elle connaissait sa destination

― et de recenser ses diverses voies d'évasion.

Une piste assez large ― mais pas une route, cependant ― serait idéale pour une fuite rapide. Il y avait aussi la possibilité de suivre la berge du ruisseau qui serpentait dans une partie de la vallée. Au bout d'un moment il rejoignait la piste, et, comme elle, continuait sa course vers le sud-est à travers la forêt.

Le soleil rougeoyant flottait juste au-dessus de l'horizon. Sa couleur était l'exact reflet des écorchures qui zébraient les bras de Rachel ― le genre de décoration qu'on récoltait en courant à travers les buissons.

Avant que la fillette ait pris une décision consciente, ses jambes se remirent en mouvement comme si elles étaient dotées d'une volonté propre.

Dès qu'elle fut sortie des broussailles, elle recommença à courir, filant à l'allure du vent vers le cheval tant convoité.

Du coin de l'oeil, Rachel aperçut l'homme au moment où il se redressait dans les hautes herbes. Comme elle l'avait supposé, il faisait un somme.

Vêtu d'un gilet de cuir, des bandoulières de cuir clouté se croisant sur sa poitrine, il ressemblait à un des soudards de l'Ordre Impérial. Comme il était seul, il devait s'agir d'un éclaireur. En tout cas, c'était la théorie de Chase : quand un soldat de l'Ordre se déplaçait seul, il s'agissait d'un éclaireur.

Rachel se moquait de savoir qui était ce type. Elle voulait son cheval, voilà tout. Et même si elle aurait dû avoir peur du soudard, il n'en était rien.

En revanche, l'idée de ne pas pouvoir voyager plus vite la terrorisait.

Jetant au loin sa couverture, le soldat partit au pas de course vers sa monture.

Mais durant l'été, Rachel avait beaucoup grandi, et ses jambes, désormais très longues, lui permettaient de courir vite.

Le soldat cria dans son dos. Sans lui accorder une once d'attention, elle continua à courir vers ce qui semblait bien être une jument baie.

Le soudard lança sur la petite voleuse un objet qui frôla son épaule gauche.

Un couteau, comprit Rachel. À cette distance, c'était une initiative absurde. Un « lancer désespéré », comme disait Chase. Le genre d'action qu'on faisait avant de prier, les yeux fermés, pour qu'elle marche...

Exactement ce qu'il lui avait appris à ne jamais faire !

Chase était un véritable puits de science ― et au sujet des couteaux, il savait absolument tout.

Une cible mobile étant très difficile à atteindre avec un simple couteau, la fillette ne s'étonna pas un instant que l'arme l'ait manquée de quelques pouces avant de venir se ficher dans une souche qui se dressait entre elle et son futur cheval. Formée à tirer parti de tout, la fillette récupéra l'arme au passage et la glissa dans sa ceinture.

Voilà ce qui arrivait quand on lançait bêtement son arme !

Récupérer la lame d'un adversaire était toujours une bonne chose ― et plus encore dans les situations très délicates. Pour survivre quand tout allait de travers, il fallait savoir faire flèche de tout bois. Et pour apprendre cet art très particulier, il n'y avait pas meilleur professeur que Chase.

Le souffle un peu court, Rachel se glissa sous l'encolure de la jument et s'empara des rênes. Hélas, elles étaient attachées à une autre souche.

Avec les mains gelées, défaire le noeud risquait d'être difficile, surtout dans le délai imparti. Furieuse de ce contretemps, Rachel aurait volontiers hurlé de rage. Mais elle se retint, s'efforçant de travailler le plus calmement possible.

Voilà, elle y était enfin !

Une fois les rênes détachées, Rachel aperçut la selle posée non loin de là.

L'homme approchant en éructant de rage, harnacher la jument était hors de question. En revanche, les sacoches qui gisaient à côté de la selle devaient être remplies de vivres, et les abandonner aurait été un péché.

Rachel s'en empara ― sans lâcher les rênes d'une main ― puis elle s'accrocha à la crinière de sa nouvelle monture et se hissa sur son dos. Très lourdes, les sacoches manquèrent de lui échapper, mais elle parvint à les rattraper.

Le soudard avait dessellé sa bête sans prendre la peine de lui retirer son mors et ses rênes. Une paresse dont la fillette le félicitait.

Les sacoches installées devant elle, Rachel se réjouit d'avoir de quoi boire et manger pendant une bonne partie du long voyage qui l'attendait.

Mais pourquoi avait-elle l'intuition que son voyage durerait longtemps ? Pour être franche, elle n'en savait rien.

La jument hennit et secoua nerveusement la tête. Dans des circonstances normales, Rachel aurait pris le temps de calmer sa monture, comme le lui avait appris Chase. Là, elle se contenta de la talonner en tirant sur les rênes.

Déconcertée par sa cavalière inconnue, la bête n'obéit pas tout de suite.

Sentant que le soudard ne tarderait plus, Rachel se pencha en avant afin de pouvoir talonner de nouveau la jument ― mais sur la croupe, en tendant au maximum les jambes.

Encore une astuce signée Chase !

Aussitôt, la jument partit au galop.

Arrivant à cet instant, le soudard tenta d'attraper la bride au vol. Rachel tira sur les rênes, dirigeant la jument sur la gauche. La bête obéit et son ancien maître, après avoir manqué sa cible, alla s'étaler face dans la poussière.

La jument fila comme le vent, ses sabots passant à un souffle de fracasser le crâne du soldat.

Rachel ne prit pas le temps de savourer son triomphe. Une seule idée en tête

― galoper vers le sud-est ―, elle talonna encore la jument, qui lui obéit sans rechigner.

Pour dissimuler ses traces, la fillette avança un moment dans le cours d'eau assez peu profond pour que ça ne pose aucun problème ― à part une aspersion d'eau glacée dont elle se serait bien passée.

Là encore, cette ruse de Chase marchait à tous les coups. Rachel fonçait vers sa destination, et pour l'instant, ce simple fait suffisait à son bonheur.