Chapitre 3
Étendue sur le sol, dans la pénombre, Kahlan ne parvenait pas à trouver le sommeil. Dans le lit, juste au-dessus d'elle, Jagang respirait à un rythme lent et régulier. Posée sur un coffre aux sculptures élaborées, une lampe à huile réglée au minimum diffusait une chiche lumière dans le sanctuaire de l'empereur.
L'odeur de l'huile brûlée masquait en partie la pollution olfactive du camp.
Mélange de relents de fumée, d'effluves de sueur rance et de puanteur d'excréments divers, cette insupportable odeur s'accrochait aux vêtements et restait en permanence dans les narines.
Chez Kahlan, ces immondes remugles éveillaient des souvenirs terribles.
Durant son voyage en compagnie de Jagang, combien avait-elle vu de cadavres boursouflés, à demi décomposés et puants au point de vous en faire vomir ? Dans le sillage de l'armée de l'Ordre, la mort prospérait et il devenait vite impossible de marcher dans le camp sans avoir l'impression de se frayer un chemin au coeur d'un charnier peuplé de fantômes.
Pour Kahlan, qui n'osait plus inspirer à fond depuis le début de sa captivité, les haut-le-coeur seraient à jamais associés à la « glorieuse » armée de Jagang venue conquérir le Nouveau Monde.
Une infestation de vermine, oui !
Aux yeux de Kahlan, tous ceux qui soutenaient l'Ordre, se battaient pour ses idées ou se chargeaient de les diffuser étaient des morts-vivants. De répugnants zombies rongés aux vers et plus puants qu'une décharge municipale !
À travers le tissu à demi transparent qui occultait les orifices de ventilation du pavillon, la prisonnière apercevait les éclairs qui déchiraient le ciel à l'ouest, annonçant de terribles tempêtes. Avec sa toile épaisse, ses multiples tentures et les tapis qui couvraient le sol, le pavillon de Jagang était assez bien isolé du vacarme permanent du camp. En conséquence, Kahlan n'entendait pas vraiment les coups de tonnerre ― mais elle sentait le sol vibrer au rythme des éclairs.
Le froid s'installait et comme toujours, la pluie aggraverait encore les choses.
Malgré sa fatigue, Kahlan ne pouvait s'empêcher de penser à l'homme qu'elle avait vu la veille. Un colosse aux yeux gris enfermé dans une cage transportée par un chariot. Un prisonnier, certes, mais qui avait vu Kahlan, allant même jusqu'à crier son nom.
Un moment fabuleux qu'elle se repassait en boucle depuis.
Car il était miraculeux que quelqu'un la voie. Pour l'immense majorité des gens, elle était invisible. Enfin, pas tout à fait, car ils la voyaient, en réalité. Mais ils l'oubliaient dans la seconde même, parce que son souvenir ne pouvait pas se graver dans leur mémoire.
Résultat, la prisonnière aurait tout à fait pu être vraiment invisible, pour ce que ça aurait changé...
Pour Kahlan, l'expression « sombrer dans l'oubli » n'était pas qu'une métaphore poétique. Le sortilège qui l'effaçait de la mémoire des gens l'avait aussi privée de son passé. Tout ce qui précédait sa capture par les Soeurs de l'Obscurité n'était plus qu'un trou noir dans son esprit.
Parmi les centaines de milliers de soudards qui campaient dans la plaine, les soeurs avaient déniché une poignée d'hommes capables de voir leur prisonnière. Quarante-trois soldats, exactement. Comme le collier que Kahlan portait autour du cou, ces « gardes spéciaux » ― à l'instar de Jagang et des soeurs ― se dressaient entre Kahlan et la liberté.
Sachant que son salut en dépendrait peut-être un jour, la jeune femme étudiait sans cesse ses quarante-trois geôliers. Discrète mais intensément concentrée, elle notait toutes les particularités de ces soudards. Leurs points forts, leurs faiblesses, leur façon de prêter attention à ce qu'ils faisaient, ou au contraire de s'en désintéresser. En ce monde, personne ne pouvait se targuer de n'avoir pas d'habitudes. Depuis qu'elle en avait pris conscience, la prisonnière cherchait à tirer avantage des détails les plus infimes.
Selon les soeurs, les « exceptions » avaient pour cause un défaut du sort d'oubli et il n'y avait pas de quoi s'inquiéter. Surtout quand on songeait à l'extrême rareté statistique des « non-aveugles ». Quarante-trois individus, au sein d'une telle horde, ne remettaient pas en question la stratégie des Soeurs de l'Obscurité.
Comme les magiciennes qui avaient lancé le sort en question, Jagang était en mesure de voir Kahlan. Et comme les soeurs, il savait tout sur elle...
Bien entendu, aucun des « quarante-trois » n'était dans ce cas. Quand il s'agissait d'aller à la pêche à son passé, la prisonnière n'avait pas beaucoup d'options...
L'homme en cage avait radicalement changé la donne. Il connaissait Kahlan, ça ne faisait pas de doute. Et puisqu'elle ne se souvenait pas de lui, il avait nécessairement dû la fréquenter avant sa capture et la perte radicale de ses souvenirs.
Lorsqu'elle se rappellerait son identité, recouvrant la connaissance de son passé, le vrai calvaire commencerait pour Kahlan. En tout cas, c'était la menace que Jagang lui agitait sans cesse devant le nez. Quel plaisir il prenait à lui décrire les outrages qu'il lui infligerait quand elle saurait qui elle était et pourquoi elle combattait !
Kahlan ayant tout oublié, la notion de « déchéance », voire de « trahison » lui passait bien au-dessus de la tête. Mais les supplices dont parlait l'empereur suffisaient à lui nouer les entrailles de terreur.
Quand Jagang lui tenait ces discours-là, la prisonnière se contentait de le regarder avec de grands yeux vides. Une stratégie visant à dissimuler ses émotions, bien sûr. Déjà victorieux sur toute la ligne, l'empereur ne devait pas avoir en plus la satisfaction de voir Kahlan trembler de peur. Même si elle le paierait très cher un jour ou l'autre, la jeune femme se rengorgeait d'avoir inspiré de la haine à un tel homme. Malgré tout ce qu'elle ignorait sur son passé, une chose semblait acquise : dans son ancienne vie, Kahlan n'avait sûrement pas été une zélatrice de l'Ordre Impérial.
Traumatisée par les propos de Jagang, la prisonnière en était venue à redouter le jour où elle recouvrerait la mémoire. Au fond, ne serait-elle pas davantage en sécurité si sa situation ne changeait pas ?
Là encore, l'homme en cage avait tout changé. La voir lui avait inspiré une grande joie, avait-elle cru remarquer, comme s'ils avaient été très liés par le passé. Une femme capable d'éveiller de tels sentiments chez un pareil guerrier devait être une personne digne d'intérêt et de respect. Du coup, la reconquête de sa mémoire figurait de nouveau sur la liste des priorités de Kahlan.
Hélas, elle n'avait pas pu regarder assez longtemps son « ami inconnu ». Si Jagang l'avait vue s'intéresser à un prisonnier, il aurait sans doute ordonné qu'on exécute le pauvre homme. D'instinct, Kahlan éprouvait le besoin dévorant de le protéger. Même indirectement, elle refusait d'attirer des ennuis à quelqu'un qui la tenait visiblement en très haute estime.
Consciente que l'aube approchait et qu'elle avait besoin d'un peu de repos, Kahlan tenta de faire le vide dans son esprit. En vain, hélas...
L'aube du premier jour de l'hiver pointait déjà. Sans savoir pourquoi, la prisonnière était terrorisée à l'idée que la mauvaise saison commençait.
C'était incompréhensible, mais cette simple notion de « début de l'hiver » lui glaçait les sangs.
Comme si des souvenirs se tapissaient sous la table apparemment rase qu'était devenu son esprit ? Oui, mais il ne fallait pas trop rêver. Le sortilège ne la laisserait pas en paix si facilement...
Entendant un bruit de chute, pas loin du tout, Kahlan releva la tête. Le son venait de la salle adjacente à la chambre de Jagang.
La prisonnière se redressa sur un coude, mais elle n'osa pas se relever. Jagang le lui avait interdit, et lui désobéir n'était jamais sans conséquences.
Et si elle devait de nouveau subir une séance de torture ― par l'intermédiaire du collier ou d'une manière plus... classique ―, ce ne serait certainement pas pour avoir bêtement cédé à la curiosité.
Soudain, Kahlan entendit du bruit au-dessus d'elle. Jagang venait de s'asseoir dans son lit.
Des cris et des gémissements étouffés montèrent de la pièce adjacente.
Tendant l'oreille, Kahlan crut reconnaître la voix d'Ulicia. Depuis que Jagang les avait capturées, soeur Ulicia avait eu plus d'une occasion de sangloter ou de geindre. Attendu qu'elle était elle-même une tortionnaire zélée
― Kahlan avait payé pour le savoir ―, ça n'était jamais qu'un juste retour des choses.
― Que se passe-t-il ? rugit Jagang en bondissant hors de son lit.
Pour avoir réveillé l'empereur, Ulicia risquait de recevoir la pire punition de sa vie. Encore une fois, ce serait bien fait pour elle !
Jagang enjamba Kahlan, qui se recroquevilla sur son tapis. Marquant une pause, l'empereur baissa les yeux pour s'assurer qu'elle le voyait dans toute sa nudité conquérante. Quand ce petit jeu ne l'amusa plus, il récupéra son pantalon sur le dossier d'une chaise, l'enfila et continua son chemin sans prendre le temps de se vêtir davantage.
Arrivé devant l'épaisse tenture qui séparait les deux pièces, il se retourna et fit signe à Kahlan de venir le rejoindre. D'une nature très méfiante, il entendait garder un oeil sur elle.
Pendant que la prisonnière se levait, l'empereur écarta le rabat intérieur.
Jetant un coup d'oeil sur le côté, Kahlan vit que la dernière prisonnière offerte comme un trophée à Jagang était couchée dans le grand lit, la couverture remontée jusqu'au menton. Comme pratiquement tout le monde, elle ne pouvait pas enregistrer dans son esprit l'image de Kahlan. La veille au soir, elle avait été terrorisée d'entendre l'empereur parler avec un fantôme.
Lorsqu'il s'était enfin intéressé à elle, Jagang lui avait donné des raisons beaucoup plus concrètes de mourir de peur.
Une onde de douleur, dans les épaules et les bras, arracha la prisonnière à sa réflexion. Par l'intermédiaire du collier, Jagang lui rappelait qu'elle n'était pas censée lambiner. Sans montrer à quel point elle souffrait, Kahlan alla rejoindre son tortionnaire.
Le spectacle quelle découvrit dans l'autre pièce la laissa sans voix. Se tordant de douleur sur le sol, Ulicia marmonnait des propos incohérents.
Agenouillée près d'elle, Armina semblait avoir trop peur pour tenter quoi que ce soit ― tout en redoutant ce qui risquait de lui arriver si elle n'intervenait pas et abandonnait ainsi sa chef.
Suivant assez comiquement la reptation de sa compagne sur le sol, la soeur paraissait vouloir prendre Ulicia dans ses bras afin de la calmer. De la compassion ? Probablement pas. Plutôt le brûlant désir de ne pas réveiller l'empereur en pleine nuit.
Dans son affolement, cette gourde d'Armina n'avait toujours pas vu que le mal était déjà fait. En règle générale, lorsqu'une soeur souffrait ainsi, c'était l'oeuvre de Jagang. Mais là, il assistait lui aussi au triste spectacle, se demandant visiblement quelle était la cause des convulsions et des cris d'Ulicia.
Armina remarqua soudain la présence du maître de l'Ordre Impérial.
― Excellence, je..., bafouilla-t-elle. Eh bien, je ne sais pas ce qu'elle a. Désolée qu'elle vous ait réveillé, en tout cas. Mais je vais tout faire pour la calmer.
Ayant le don de marcher dans les rêves, Jagang n'avait pas besoin de parler à voix haute aux gens dont il dominait l'esprit. Et il lisait leurs pensées comme dans un livre ouvert.
Dans sa frénésie, Ulicia renversa une chaise qui s'écrasa sur le sol avec un bruit sourd. Prudents, les gardes spéciaux présents reculèrent de plusieurs pas. Leur mission était d'empêcher Kahlan de sortir du pavillon sans l'empereur. Les soeurs ne se trouvaient pas sous leur responsabilité, et ils n'étaient pas du genre à prendre des initiatives qu'on aurait pu leur reprocher ensuite.
Quelques gardes du corps de Jagang, des colosses tatoués de la tête aux pieds, surveillaient l'entrée du pavillon sans bouger un muscle. Leur devoir consistait à interdire l'entrée du pavillon aux intrus. Ce qui se passait à l'intérieur ne les regardait pas, surtout lorsque la magie était impliquée.
Dans tous les coins sombres du pavillon, des esclaves attendaient les ordres de leur maître. Comme les soldats, ces hommes et ces femmes savaient regarder où il fallait pour ne pas voir les choses gênantes ou dangereuses.
Dans leur position, les initiatives conduisaient souvent directement au chevalet de torture.
Les Soeurs de l'Obscurité et de la Lumière prisonnières de Jagang lui appartenaient corps et âme. Un anneau passé à leur lèvre inférieure en témoignait. Sauf instructions particulières, personne d'autre que l'empereur ne devait s'occuper d'elles.
Jagang avait envie d'inviter Ulicia à dîner ? Grand bien lui fasse ! Il décidait de lui trancher la gorge pendant leur tête-à-tête ? Même remarque que précédemment. Les soldats et les gardes ne seraient intervenus pour rien au monde, et voilà tout.
Les esclaves auraient servi le repas avec leur efficacité coutumière. Après l'exécution improvisée, ils auraient soigneusement nettoyé le sang et évacué le cadavre. Mais pas question de leur en demander plus !
Ulicia cria de nouveau. De si près, Kahlan découvrit qu'elle s'était trompée. La soeur ne hurlait pas de douleur, gémissant plutôt comme si elle était... possédée.
― Elle a dit quelque chose ? demanda Jagang aux gardes qui se pressaient dans la pièce.
― Non, Excellence, répondit un des « non-aveugles ».
Les autres gardes spéciaux hochèrent la tête en guise de confirmation. Les soldats d'élite ne se donnèrent même pas cette peine, se contentant de ne pas contredire le rapport de guerriers d'opérette qu'ils méprisaient ouvertement.
― Que lui arrive-t-il ? demanda Jagang à Armina.
Tremblante de peur, et à un souffle de se jeter à plat ventre devant l'empereur afin d'implorer sa pitié, la Soeur de l'Obscurité bafouilla :
― Je... J'ai... Excellence, je n'en sais rien... En attendant de prendre mon tour de garde, je dormais et Ulicia se reposait aussi. Sa voix m'a réveillée.
Au début, j'ai cru qu'elle s'adressait à moi.
― Et que disait-elle ?
― Je n'ai pas compris ses propos, Excellence.
À cet instant, Kahlan s'avisa que les questions de Jagang n'étaient pas de pure forme. Il ne savait vraiment pas ce qu'avait dit et fait Ulicia ! Grâce à son pouvoir, il était en permanence dans l'esprit de chacune des soeurs, s'informant de ce qu'elles disaient, pensaient ou projetaient. Mais là, marcher dans les rêves ne lui avait pas permis d'espionner Ulicia.
Pour la première fois depuis qu'il la dominait, la soeur avait eu un secret pour lui.
Encore que... Et s'il répugnait simplement à dire à voix haute ce qu'il savait déjà ? Poser des questions dont il connaissait les réponses était un de ses petits jeux favoris. Et quand il surprenait ainsi quelqu'un en flagrant délit de mensonge, sa fureur n'avait pas de limite.
La veille, fou de rage, il avait étranglé de ses mains un prisonnier qui niait avoir volé un peu de nourriture sur un plateau. Aussi musclé que le plus costaud de ses gardes du corps, l'empereur n'avait eu besoin que d'une main pour broyer la trachée-artère de sa victime.
Attendant patiemment que Jagang le Juste en ait terminé, les autres esclaves s'étaient ensuite hâtés de faire disparaître le cadavre...
Se détournant d'Armina, Jagang se pencha sur Ulicia, la prit par les cheveux et la força à se relever.
― Que t'arrive-t-il, stupide femelle ?
Les yeux révulsés, la Soeur de l'Obscurité continua à marmonner des propos incohérents.
La prenant par les épaules, Jagang la secoua comme un prunier. À la façon dont la tête de la soeur oscillait de droite à gauche, Kahlan se demanda si elle n'allait pas finir la nuque brisée.
Loin de l'inquiéter, cette idée ravissait la jeune femme. Une soeur morte, cela faisait pour elle une tortionnaire de moins ― pas un petit profit, dans les circonstances actuelles.
― Excellence, osa souffler Armina, nous avons besoin d'elle, si je puis me permettre de vous le rappeler. (Jagang la foudroyant du regard, elle ajouta :) C'est la joueuse !
L'empereur ne parut pas ravi de la remarque, mais il ne la contesta pas ― sa façon à lui de l'approuver.
― Le premier jour..., marmonna Ulicia.
– Le premier jour de quoi ? s'écria Jagang.
― De l'hiver... Oui, de l'hiver... De l'hiver...
Le front plissé, Jagang interrogea du regard tous les témoins de la scène, comme s'il leur demandait des explications.
Un des soldats désigna l'entrée du pavillon.
― C'est l'aube, Excellence...
― L'aube de quoi ?
― Du premier jour de l'hiver...
L'empereur lâcha Ulicia, qui s'écroula sur le sol couvert d'un épais tapis.
― C'est vrai..., dit simplement l'empereur.
À travers les fentes du rabat, Kahlan vit que le ciel se colorait de rose. Devant le pavillon, des dizaines de soldats d'élite formaient un périmètre de sécurité autour du fief de l'empereur. Aucun de ces hommes ne pouvait voir Kahlan, mais ils étaient accompagnés de quelques « gardes spéciaux »
parfaitement aptes à la repérer. Leur mission principale était d'empêcher la prisonnière de sortir seule du pavillon. Et ils s'en acquittaient avec une efficacité agaçante.
Se roulant sur le sol, Ulicia murmura :
― Un an... un an... un an...
― Eh bien quoi, un an ? rugit Jagang.
Malgré leur entraînement, quelques gardes ne purent s'empêcher de reculer d'un pas, comme s'ils voulaient échapper à la fureur de leur maître.
Ulicia s'assit et se balança d'avant en arrière comme une enfant terrorisée.
― Tout recommence... Une année de nouveau... Il faut repartir de zéro. Oui, un an...
― Armina, que signifient ces âneries ? cria Jagang.
Excellence, je... Eh bien, pour être franche, je n'en suis pas sûre...
― Tu mens ! cracha Jagang.
De plus en plus blême, la Soeur de l'Obscurité se mordilla la lèvre inférieure.
― Ce que je veux dire... Excellence, je pense qu'elle parle des boîtes d'Orden.
Après tout, elle est la joueuse...
L'empereur eut une grimace excédée.
– Nous savons déjà que nous avons un an pour ouvrir la bonne boîte... Il en est ainsi depuis que Kahlan a volé les boîtes dans le Jardin de la Vie.
― Un nouveau joueur ! cria Ulicia. Le compte à rebours est relancé parce qu'il y a un nouveau joueur.
Jagang parut sincèrement surpris par les paroles de la soeur.
Comment celui qui marche dans les rêves pouvait-il être étonné par les propos d'une de ses marionnettes ? Kahlan n'aurait su le dire, mais une constatation s'imposait : pour l'heure, soeur Ulicia était hors de portée du pouvoir de l'empereur.
Sauf si celui-ci jouait au chat et à la souris avec ses proies... En bon stratège, Jagang laissait souvent planer un doute sur ce qu'il savait et ce qu'il ignorait ― et sur l'étendue réelle de son pouvoir. A priori, Kahlan l'estimait incapable de s'introduire dans son esprit. Mais il pouvait s'agir d'un piège, afin de lui faire baisser sa garde, et elle en avait parfaitement conscience. En fait, il savait peut-être tout de ses pensées les plus intimes...
Au fond d'elle-même, Kahlan savait qu'il n'en allait pas ainsi. Pourquoi croyait-elle dur comme fer que Jagang n'était pas capable d'espionner ses pensées ? Elle n'aurait su le dire, mais un faisceau de petites preuves militait en ce sens.
― Comment peut-il y avoir un nouveau joueur ? demanda Jagang, le son de sa voix glaçant les sangs d'Armina.
Pour répondre à la question de l'empereur, elle dut déglutir plusieurs fois.
― Excellence, nous ne détenons pas les trois boîtes... Deux sont en notre possession, mais il y a la troisième ― celle qu'Ulicia avait confiée à Tovi.
― Veux-tu parler de la boîte qui a été volée à cause de l'incurie d'Ulicia ? Si elle n'avait pas chargé Tovi de s'en aller à l'autre bout du monde avec, nous n'en serions pas là...
Au bord de la panique, Armina braqua un index accusateur sur Kahlan.
– C'est sa faute ! Si elle avait obéi aux ordres et rapporté les trois boîtes en même temps, rien de fâcheux ne serait arrivé. Mais cette idiote n'a pas su s'acquitter d'une mission pourtant très simple. Tout est sa faute, c'est certain !
Ulicia avait ordonné à Kahlan de cacher les boîtes dans son sac à dos et de les lui rapporter. Le sac étant trop petit, la prisonnière était revenue avec une boîte et avait proposé de retourner chercher les autres dans la foulée. Outrée par l'impudence de son esclave, Ulicia l'avait rouée de coups pour la punir d'être si impuissante face aux lois absurdes de la nature. Quand trois objets volumineux ne pouvaient pas entrer dans un paquetage, on se débrouillait pour trouver une solution innovante et originale.
Kahlan s'était laissé tabasser sans se donner la peine de plaider sa cause.
S'entêter à vouloir raisonner avec des fous furieux finissait par devenir débilitant, quand on n'y prenait pas garde.
Jagang jeta un bref coup d'oeil à Kahlan, qui soutint impassiblement le regard pourtant terrifiant de son très probable bourreau.
L'empereur se tourna ensuite vers Armina, qui avait verdi de terreur.
― Ulicia a remis dans le jeu les boîtes d'Orden, ce qui fait d'elle la « joueuse ».
Et après ?
― Un autre joueur ! cria Ulicia, toujours couchée par terre non loin de l'empereur. Il y en a deux, maintenant ! L'année doit repartir de zéro... Mais c'est impossible ! Oui, impossible !
La soeur bondit en avant en gesticulant comme si elle voulait attraper quelque chose. Bien entendu, ses doigts se refermèrent sur le vide. Le souffle court, elle se rassit par terre et se couvrit le visage avec les mains ― la réaction d'une personne dépassée par les événements qui se déroulaient sous ses yeux.
Jagang s'immergea dans une courte mais profonde réflexion.
― Deux personnes peuvent-elles remettre les boîtes dans le jeu en même temps ? demanda-t-il quand il eut terminé.
Armina hésita à répondre ― après tout, comment savoir s'il ne s'agissait pas encore d'un piège ? ― et finit par opter pour le silence.
― Il a disparu ! cria soudain Ulicia en se frottant les yeux.
― Qui ? demanda Jagang.
― Je n'ai pas vu son visage... Il se tenait devant moi, ici, mais il s'est volatilisé.
Et j'ignore de qui il s'agissait, Excellence.
La Soeur de l'Obscurité semblait rudement éprouvée par sa mésaventure.
― Qu'as-tu vu ? lui demanda Jagang.
Comme une marionnette dont on tire les ficelles, la Soeur de l'Obscurité se releva, les yeux écarquillés de douleur. Du sang coulait d'une de ses oreilles, remarqua Kahlan.
― Qu'as-tu vu ? répéta l'empereur.
Ce n'était pas la première fois que Kahlan le voyait torturer une soeur. De toute évidence, l'esprit d'Ulicia lui était de nouveau accessible et il ne se privait pas d'en tirer parti.
― Quelqu'un..., souffla Ulicia. Excellence, il y avait quelqu'un sous le pavillon.
Cet inconnu m'a révélé l'existence d'un nouveau joueur. À cause de ça, a-t-il ajouté, l'année devait repartir de zéro.
― Ce nouveau joueur manipule la magie d'Orden ?
Ulicia hocha timidement la tête.
― Oui, Excellence... Quelqu'un d'autre que moi a remis les boîtes dans le jeu.
Le compte à rebours repart de zéro, nous en sommes avertis. À partir d'aujourd'hui, alors que commence l'hiver, nous avons un délai d'un an pour agir.
Plongé dans de sombres pensées, Jagang se dirigea vers la sortie. Deux de ses gardes du corps écartèrent le rabat, lui permettant de se retrouver à l'air libre sans avoir à marquer de pause. Sachant que la punition serait immédiate dans le cas contraire ― toujours le funeste collier ―, Kahlan emboîta le pas à son tortionnaire. Derrière elle, les deux Soeurs de l'Obscurité suivirent le mouvement.
Les soldats d'élite qui veillaient sur le pavillon s'écartèrent pour laisser passer Jagang. Les autres soldats ― ceux qui voyaient Kahlan ― collèrent aux basques de la prisonnière.
Alors qu'elle marchait derrière l'empereur, la jeune femme se frotta les bras pour se réchauffer, car il faisait plutôt frisquet. À l'ouest, une véritable muraille de nuages barrait l'horizon. Malgré la puanteur du camp, on sentait dans l'air l'odeur caractéristique d'un orage imminent.
À l’est, en revanche, les rares cumulus très effilochés se coloraient de rose à l'approche de l'aurore.
Muré dans son silence, Jagang étudiait l'immense haut plateau qui se dressait dans le lointain. Le socle majestueux sur lequel trônait le Palais du Peuple, si grand qu'il évoquait davantage une ville qu'une résidence royale.
C'était le coeur même du pouvoir en D'Hara, et le dernier bastion qui empêchait l'Ordre Impérial de dominer le monde et de bourrer le crâne des gens avec sa propagande.
L'armée de Jagang s'était installée dans les plaines qui entouraient le haut plateau, le coupant ainsi de toute assistance extérieure.
Sous les premiers rayons de soleil, les tours, les colonnes et les murs de marbre commençaient déjà à briller. Une vision d'une beauté à couper le souffle...
Pour les zélateurs de l'Ordre, militaires comme civils, cette beauté n'était rien.
Le coeur rongé par la jalousie et la haine, ces fanatiques rêvaient de détruire ce somptueux témoignage de la grandeur humaine. Sous leur règne, aucune création de cette envergure ne risquait de voir le jour, on pouvait en être sûr.
Kahlan était entrée dans le palais du seigneur Rahl. Pas de son plein gré, mais contrainte et forcée par les soeurs, qui entendaient lui faire voler les boîtes d'Orden. Malgré ces conditions peu propices, la jeune femme avait été émerveillée par la beauté du complexe. Et naturellement, elle avait détesté devoir s'emparer des artefacts. Pour commencer, ils n'appartenaient pas aux soeurs, et de toute façon, elles voulaient s'en servir pour faire le mal. À la place des trois boîtes, Kahlan avait laissé son bien le plus précieux. Une statuette de femme... Les poings sur les hanches, la tête inclinée en arrière, cette héroïne semblait vouloir lancer un défi au ciel.
Très souvent, Kahlan se demandait d'où elle avait pu tenir une telle merveille.
Un mystère de plus sur une très longue liste...
Se défaire de la statuette lui avait brisé le coeur, mais elle n'avait pas pu faire autrement, car sinon, les deux dernières boîtes ne seraient pas entrées dans son sac à dos. Et si elle ne les avait pas rapportées, Ulicia l'aurait tuée, c'était certain. Même si elle adorait la statuette, Kahlan tenait plus encore à la vie.
En outre, elle espérait que le seigneur Rahl, en découvrant l'oeuvre d'art, comprendrait qu'elle était désolée de l'avoir détroussé.
Ayant capturé les soeurs sur ces entrefaites, Jagang était désormais en possession des boîtes. Enfin, de deux d'entre elles. Sur ordre d'Ulicia, Tovi était partie avec la première, laissant ses compagnes au palais. Aujourd'hui, elle était morte et cette boîte manquait toujours à l'appel.
Depuis que Kahlan avait tué Cecilia, Ulicia et Armina étaient les seules survivantes du petit groupe de soeurs qui l'avait capturée. Hélas, Jagang avait d'autres Soeurs de l'Obscurité sous son contrôle, sans parler d'un petit contingent de Soeurs de la Lumière.
― Qui aurait pu remettre une boîte dans le jeu ? demanda soudain Jagang.
Le regard toujours rivé sur le palais, posait-il une question à son entourage ou se parlait-il tout simplement à lui-même ?
Ulicia et Armina échangèrent un regard perplexe. Les gardes du corps, eux, ne bronchèrent pas. Quant aux soldats chargés de surveiller Kahlan, ils remplissaient leur mission et trouvaient ça largement suffisant. Le plus proche de Kahlan ne la quittait pas des yeux et ne manquait jamais de la gratifier d'une moue méprisante chaque fois qu'elle le regardait. D'une remarquable stupidité, cet homme pensait que l'arrogance pouvait avantageusement remplacer le savoir et les compétences.
― Pour remettre une boîte dans le jeu, répondit enfin Ulicia, il faut contrôler les deux facettes de la magie...
― Et à part les Soeurs de l'Obscurité que vous détenez, Excellence, intervint Armina, je ne vois pas qui en serait capable...
Jagang jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule. Le garde de Kahlan n'était pas le seul à se « donner des airs » pour dissimuler sa médiocrité.
L'empereur était beaucoup plus malin que la Soeur de l'Obscurité. Imbue d'elle-même comme toutes ses compagnes, Armina ne s'en était pas avisée, et ça finirait par lui jouer un mauvais tour. Cela dit, elle savait déchiffrer certaines expressions de l'empereur ― en particulier lorsqu'il pensait que quelqu'un lui mentait.
Dans ces cas-là, le plus raisonnable était de se taire et de croiser les doigts.
Ou, quand on était plus futée qu'Armina, comme Ulicia, d'essayer de noyer le poisson en disant... la vérité.
― Deux personnes maîtrisent toutes les facettes de la magie, Excellence. Deux et pas une de plus !
― Richard Rahl ! s'écria Armina, lançant l'accusation la plus susceptible de plaire à son nouveau maître.
― Richard Rahl..., répéta Jagang, la voix vibrant d'une haine froide et calculatrice. Bien entendu...
― Ou Nicci, Excellence, osa rappeler Ulicia. L'unique soeur en liberté qui contrôle la Magie Soustractive.
Jagang se retourna, étudia un moment la soeur puis contempla de nouveau le palais qui brillait comme un phare dans le lointain.
― Nicci est informée de tout ce que vous avez fait, espèce d'idiotes !
Armina en cilla de surprise ― et comme d'habitude, elle ne put s'empêcher de parler.
― Comment est-ce possible, Excellence ?
Jagang croisa les mains dans son dos. Avec ses larges épaules et son cou musclé, cet homme avait des allures de taureau. Les poils bouclés qui couvraient sa poitrine, contrastant avec son crâne rasé, renforçaient encore son apparence bestiale.
― Nicci était auprès de Tovi au moment de sa mort... Après qu'on eut poignardé votre imbécile d'amie pour lui voler la boîte... Je n'avais pas vu la Maîtresse de la Mort depuis un sacré bout de temps. Sa réapparition m'a sacrément surpris, vous pouvez me croire. J'étais dans l'esprit de Tovi, et j'ai assisté à toute la scène... Comme vous deux, jusqu'à ces derniers temps, la moribonde ignorait que j'étais présent dans son esprit.
» Nicci non plus ne savait pas que j'étais là...
» Elle a interrogé Tovi, la torturant pour qu'elle lui révèle tes plans, Ulicia.
Elle lui a aussi raconté qu'elle brûlait d'envie d'échapper à mon contrôle, comme vous l'aviez fait ― enfin, comme vous pensiez l'avoir fait... Elle a fini par gagner la confiance de Tovi, qui lui a tout révélé. Cette idiote a parlé de la Chaîne de Flammes, du vol des boîtes d'Orden, avec l'aide de Kahlan, et de la manière dont elles fonctionneraient en harmonie avec le sort d'oubli... Bref, elle a tout déballé.
De plus en plus blême, Ulicia parvint à souffler :
― Dans ce cas, c'est peut-être bien Nicci qui a remis la boîte dans le jeu... De toute façon, c'est elle ou Richard...
― Ou les deux ensemble..., dit Armina.
Jagang ne daigna pas donner son avis.
― Si je puis me permettre, Excellence, demanda Armina en se penchant très légèrement en avant, comment se fait-il que vous ne puissiez pas...
Enfin, pourquoi Nicci n'est-elle pas avec vous ?
L'empereur riva sur l'impudente ses yeux uniformément noirs. Dans ces deux lacs obscurs, des ombres plus foncées que la nuit parvenaient à danser un ballet menaçant.
― Elle était à mes côtés, mais elle ma quitté... Pour elle, le lien avec le seigneur Rahl a rempli son office, sans doute parce que son serment était sincère. Le vôtre ne pouvait pas vous immuniser contre mon pouvoir, parce qu'il n'était qu'un mensonge de plus...
» Pour une raison qui me dépasse, Nicci a vraiment juré allégeance au seigneur Rahl. En agissant ainsi, elle a renié les idéaux de toute une vie et renoncé à sa mission sacrée !
Jagang bomba le torse, revêtant symboliquement le manteau de calme et d'autorité du chef suprême de l'Ordre.
― Pour Nicci, le lien fut efficace, et je ne peux plus entrer dans son esprit.
Armina se pétrifia. Pour une fois, ce n'était pas de terreur, mais de stupéfaction.
Ulicia parut beaucoup moins déconcertée.
― En y repensant, ce n'est pas surprenant... Au fond, je sais depuis le début qu'elle aime Richard. Elle ne l'a jamais dit aux autres Soeurs de l'Obscurité, bien sûr, mais ça tombait sous le sens ! Au Palais des Prophètes, elle a consenti à d'incroyables sacrifices pour faire partie des six formatrices du Sourcier.
» C'est moi qui l'ai nommée, et le prix qu'elle a payé pour obtenir ce poste a éveillé mes soupçons. La plupart des autres soeurs étaient motivées par la cupidité. En d'autres termes, elles voulaient voler le don hors du commun de cet homme. Nicci s'en fichait. Comme je trouvais ça étrange, j'ai gardé un oeil sur elle...
» Elle ne s'est jamais trahie... En fait, je pense qu'elle n'avait pas conscience de ses sentiments, à l'époque... Mais il y avait cette lueur, dans ses yeux...
Elle l'aimait, c'est évident ! En ce temps-là, je n'ai pas compris, parce qu'elle prétendait haïr le Sourcier et tout ce qu'il représentait. Mais c'était un leurre.
Dès cette époque, elle était amoureuse de Richard.
Jagang était rouge de colère. Absorbée par ses souvenirs, Ulicia ne s'en était pas aperçue. Pour la prévenir, Armina lui tapota discrètement le bras.
Levant les yeux, Ulicia vit enfin que l'empereur bouillait de rage. En femme avisée, elle tenta de rattraper sa gaffe.
― Mais au fond, elle ne s'est jamais trahie, et il se peut que mon imagination me joue des tours. Bien sûr, c'est ça ! Je délire... Nicci détestait Richard. Elle voulait sa mort et abominait tout ce qu'il défendait ou chérissait.
Enfin, où avais-je la tête ? Elle le vomissait, bien entendu...
Consciente que son babil tombait dans l'oreille d'un sourd, Ulicia se força au silence.
― Je lui ai tout donné..., rugit Jagang. J'en ai fait l'équivalent d'une reine !
Moi, Jagang le Juste, je lui ai conféré le pouvoir d'être le bras armé de la Confrérie de l'Ordre. Tout le monde l'appelait la Maîtresse de la Mort, et c'est grâce à moi qu'elle a pu se parer de ce titre ! Quel crétin j'ai été de laisser tant de mou à sa chaîne... En guise de remerciements, elle m'a trahi pour ce chien !
Kahlan n'aurait jamais cru assister un jour à ce spectacle : Jagang miné par la jalousie ! Et pourtant...
Habitué à prendre tout ce qu'il désirait, il n'essuyait jamais de refus. Sauf dans ce cas précis, parce que le coeur de Nicci, de toute évidence, appartenait au seigneur Rahl.
Chassant de son esprit les sentiments contradictoires qu'elle éprouvait pour Richard Rahl ― alors qu'elle ne l'avait jamais rencontré ―, la jeune femme recommença à épier tous les faits et gestes de ses gardes spéciaux.
― Mais je la récupérerai ! jura Jagang en serrant le poing. Très bientôt, j'aurai écrasé la résistance impie dont l'âme perverse se nomme Richard Rahl. Alors, je m'occuperai de Nicci. Et elle paiera pour ses péchés...
Eh bien, Kahlan avait au moins un point commun avec Nicci : la haine féroce et inextinguible de l'empereur, qui rêvait de lui faire subir les pires tourments.
― Et les boîtes d'Orden, Excellence ? demanda Ulicia.
― Ma petite chérie, je me moque que ce pourceau ― ou cette traîtresse ― ait réussi à remettre les boîtes dans le jeu. Ça ne leur servira pas, de toute façon !
(D'un pouce, Jagang désigna Kahlan.) Je détiens la clé qui nous permettra de mettre le pouvoir d'Orden au service de l'Ordre Impérial.
» Le droit est de notre côté ! Et le Créateur aussi. Lorsque nous déchaînerons le pouvoir d'Orden, la magie sera rayée de la surface du monde.
Alors, l'humanité tout entière devra s'incliner devant la sagesse infinie de l'Ordre. La justice divine sera universellement appliquée et nul ne pourra lui échapper.
» Ce sera une nouvelle naissance pour l'humanité. L'aube d'un âge où la magie ne souillera plus l'âme des innocents. Dans ce monde nouveau, tous les hommes seront égaux et se réjouiront de contribuer à la gloire ultime et éternelle de l'Ordre. Ainsi que l'a voulu le Créateur, nous vivrons tous afin de servir nos frères humains, et l'harmonie régnera à jamais.
― Bien sûr, Excellence ! s'écria Armina, pressée de rentrer dans les bonnes grâces du tyran.
― Excellence, dit Ulicia, même si notre situation est optimale, comme vous l'avez si bien souligné, il nous faut quand même avoir les trois boîtes.
Sinon, le pouvoir d'Orden ne sera jamais à la disposition de la Confrérie de l'Ordre. En d'autres termes, nous devons retrouver le troisième artefact.
― Ne t'ai-je pas dit que j'étais dans l'esprit de Tovi ? Qui sait, j'ai peut-être une idée sur l'identité de son agresseur ?
Cette fois, les deux soeurs parurent plus curieuses qu'étonnées.
― C'est vrai, Excellence ? ne put s'empêcher de demander Armina.
― Mon père spirituel, le frère Narev, avait une amie qu'il voyait de temps en temps... Je crois qu'elle n'est pas étrangère à ce vol.
Ulicia ne parut pas convaincue.
― Vous pensez qu'une amie de la confrérie pourrait être impliquée dans cette affaire ?
― Ai-je parlé de la confrérie ? J'ai dit « le frère Narev avait une amie »... Par le passé, il m'est arrivé de traiter avec cette femme au nom du frère Narev. À
mon avis, vous avez certainement entendu parler d'elle. On la connaît sous le nom de « Six ».
Armina poussa un petit cri.
Ulicia écarquilla les yeux, la bouche ronde de surprise.
― Six... Excellence, il ne s'agit sûrement pas de la voyante ?
Jagang sourit de son petit effet.
– Donc, j'avais raison, vous la connaissez...
― Eh bien, dit Ulicia, nos chemins se sont croisés un jour, et nous avons eu une sorte de conversation... Très désagréable, dois-je préciser.
Excellence, personne ne peut s'entendre avec cette harpie !
― Eh bien, voilà encore un point sur lequel nous divergeons, ma petite chérie ! Tu n'as rien à offrir à Six, à part ta carcasse à donner en pâture aux monstres cannibales qu'elle élève dans son antre. Moi, je sais ce qu'elle désire... et ce dont elle a besoin. Je peux lui fournir le genre de...
gourmandises... qu'elle cherche. Contrairement à toi, Ulicia, je peux m'entendre avec elle.
― Certes, mais si Richard ou Nicci ont remis la boîte dans le jeu, ça signifie qu'elle est en leur possession. Donc, si votre Six l'a vraiment volée à Tovi, elle n'est déjà plus entre ses mains.
― Tu crois qu'une femme pareille renoncerait à ses désirs les plus brûlants ? à tout ce qu'elle convoite depuis toujours ? Six n'est pas du genre à se laisser détourner de ses objectifs. Ni à permettre qu'on sabote ses plans. Et elle n'est pas commode avec tous ceux qui se dressent sur son chemin. Je me trompe, Ulicia ?
La soeur acquiesça timidement.
– Une voyante aussi puissante et aussi déterminée qu’elle n'oublie jamais un affront et ne laisse aucune injustice impunie. Elle retrouvera « sa » boîte, et ensuite, elle aura affaire à l'Ordre Impérial. Tu vois, tout est sous mon contrôle ! Ce chien de Richard ou cette garce de Nicci ont remis dans le jeu une boîte d'Orden ? Que veux-tu que ça me fasse ? Au bout du compte, l'Ordre triomphera.
Depuis qu'elle avait entendu le nom de Six, Ulicia avait croisé les mains afin de les empêcher de trembler. Toujours très pâle, elle hocha humblement la tête.
― Excellence, je vois que vous avez les choses bien en main...
Ravi que la soeur capitule, Jagang se détourna et claqua des doigts à l'attention d'un des esclaves torse nu qui se tenaient près de l'entrée du pavillon.
― Je meurs de faim ! Le tournoi de Ja'La commence aujourd'hui, et je veux avoir l'estomac bien calé avant d'aller voir les rencontres.
L'homme s'inclina bien bas et souffla :
― Je m'en occupe, Excellence, n'ayez crainte...
Lorsque l'esclave fut parti accomplir sa mission, Jagang tourna la tête vers le camp qui grouillait de monde.
― Nos braves guerriers ont besoin d'un peu de distraction ! L'équipe victorieuse aura le privilège de jouer contre mes champions. Avec de la chance, ils devront transpirer un tout petit peu pour remporter une éclatante victoire...
― Espérons, Excellence ! s'écrièrent en choeur Ulicia et Armina.
Las de leurs flagorneries, Jagang fit signe à un des « gardes spéciaux »
d'approcher.
― C'est toi qu'elle tuera le premier ! lança-t-il.
Le soldat se pétrifia.
― Que... quoi... Excellence ?
Jagang désigna Kahlan, qui se tenait à moins d'un pas derrière lui.
― Elle te tuera le premier, et ce sera mérité.
― Je ne comprends pas, Excellence...
― C'est logique, puisque tu es stupide ! Elle a compté tes pas, espèce de crétin ! Pendant que tu patrouilles, tu fais exactement le même nombre de pas avant de changer de direction. Et juste avant, tu jettes un coup d'oeil à la prisonnière...
» Elle a compté tes pas, imbécile ! Du coup, elle n'a pas besoin de te regarder pour savoir que tu changes de direction. De plus, elle sait que tu la regardes juste avant, par souci de sécurité.
» Quand tu pivotes sur toi-même, c'est toujours vers la droite. À cet instant, le couteau que tu portes sur la hanche droite est à portée de sa main.
L'homme baissa les yeux sur sa ceinture. D'instinct, il posa une main sur le manche du couteau.
― Excellence, je ne la laisserai pas me voler mon arme, sachez-le !
― Tu te crois capable de l'arrêter ? Elle sait que c'est faisable, et l'occasion se présente à elle toutes les cinq minutes. Quand elle agira, tu ne t'apercevras de rien. Crois-moi, elle choisira le bon moment !
― Mais je...
― Rien du tout ! Tu jetteras un coup d'oeil, elle sera en train de regarder ailleurs, et pendant ton demi-tour, elle te volera ton couteau. Une fraction de seconde plus tard, elle te l'enfoncera dans un rein. Avant d'avoir compris ce qui t'arrive, tu seras en partance pour le royaume des morts.
Malgré le froid, de la sueur ruisselait sur le front du type.
Jagang regarda Kahlan, qui ne bougea pas un cil.
L'empereur se trompait. L'imbécile mourrait le deuxième. Tuer un crétin n'étant jamais bien difficile, elle s'attaquerait à l'autre homme qui marchait de droite à gauche à côté d'elle. Celui-là était très intelligent, et elle ne devrait pas lui laisser de latitude, quand elle passerait à l'action.
Où qu'elle soit, la jeune femme passait le plus clair de son temps à mettre au point un plan d'évasion. Même si l'endroit et le moment n'étaient pas propices, elle s'était livrée à cet exercice...
Non, elle n'aurait pas tué en premier le crétin congénital. En revanche, elle lui aurait volé son couteau, comme Jagang l'avait dit. Mais elle se serait ensuite attaquée à l'autre type, parce que sa vivacité d'esprit le rendait beaucoup plus dangereux que son camarade.
Ses anges gardiens étaient censés l'empêcher de s'évader. Mais ils n'avaient pas l'autorisation de l'abattre. Lorsque le « futé » aurait tenté de l'arrêter, lui trancher la gorge avec le couteau n'aurait présenté aucune difficulté. Ensuite, tandis qu'il se serait écroulé, elle aurait effectivement enfoncé la lame dans le rein de l'imbécile.
― Bravo..., lâcha froidement Kahlan. Vous m'avez parfaitement percée à jour...
Jagang cilla presque imperceptiblement.
La preuve qu'il se demandait si elle disait la vérité... ou le roulait dans la farine.