Chapitre 32
Tandis qu'il rafraîchissait les peintures de guerre de ses joueurs, Richard s'efforça de ne pas montrer combien ses blessures le torturaient. Rien ne devait déconcentrer les hommes, si peu de temps avant la rencontre décisive.
Une des chevilles du Sourcier lui faisait un mal de chien. Son épaule gauche l'élançait et les muscles de son cou étaient atrocement douloureux ―
pas de quoi s'étonner, après avoir encaissé tant de coups de poing... Après la bagarre, il n'avait bien entendu pas réussi à s'endormir. Unique point encourageant, il n'avait rien de cassé.
Mobilisant toute sa volonté, Richard chassa la souffrance et la fatigue de son esprit. Qu'importaient ses bobos et le manque de repos ! Il avait une mission à accomplir, et une seule chose comptait : réussir !
S'il échouait, il aurait l'éternité pour se reposer.
― Aujourd'hui, dit Léo le Roc, nous aurons l'occasion de nous couvrir de gloire.
Richard prit entre le pouce et l'index le menton de son ailier droit, l'orientant pour mieux voir les motifs qu'il retouchait.
En silence, il plongea son index dans la peinture et ajouta une rune de vigilance aux divers symboles de puissance qui ornaient les joues de Léo.
S'il avait connu une rune de bon sens, il l'aurait bien dessinée en grand sur le crâne rasé de son ami !
― Pas vrai, Ruben ? Ce sera peut-être notre jour de gloire.
Les autres joueurs tendirent l'oreille, très intéressés par la réponse de leur marqueur.
― Léo, tu es bien plus malin que ça ! Oublie donc ces histoires de gloire.
Richard interrompit son travail et regarda tour à tour chacun de ses équipiers.
― Oubliez-les aussi, les gars ! On se fiche de la gloire ! Les joueurs de Jagang ne sont pas en train de rêver d'un triomphe ― ils se demandent comment vous tuer le plus vite possible. Vous m'entendez ? Ils veulent vous abattre, un point c'est tout.
» Aujourd'hui, nous allons lutter pour survivre. Le seul trophée qui m'intéresse, c'est la vie. Voilà toute la gloire que je vous souhaite à tous.
Léo parut ne pas en croire ses oreilles.
― Ruben, après ce que t'ont fait ces types, cette nuit, tu dois avoir envie de te venger.
Tous les joueurs étaient informés de l'agression. Léo leur avait raconté comment leur marqueur avait tenu tête à cinq colosses. Richard ne l'avait pas contredit, mais il avait soigneusement caché ses blessures. Les gars devraient se concentrer sur le jeu et sur leur propre survie, pas se demander si leur attaquant de pointe était en état de jouer.
― Je veux gagner, dit Richard, mais pas pour la gloire, et encore moins pour me venger. Je suis un esclave contraint de jouer au Ja'La. Si nous gagnons, je vivrai, c'est aussi simple que ça. C'est l'essentiel : survivre. Qu'ils soient des prisonniers ou des soldats, des joueurs meurent chaque jour.
De ce point de vue, nous sommes tous égaux. Le seul véritable triomphe, c'est de vivre un jour de plus.
Plusieurs prisonniers acquiescèrent.
― Tu ne crains pas un peu les conséquences d'une victoire sur l'équipe de Jagang ? demanda Bruce, l'ailier gauche de Richard. Infliger une défaite à ces joueurs n'est peut-être pas une bonne idée. Ils représentent l'Ordre Impérial et l'empereur lui-même. Les vaincre risque de passer pour une preuve d'arrogance. Qui sait ? on nous accusera peut-être d'avoir commis un sacrilège.
Tous les regards se braquèrent sur Richard.
― Sous le règne de l'Ordre, ne sommes-nous pas tous égaux ? Aurais-je mal compris quelque chose ?
Bruce ne sut d'abord pas comment prendre cette saillie. Puis il eut un grand sourire.
― Tu as raison, Ruben. Ce sont des hommes comme nous, rien de plus. Nous devons gagner, je crois...
― Je le crois aussi...
Comme Richard le leur avait appris, tous les hommes poussèrent le cri de guerre de l'équipe. Un rituel un peu dérisoire, certes, mais très utile pour cimenter le groupe. Malgré leurs différences, tous les joueurs avaient un objectif commun et ils devraient s'unir pour l'atteindre.
― Nous n'avons jamais vu jouer les hommes de l'empereur, rappela Richard.
En revanche, ils nous ont observés. En règle générale, les équipes ne changent pas de stratégie d'une rencontre à l'autre. Du coup, ils s'attendront à nous voir jouer comme d'habitude. Et nous allons tirer un avantage de cette analyse trop superficielle.
» Mémorisez bien les tactiques correspondant à nos nouveaux signaux. Ne confondez surtout pas avec notre ancien code, c'est compris ? Ces nouveautés nous permettront de déstabiliser nos adversaires. Que chacun se concentre sur son rôle, et ça nous rapportera des points.
» Surtout, n'oubliez pas que ces hommes, en plus de chercher la victoire, tenteront de nous blesser. Les équipes précédentes s'en abstenaient depuis notre démonstration de la première rencontre. Mais ces joueurs sont différents. Ils savent qu'une défaite équivaut pour eux à une condamnation à mort. C'est le sort qu'a connu la précédente équipe de Jagang. Ne vous attendez pas à un jeu loyal. Ces types chercheront à nous faire exploser le crâne.
» Ils voudront nous éliminer les uns après les autres, n'en doutez pas.
― Tu seras leur cible prioritaire, dit Bruce. Le marqueur est l'homme-clé d'une équipe. La preuve, ils ont tenté de t'empêcher d'entrer sur le terrain aujourd'hui.
― Très bonne analyse... Mais étant l'attaquant de pointe, j'aurai Léo et toi pour me protéger. Les autres devront compter uniquement sur euxmêmes.
Nos adversaires sont malins, et ils commenceront peut-être par s'en prendre à vous, les gars. Ne baissez jamais votre garde, protégez-vous les uns les autres et n'hésitez pas à intervenir chaque fois que c'est nécessaire.
Dans le lointain, on entendait la clameur des spectateurs impatients de voir commencer la grande finale. À part les ouvriers contraints de travailler sur le chantier, tous les soldats devaient être concentrés sur la partie. Une infime minorité pourrait la voir, bien entendu, mais les autres supporteurs attendraient que des rapports arrivent jusqu'à eux.
La finale allait cependant être suivie par plus de spectateurs que d'habitude.
Ayant de toute façon besoin de terre pour la rampe, les ouvriers, sur ordre de Jagang, avaient foré une « cuvette » géante dans les plaines d'Azrith. Le nouveau terrain de Ja'La se trouvait au fond, et la circonférence en pente douce de la cuvette permettrait d'accueillir une immense foule de spectateurs.
Richard avait cru que la finale se disputerait dans l'après-midi. Mais plusieurs rencontres de classement, très importantes pour la répartition des places d'honneur, l'avaient précédée. Désormais, il faisait nuit, et l'ultime rencontre se déroulerait à la lueur des torches.
Un spectacle encore plus excitant pour les soldats. Au fond, le Ja'La existait avant tout pour eux, et la construction du grand stade au pied du Palais du Peuple était une façon de leur dire que l'Ordre régnait désormais sur D'Hara
― et par extension, sur le Nouveau Monde.
Richard leva les yeux au ciel et constata qu'il était chargé de nuages. Dès que les derniers rayons du soleil auraient disparu, il ferait très sombre.
Des conditions curieuses pour disputer une rencontre, mais qui ne dérangeaient pas le Sourcier. A vrai dire, c'était même une chance pour lui, car l'obscurité était depuis toujours sa plus fidèle complice. Un guide forestier était souvent amené à arpenter la forêt de nuit, parfois à la seule lumière des étoiles, lorsque la lune se faisait discrète.
Quand on savait « voir », il n'était pas toujours indispensable d'utiliser ses yeux.
Quand il y repensait, Richard aurait juré que son ancienne vie remontait à une éternité. En même temps, il avait l'impression d'avoir quitté la veille sa chère forêt de Hartland.
Quoi qu'il en soit, il en était très loin, désormais. La paix et la sécurité restaient des rêves inaccessibles, tout comme la femme qu'il aimait le plus au monde.
Au moment où il mettait la dernière touche au maquillage de Léo le Roc, Richard vit que le général Karg approchait du cercle de sentinelles. Après leur trahison de la nuit, les soldats n'osaient pas lever les yeux sur leur chef.
En les balayant du regard, le Sourcier remarqua plusieurs visages qu'il ne connaissait pas. Des hommes de confiance de Karg, probablement.
Un solide détachement escortait le général. Des hommes entraînés à surveiller les prisonniers et à s'assurer qu'ils jouaient au Ja'La et rien de plus.
En réalité, ces soldats étaient surtout là pour Richard ― avec mission de le tuer au premier geste suspect.
Quand on le libéra enfin de ses entraves ― après tous les autres ―, le Sourcier put masser sa nuque douloureuse, se soulageant presque instantanément.
Sans son collier et ses chaînes, il se sentit étrangement léger, comme s'il avait été capable de voler. Cette impression étant excellente pour ce qui allait suivre, il s'en imprégna en profondeur.
La clameur des spectateurs, dans le lointain, avait des échos de chant guerrier. La foule espérait voir du sang, comprit Richard.
Eh bien, elle allait être servie !
Quand il emboîta le pas au général, précédant ses joueurs, Richard s'efforça de ne plus entendre le bourdonnement agressif des spectateurs. Pour bien se concentrer, il lui fallait s'isoler de tout.
En chemin, des milliers de soldats firent une haie d'honneur aux futurs combattants. Certains hommes tendaient les bras, cherchant à toucher les héros qui allaient se frotter aux champions de l'empereur.
Plusieurs membres de l'équipe rouge saluèrent joyeusement leurs supporteurs. Étant le plus grand et le plus costaud, Léo le Roc attirait bien entendu tous les regards. Touchant de simplicité et de gentillesse, le colosse répondait à tous les sourires et se réjouissait de tous les encouragements.
Apparemment, la popularité le comblait de joie. Pas par orgueil, comprit Richard, mais parce qu'il adorait être aimé et rendre leur amour aux autres.
Des huées se mêlaient aux applaudissements. L'équipe de Jagang avait aussi ses supporteurs, et ils ne faisaient pas dans la subtilité.
― Tu es nerveux, Ruben ? demanda Karg par-dessus son épaule.
― Oui, répondit très sincèrement Richard.
― Ça ira mieux dès que tu seras en pleine action.
― Je sais...
Dans la cuvette du stade ― qui aurait plutôt mérité l'appellation de
« chaudron » ―, l'excitation des spectateurs était à son comble. La rencontre en nocturne ajoutait encore à la tension ― un îlot de lumière perdu dans un océan de ténèbres, comme lorsqu'un navire approchait d'un phare par une nuit sans lune. Cette « intimité » inciterait les soldats à donner libre cours à leurs plus bas instincts, c'était inévitable.
Les spectateurs chantaient, désormais. Pas des paroles, plutôt une mélopée gutturale conçue pour saluer et encourager les joueurs, certes, mais aussi pour souligner et célébrer l'importance de l'événement. Tapant du pied pour marquer le tempo, des milliers d'hommes composaient une sorte de symphonie primale assourdissante aux effets étrangement euphorisants.
Un appel à la violence ― au fond, oui, il s'agissait d'un chant guerrier, et cela expliquait sans doute pourquoi une partie de Richard y était hautement sensible.
Il se servit de cette humaine faiblesse pour la transformer en force et réveiller au plus profond de lui-même l'enthousiasme d'un combattant certain de défendre une juste cause. Alors qu'il se frayait un chemin parmi les spectateurs, il s'immergea dans sa concentration et devint tout à fait étranger au monde. Isolé dans sa tour d'ivoire intérieure, il y puisa la force d'affronter les épreuves qui l'attendaient.
En un sens, il faisait la même chose quand il tentait d'entrer en contact avec son don. Mais il n'y avait rien de magique là-dedans, c'était l'unique différence...
Quand son équipe eut atteint le fond du chaudron, le général Karg lui ordonna de s'arrêter à un bout du terrain, juste à côté de plusieurs porteurs de torche. Du coin de l'oeil, Richard vit que des archers étaient postés sur tout le périmètre du terrain. D'un côté du rectangle, à mi-distance de deux buts, il repéra la zone dégagée réservée à l'empereur et à sa suite.
Jagang n'était pas là.
Richard en eut aussitôt les entrailles nouées par l'angoisse. Il avait toujours tenu pour acquis que l'empereur assisterait à la finale en compagnie de Kahlan ― et maintenant, de Nicci. Mais la « loge » d'honneur délimitée par des cordes était déserte.
Richard se calma très vite. Le tyran ne pouvait pas se permettre de négliger cette rencontre. Même s'il était en retard, il finirait par se montrer.
À l'autre extrémité du terrain, l'équipe de l'Ordre apparut enfin sous les ovations de la foule. Véritables maîtres du Ja'La, ces joueurs étaient des héros pour la majorité des soudards. Capables d'écraser les adversaires les plus coriaces, ils symbolisaient mieux que personne la puissance et la virilité des combattants de l'Ordre. En les adulant, les bouchers de Jagang s'adoraient eux-mêmes et se paraient de qualités qu'ils étaient loin de posséder.
Alors que Richard et ses équipiers attendaient sans bouger, les dieux du stade de Jagang firent un tour d'honneur sous un déluge d'acclamations hystériques. Leur démonstration de force ravissait la foule, prête à assister à la déroute de l'équipe rouge. Plus subtil, Richard trouva dans cette surreprésentation de confiance un aveu secret de faiblesse et de doute.
Comme il l'avait appris de Zedd, les hommes avaient un besoin irrépressible de dissimuler leurs sentiments, et il ne fallait surtout pas prendre à la lettre ceux qu'ils affichaient trop ostensiblement.
Lorsque les champions de Jagang eurent fini de parader, Karg fit signe aux archers et aux gardes de s'écarter. Puis il ordonna à ses joueurs d'entrer sur le terrain.
Quand Richard passa devant lui, l'officier lui rappela qu'il avait « rudement intérêt à gagner ».
Dès qu'il pénétra dans ce qui était pour lui une arène et non un terrain de jeu, le marqueur des rouges se sentit un peu rassuré. Les applaudissements étaient presque aussi nourris que pour l'équipe adverse. En pratiquant chaque jour un Ja'La agressif, technique et spectaculaire, « Ruben » et ses hommes avaient gagné leur propre contingent de supporteurs.
L'exécution vengeresse d'un marqueur adverse, lors de la première rencontre du championnat, n'avait rien fait pour nuire à la réputation de Richard. Les peintures de guerre jouaient elles aussi un rôle important. Sur la scène du Jeu de la Vie, aucun effet n'était trop théâtral.
Comme Richard l'avait escompté, le public serait très partagé. Et c'était une très bonne chose pour les Rouges de Ruben.
Lorsqu'il étudia les joueurs d'en face, Richard ne put s'empêcher d'avoir des sueurs froides. Tous ces types étaient des géants. Ils lui rappelaient Egan et Ulic, les deux gardes du corps du seigneur Rahl, au Palais du Peuple. En cet instant, il aurait eu sacrément besoin des deux montagnes de muscles à la loyauté sans faille.
Laissant ses hommes près de leur ligne de but, Richard alla rejoindre l'arbitre au centre du terrain. L'attaquant de pointe de Jagang était déjà là. Il faisait une bonne tête de plus que Richard et arborait des épaules nettement plus larges.
Une ligne de chair rougeâtre et boursouflée barrait son visage à l'endroit où la chaîne de Richard l'avait percuté.
Sans quitter du regard le marqueur des rouges, l'homme tira une des pailles que lui présentait l'arbitre.
Puis ce fut autour de Richard. Ayant choisi une paille plus courte, il perdit le tirage au sort. Avec un rictus haineux, son adversaire s'empara du broc et courut souplement jusqu'à sa ligne de but où attendaient ses équipiers.
À les entendre applaudir, on comprenait que les spectateurs étaient satisfaits que l'équipe de Jagang soit la première à pouvoir marquer.
Alors qu'il rejoignait ses équipiers, Richard balaya l'assistance du regard. La tension était encore montée d'un cran. Si la partie se révélait excitante, le stade serait très bientôt un chaudron en ébullition.
Richard se demanda ce qu'il faisait là, victime impuissante d'un Univers devenu fou.
L'espace réservé à l'empereur était toujours désert. Sans Kahlan ― même si elle ne le reconnaissait pas, pour l'instant ―, Richard se sentait à la fois seul au monde et absurdement petit.
L'esprit embrumé, il se plaça en position défensive au milieu de ses hommes.
Dès que la corne sonna, l'équipe adverse, avançant en formation serrée, se rua sur les rouges de Ruben.
De plus en plus abattu, Richard eut du mal à se remémorer ce qu'il fallait faire dans ces cas-là.
Le fer de lance adverse s'enfonça sans aucun problème au coeur du réseau défensif des rouges. Richard tenta de bloquer les deux ailiers qui protégeaient le marqueur, mais il avait réagi trop tard et trop lentement.
Comprenant qu'il avait le champ libre, le marqueur de Jagang gagna la zone de tir, puis lança le broc avec une grâce et une efficacité impressionnantes.
Quelques défenseurs rouges tentèrent d'intercepter le projectile très précisément guidé.
En vain.
Lorsque le broc atterrit au fond d'un des buts rouges, les spectateurs hurlèrent de joie.
Richard venait d'apprendre quelque chose. À l'évidence, les joueurs de Jagang comptaient sur leur taille, leur poids et leur force pour faire voler en éclats la défense adverse. La finesse était le cadet de leur souci.
Alors que l'équipe de l'empereur se préparait à une nouvelle charge, Richard fit à ses hommes un signal très discret.
Juste avant l'impact, la formation défensive se déploya en demi-cercle puis se referma sur les attaquants comme les deux parties d'un étau.
Recourant à des tacles plutôt qu'à des plaquages ― une tactique peu chevaleresque mais très efficace ―, les défenseurs firent tomber plusieurs colosses adverses. L'idée était de percer une brèche latérale dans la formation ennemie. Dès que ce fut réalisé, Richard s'y engouffra pour attaquer directement son homologue.
Le marqueur adverse ne ralentit pas, certain que son poids suffirait à envoyer le joueur rouge valser dans les airs.
Mais Richard n'alla jamais jusqu'au contact. Tendant une jambe, il recourut lui aussi à un tacle.
L'attaquant de pointe de Jagang bascula en avant. Réflexe normal lors d'une chute, il écarta les bras, lâchant le broc.
Comme il le prévoyait depuis le début, Richard le rattrapa au vol.
Après quelques foulées en zigzag, pour esquiver des défenseurs, il jugea inutile d'attirer toute l'équipe adverse sur lui et lança le broc à Léo le Roc, placé en retrait derrière la ligne de défense rouge.
Tout en distançant sans peine une poignée d'adversaires, Léo brandit victorieusement le broc. Un tonnerre d'applaudissements salua ce geste de défi non dépourvu de panache. Ravi d'être ovationné par une partie de la foule, l'ailier droit se retourna brièvement pour narguer les adversaires qui le poursuivaient.
Puis il fit une passe à Richard, qui la réceptionna parfaitement.
En défense, tout l'art consistait à conserver le broc, puisqu'il était inutile de marquer. Devenu la cible prioritaire de l'équipe adverse, Richard dut multiplier les esquives acrobatiques, mais il comprit très vite qu'il ne pourrait pas continuer indéfiniment comme ça.
Alors qu'il échappait à un défenseur, un autre le percuta latéralement. Dès qu'il eut touché le sol, le marqueur des rouges tenta d'estimer la position de ses équipiers autour de lui. Après un plaquage, vouloir garder le broc était très dangereux, car toute l'équipe adverse vous fondait dessus, créant ce qu'on nommait une mêlée ouverte. Le joueur coincé sous cette masse d'adversaire n'en ressortait jamais indemne. Parfois, il y laissait la vie, ou perdait conscience et devait être évacué du terrain.
Repérant Bruce sur sa gauche, Richard lâcha le broc. L'ailier s'en empara, devenant à son tour le gibier numéro un des adversaires.
Un tacle le fit voler dans les airs puis s'étaler de toute sa longueur sur le sol.
Par bonheur, une sonnerie de corne annonça la fin de la période d'attaque.
Les rouges avaient encaissé un point, et ils pouvaient s'estimer heureux de ne pas en avoir perdu un deuxième.
Une fois relevé, Richard alla rejoindre ses hommes, près de la ligne de but rouge.
Il bouillait de rage contre lui-même ! Bon sang ! il n'était pas assez concentré !
S'il continuait à avoir l'esprit ailleurs, il finirait par se faire tuer.
Et s'il ne survivait pas à la rencontre, il ne pourrait rien faire pour Kahlan.
Les Rouges de Ruben, très secoués, tentaient de reprendre leur souffle.
Richard ne les avait jamais vus si découragés.
Bon, il était temps qu'il revienne aux affaires !
― On les a laissés avoir leur moment de gloire, dit-il, mais la petite fête est terminée. Maintenant, on va leur botter les fesses !
Les joueurs sourirent et redressèrent la tête.
Saisissant au vol le broc que venait de lui lancer l'arbitre, Richard harangua très brièvement ses troupes :
― Montrons-leur à qui ils ont affaire, les gars ! D'abord une attaque un-trois, puis l'inverse. C'est compris ? (Il fit le signal correspondant à cette manoeuvre, au cas où quelqu'un ne l'aurait pas entendu.) On y va !
Dès que la corne eut sonné, les rouges adoptèrent une formation en fer de lance ― le fidèle reflet de la première attaque adverse. Personne à l'avant, pas d'ailier détaché : une masse humaine compacte lancée à toute vitesse.
Les joueurs de Jagang parurent ravis de voir ça. L'adversaire adoptait leur tactique favorite. Et sur le plan de la force brute, ils se savaient sans égaux.
Très peu de temps avant le choc, les rouges s'éparpillèrent comme une volée de moineaux.
Déconcertés par cette manoeuvre inédite, les joueurs de l'empereur se regardèrent, incapables d'imaginer que faire face à des adversaires qui couraient partout et en tous sens sur le terrain, évoquant davantage une bande de gosses en récréation qu'une équipe qui dispute la rencontre de sa vie.
Des rires montèrent de la foule.
Zigzaguant comme ses équipiers, Richard tenait le broc calé au creux de son bras. Ses adversaires tardant à s'aviser du danger, il arriva sans encombre à quelques dizaines de pas du quadrilatère de tir.
Deux arrières le chargèrent alors comme des taureaux furieux.
Il accéléra, entra dans la zone, arma son bras et eut le temps de tirer avant qu'un des arrières le percute dans le dos.
Le broc volait déjà dans les airs. Plus rien ne pouvait empêcher qu'il finisse sa course au fond des filets adverses.
Emporté par son élan, le colosse qui avait renversé Richard n'avait pas pu tomber sur lui, l'écrasant ainsi de son poids. Une sacrée chance, parce que la colonne vertébrale du marqueur des rouges aurait eu du mal à encaisser un tel choc.
Richard se releva tant bien que mal, puis il regagna sa ligne de but sous les applaudissements d'une bonne partie des spectateurs.
Les rouges venaient d'égaliser, mais le marqueur n'en avait rien à faire. Il voulait mener au score, pour saper le moral de ses adversaires. La manoeuvre « un-trois » avait un second volet baptisé « trois-un ». Il était temps de l'exécuter.
Le moral regonflé, les joueurs rouges se remirent en formation en fer de lance. Richard leur ayant donné le code et précisé qu'il y aurait une inversion, ils n'avaient pas besoin d'informations supplémentaires.
Dès que l'arbitre eut lancé le broc à leur marqueur, les Rouges de Ruben repassèrent à l'attaque.
Cette fois, alors qu'ils couraient à leur rencontre, les hommes de Jagang s'éparpillèrent au dernier moment afin d'intercepter individuellement chaque « attaquant papillonnant ».
Les rouges restèrent groupés et accélérèrent leur course. Les quelques défenseurs qui se retrouvèrent par hasard sur leur trajectoire ne purent rien faire. Les autres, un instant dépassés, se regroupèrent et entamèrent une poursuite perdue d'avance.
Dans la zone de tir, le dos protégé par le mur que venaient de former ses hommes, Richard propulsa le broc et le regarda se diriger inexorablement vers le but de droite du camp adverse.
Voyant le projectile s'écraser au fond des filets, une partie de la foule explosa de joie. Au même moment, une sonnerie de corne indiqua la fin de cette période d'attaque.
Au centre du terrain, l'arbitre annonça le score. Deux à un pour les Rouges de Ruben.
Mais alors qu'un de ses assistants retournait le sablier, l'arbitre principal tourna la tête, comme si quelqu'un venait de l'appeler.
C'était Jagang, avec Nicci à ses côtés. Un peu en retrait, Kahlan tenait la petite main de Jillian.
L'arbitre approcha de l'empereur, l'écouta quelques secondes durant, puis retourna au centre du terrain.
À la stupéfaction générale, il annonça que le deuxième point était refusé, car le marqueur avait tiré après la sonnerie de corne. En conséquence, le score était ramené à un partout.
Une moitié des spectateurs hurlèrent de rage et l'autre applaudit à tout rompre.
Les hommes de Richard protestèrent, prenant leurs supporteurs à témoin.
Richard vint se camper devant ses équipiers. Craignant qu'ils ne l'entendent pas dans le vacarme, il se passa un pouce sur la gorge afin d'indiquer que c'était fichu.
― On ne peut rien y faire ! cria-t-il. Oubliez ça et concentrez-vous !
Les rouges se turent, mais ils ne cachèrent pas leur fureur. Richard la partageait, mais il savait que ça ne servait à rien. Aucun arbitre ne reviendrait jamais sur une « décision » directement inspirée de l'empereur.
S'il voulait aller jusqu'au bout, le Sourcier allait devoir modifier un peu son plan.―
Rien n'est perdu, rappela-t-il à ses équipiers. Lorsque nous aurons de nouveau l'attaque, on leur fera goûter un bon « deux-cinq » ! C'est compris ?
(Les rouges acquiescèrent.) On ne peut rien contre une injustice, mais il est possible d'empêcher ces tricheurs de marquer. Ensuite, nous irons chercher dans leur camp le point qu'on nous a volé. Oubliez nos malheurs et concentrez-vous sur les minutes à venir. Personne n'a jamais gagné en pleurnichant sur son sort !
Après l'injustice elle-même, la révolte stérile qu'elle provoquait était le pire ennemi de n'importe quel compétiteur. Toujours en colère, les joueurs rouges étaient désormais décidés à faire payer le déni de justice à leurs adversaires.
Cette fois, l'attaque des champions de Jagang se révéla plutôt désordonnée et mollassonne. Encore ravis par leur incroyable « coup de chance », ils manquèrent de conviction, donc d'agressivité, et les rouges n'eurent pas de difficulté à briser leur élan.
Alors que le marqueur adverse gisait sur le sol, un peu sonné, Léo le Roc sortit victorieux de la lutte pour la possession du broc.
Pour ne pas être coincé par les défenseurs, il fit aussitôt une passe à Bruce, qui transmit immédiatement à son marqueur.
Toujours généreux dans l'effort, Richard courut jusqu'à la ligne de tir à deux points. Sous les acclamations de la foule, il tira et réussit un coup magistral à cette distance.
Les spectateurs réagirent comme si les deux points étaient acquis. Une façon de stigmatiser la tricherie précédente, bien entendu.
― Quatre à un ! Quatre à un ! scandèrent les supporteurs des rouges.
Officiellement, on en était toujours à un partout. Moralement, c'était une autre affaire.
L'attaque suivante fut un peu mieux menée. Le marqueur de Jagang parvint à atteindre le quadrilatère de tir et à tenter de marquer, mais un rouge dévia le broc, qui rata le but de très loin.
La corne sonna et les rôles s'inversèrent de nouveau.
Suite à une belle attaque classique, Richard approchait de la ligne de tir lorsqu'un défenseur réussit à le plaquer. Toujours pour éviter d'être écrabouillé sous une mêlée ouverte, le Sourcier préféra transmettre le broc à Léo.
L'ailier droit le saisit au nez et à la barbe d'un défenseur, esquiva deux charges furieuses, entra dans la zone de tir, arma son bras et marqua un point incontestable, même avec la plus mauvaise foi du monde.
L'ailier droit leva les bras en sautant comme un gamin. Sa réaction enchanta les spectateurs, qui lui firent un triomphe.
Richard ne put s'empêcher de sourire devant tant de spontanéité. Alors qu'il se relevait, l'homme qui l'avait plaqué lui décocha un coup de poing entre les omoplates.
Une attaque interdite et parfaitement inutile, sauf quand on désirait entraîner un adversaire dans un corps à corps alors que le broc n'était même pas en jeu.
Richard ne tomba pas dans le panneau.
Tandis qu'il retournait vers sa ligne de but en compagnie de Léo, il lui tapota gentiment l'épaule.
― Bien joué, mon vieux !
― Un moment glorieux pour nous tous !
Richard éclata de rire.
― Oui, très glorieux ! Mais surtout, un point qu'on ne pourra pas nous enlever.
En attendant que l'arbitre lance le broc à leur marqueur officiel, tous les joueurs félicitèrent Léo. Rayonnant de joie, l'ailier droit les remercia en poussant un formidable cri de guerre. Puis il alla prendre sa place sur la droite de Richard, laissant son flanc gauche à Bruce.
Les rouges se remirent en formation et repartirent à l'assaut, visant l'aile gauche adverse. La défense y était plus faible qu'à droite, mais il s'agissait pourtant d'une diversion.
Toujours le même principe : attirer les défenseurs dans une zone, puis les y fixer et attaquer très vite du côté opposé.
Les défenseurs de Jagang ne firent pas ce qu'attendait Richard. Oubliant ce qu'on appelait la « défense de zone », ils foncèrent tout droit sur le fer de lance des rouges.
Dans la configuration présente, cette tactique n'avait aucune chance de neutraliser Richard ou de lui contester sérieusement le broc.
Les défenseurs avaient une autre idée en tête, c'était certain. Voyant que des arrières et des attaquants centraux se plaçaient en soutien de la charge, Richard sentit son sang se glacer.
― Léo, dévisse de là ! cria-t-il.
Le grand ailier choisit au contraire de faire face. Alors qu'il s'apprêtait à repousser ses agresseurs, trois d'entre eux se jetèrent sur le sol, une jambe en avant, afin de le tacler. Un quatrième plongea et enroula son bras autour du cou de sa proie.
Un cinquième homme, lancé comme un bolide, vint percuter le flanc de Léo.
L'essentiel du choc se répercuta dans le cou de l'ailier, fermement maintenu par la prise du quatrième joueur.
Richard eut l'impression que ses jambes continuaient à évoluer au ralenti, comme si rien de tout ça n'était réel.
Une simple illusion induite par l'angoisse, bien sûr.
Le Sourcier parvint en réalité à accélérer sa course.
Mais ça ne servit à rien, car il entendit un craquement sec caractéristique.
La nuque de Léo n'avait pas résisté...