Chapitre 55

Zedd grimaça de douleur, puis il entendit quelqu'un l'appeler une nouvelle fois. Cette voix semblait venir d'un monde très distant qu'il avait quitté définitivement. S'il répondait, il finirait par rouvrir les yeux et il refusait de revenir à la conscience pour subir les outrages de la réalité.

― Zedd ! répéta la voix.

Une main puissante secoua le vieil homme. Agacé, il entrouvrit les yeux, histoire de rester encore un peu dans la douce irresponsabilité de l'inconscience.

Penchés sur lui, Rikka et Tom le regardaient sans dissimuler leur inquiétude.

Du coin de l'oeil, Zedd vit que du sang maculait la tempe gauche du colosse blond.

― Zedd, ça va ?

C'était la voix de Rikka. S'il avait pu parler, le vieux sorcier lui aurait demandé s'il avait vraiment tous les os brisés ou si c'était seulement une impression.

L'angoisse qui se tapissait dans le coin le plus sombre de son âme lui murmura qu'il était en train d'agoniser.

Son ventre lui faisait atrocement mal. C'était là que le sort de Six l'avait frappé.

Quel extraordinaire crétin il était ! Pour avoir déjà rencontré la voyante, il savait à quoi s'attendre et il s'était préparé. Un sorcier de son envergure était en mesure de vaincre une femme pareille.

Oui, à condition d'être un peu attentif ! Comme un imbécile, il s'était laissé surprendre par un sortilège à effet retardé ― une petite surprise qu'elle avait dessinée dans la grotte à son intention, justement. Même si une voyante aurait dû être incapable de recourir à ce type de magie, ne pas avoir envisagé cette possibilité était une faute impardonnable.

Six était une voyante, pas une magicienne, et à ce titre, elle restait vulnérable à certaines armes de Zedd. En puisant dans cet arsenal, il l'avait empêchée de faire un massacre, lors de leur rencontre au coeur de la forteresse.

Tirant une leçon de son échec, Six avait mis au point un piège magique très rusé. Une fois encore, c'était un exploit pour une simple voyante. En d'autres circonstances, le vieil homme se serait extasié devant tant d'ingéniosité. Là, il l'avait plutôt mauvaise...

― Zedd, insista Rikka, ça va ?

― Je crois... Et toi ?

― Eh bien, on nous attendait, c'est sûr... Et je n'ai rien pu faire contre le piège qu'on nous avait tendu.

― Ne te sens pas coupable, c'est la même chose pour moi...

― Vous étiez inconscients tous les deux, intervint Tom, et il y avait trop de soldats pour que je puisse les repousser. Désolé, Zedd, je vous ai laissé tomber au plus mauvais moment possible. J'aurais dû être l'acier qui affronte l'acier.

― Ne dis pas de bêtises ! L'acier a ses limites... J'aurais dû éviter que nous tombions dans ce traquenard.

― Je crains que nous ayons tous été très mauvais, trancha Rikka.

― Et c'est Richard qui en pâtira ! Nous n'avons même pas pu entrer dans la grotte. Pourtant, il faut à tout prix neutraliser ce sort qui le prive de son don.

― Ça risque d'être difficile..., dit Rikka.

― Nous verrons bien... Au moins, nous sommes encore entiers, pour l'instant.

― Jusqu'à ce que Six vienne nous achever.

― Tom, tu as l'art de remonter le moral aux gens !

Avec l'aide de ses deux compagnons, le vieux sorcier parvint à s'asseoir sur le sol.

― Où sommes-nous ? demanda-t-il.

― Dans une cellule, répondit Tom. Les murs sont en pierre lisse, la porte est bardée de fer et le couloir grouille de gardes.

La pièce était assez petite. À part une chaise et un guéridon sur lequel reposait une lanterne, il n'y avait pas de meubles.

― Vous avez vu les poutres, au plafond ? demanda Zedd. Si je parviens à les briser, nous pourrons peut-être sortir par là-haut.

Toujours avec l'aide de ses amis, il se leva, tendit un bras et invoqua son pouvoir pour sonder le plafond.

― Fichtre et foutre ! Six a pensé à tout ! Une barrière magique m'empêche d'accéder aux poutres. Cette voyante est diabolique.

― Il y a autre chose, dit Tom. Les gardes sont pour l'essentiel des soldats de l'Ordre. On dirait bien que Six est dans le camp de Jagang.

― Eh bien, il ne manquait plus que ça...

― Au moins, elle ne nous a pas tués, souligna Tom, pour une fois optimiste.

― Pour l'instant, modéra Rikka.

Plissant les yeux, Zedd étudia plus attentivement le plafond.

― Qu'est-ce que c'est ?

― Quoi ? demanda Tom.

― Regarde ! Il y a quelque chose coincé entre le bout de la poutre et le plafond.

Tom grimpa sur la chaise, tira sur le ballot sombre caché au plafond et finit par le faire tomber. Quand le sac s'écrasa sur le sol, des objets en jaillirent.

― Par les esprits du bien ! s'écria Zedd, c'est le sac de Richard !

Il inspecta rapidement les vêtements qui avaient glissé sur le sol et les remit en place. Remarquant qu'un livre était également tombé du sac, il se pencha et le ramassa.

― C'est un grimoire ? demanda Rikka.

― De quoi traite-t-il ?

Zedd écarquilla les yeux comme s'il avait du mal à croire en ce qu'il voyait.

― Les Secrets du pouvoir d'un sorcier de guerre, lut-il à haute voix.

Rikka émit un sifflement modulé.

― Tu exprimes à merveille ma pensée, dit le vieux sorcier. Où Richard a-t-il déniché un ouvrage pareil ? C'est un trésor inestimable.

― Et qu'est-ce que ça dit sur les pouvoirs du seigneur Rahl ? demanda Rikka avec une impatience de petite fille.

Zedd feuilleta le livre.

― Par les esprits du bien..., murmura-t-il, stupéfié.

Nicci leva les yeux lorsqu'une silhouette se découpa dans l'encadrement de la porte.

C'était Cara.

― Où en êtes-vous ? demanda-t-elle simplement d'une voix qui résonna à peine dans la grande salle.

Nicci ne sut que répondre. La question était bizarre, mais Cara cherchait sans doute à exprimer son inquiétude et sa... solidarité. Pourquoi fallait-il qu'une Mord-Sith fasse enfin montre de délicatesse et de compassion alors que tout était définitivement perdu ?

― Je suis sans ressources, Cara...

― Avez-vous au moins déterminé la cause de la catastrophe ?

― La cause ? Elle ne te paraît pas évidente ? Comme ses conséquences, d'ailleurs...

Cara approcha, son uniforme rouge brillant sombrement comme du sang à la lueur des lampes à huile.

― Le seigneur Rahl va trouver un moyen de revenir, pas vrai ?

Une prière fervente, pas une question...

― Cara, si c'était le cas, il serait ici depuis dix jours...

Nicci ne se sentait pas le coeur de mentir. Une femme comme Cara méritait qu'on lui dise la vérité, si pénible fût-elle.

― C'est ce que vous pensez, Nathan et vous... Mais il lui faut peut-être un peu plus de temps.

Nicci aurait aimé que ce soit si simple...

― Il aurait dû être là le lendemain matin... Puisqu'il n'est pas revenu, ça signifie qu'il n'a pas survécu...

― Il doit revenir ! cria Cara, comme si elle ne voulait surtout pas entendre toute la phrase de Nicci.

La magicienne se demanda comment expliquer une réalité si complexe à quelqu'un qui ne savait pas vraiment quelles forces étaient impliquées dans cette affaire.

― Cara, tu dois me croire, j'aimerais autant que toi qu'il nous revienne. Mais s'il avait survécu, il serait là depuis longtemps. Parce qu'il ne pouvait pas rester dans le royaume des morts, de toute façon...

― Pourquoi ?

― Eh bien, c'est comme plonger au fond d'un lac. On peut retenir sa respiration pendant un moment, mais il faut bien remonter à la surface pour respirer. Si on se prend le pied dans une racine, au fond des eaux, on se noie, tout simplement. Richard n'a pas pu survivre si longtemps en « apnée ».

Puisque nous ne l'avons pas revu, c'est qu'il est...

― Il a pu émerger du royaume des morts ailleurs qu'ici. Autrement dit, remonter à la surface pour respirer à un endroit où on ne l'attendait pas.

Nicci secoua la tête.

― Cara, imagine un lac gelé. Le trou par lequel Richard est entré ― en d'autres termes, le sort dessiné dans le sable de sorcier ― est la seule issue possible. Si elle est perdue, le piège se referme inexorablement sur le voyageur égaré au fond des eaux. Tu vois ce que je veux dire ?

Nicci dut reconnaître qu'elle s'enfonçait. Comment aurait-elle pu convaincre Cara, alors qu'on sentait qu'elle ne savait pas vraiment de quoi elle parlait ?

― S'il a essayé de sortir à un autre endroit, il n'aura pas pu traverser la glace.

Pour revenir chez nous, il avait besoin du « trou » originel. En d'autres termes, du portail qu'il avait ouvert entre deux univers antithétiques. Tu vois ce que je veux dire ?

― En gros, concéda la Mord-Sith, mais je ne comprends pas ce qui s'est passé.

Darken Rahl a pu transiter par le royaume des morts. Pourquoi son fils aurait-il échoué ?

― Eh bien, il y a une explication...

― Laquelle ?

― La bête de sang.

― Elle l'aurait repéré dans le royaume des morts ?

― Non, ici, dans notre monde, pendant qu'il dessinait des sortilèges. Richard a traversé le portail qu'il venait d'invoquer, et le monstre l'a suivi dans le royaume des morts.

― Admettons, mais il l'a sûrement combattu...

― Et comment, selon toi ?

― Je n'en sais rien ! Ai-je dit que j'étais experte en la matière ?

― Richard aussi est un profane. Et dans le royaume des morts, comment se serait-il défendu contre la bête ? Les fois précédentes, il a utilisé son épée ou des champs de force pour la repousser. La dernière fois qu'elle s'est matérialisée dans notre monde, il a pu l'abattre avec un carreau magique.

Mais que pouvait-il lui opposer dans le royaume des morts ? Il était nu comme au jour de sa naissance, Cara, sans aucune arme pour se défendre.

― Si c'est vrai, pourquoi l'avez-vous autorisé à partir ?

― Il avait plongé dans le royaume des morts quand la bête s'y est engouffrée à son tour. Il n'y avait aucun moyen de l'en empêcher ou de prévenir Richard.

― Vous auriez pu le dissuader de s'aventurer dans le royaume des morts.

― Pour invoquer le pouvoir d'Orden, il fallait qu'il le fasse. Sinon, impossible de neutraliser les effets du sort d'oubli ! Et si la Chaîne de Flammes continue de se propager, nous sommes tous perdus. De toute façon, même si je l'avais voulu, je n'aurais pas pu le retenir...

Cara se mit à faire les cent pas devant la table en merisier.

― La nouvelle lune est pour dans quelques jours... Le temps presse, et vous devez tenter quelque chose. Le seigneur Rahl est peut-être toujours au fond du lac, retenant son souffle en attendant de l'aide. Vous savez qu'il n'est pas du genre à abandonner...

― Tu as raison... Je vais retourner dans le Jardin de la Vie et lancer quelques sorts de rappel.

Nicci savait que c'était une idée absurde. Un moyen imparable de perdre son temps, au minimum... Mais agir lui ferait du bien, et ça calmerait Cara, en attendant la fin... De toute manière, elle n'avait rien de mieux à faire...

― Excellente idée ! s'écria Cara. Lancez des sorts et ramenez-nous le seigneur Rahl.

Lorsque les deux femmes sortirent de la bibliothèque, Nicci vit que des soldats de la Première Phalange bloquaient le couloir dans les deux directions. Tous étaient armés d'une arbalète chargée avec un carreau à pointe rouge.

Nathan se frayait un chemin au milieu des combattants d'élite. Dès qu'il aperçut l'ancienne Maîtresse de la Mort, il se dirigea vers elle.

Le prophète semblait d'une humeur particulièrement sinistre.

― Nathan, que se passe-t-il ? demanda Nicci lorsqu'il s'immobilisa devant elle.

― Je suis navré, mon amie, mais c'est la seule solution...

Déconcertée, Nicci regarda les guerriers. Eux aussi semblaient inhabituellement moroses.

― Quelle solution, Nathan ?

― Avant le départ de Richard, nous avons eu une longue conversation. .. Il m'a chargé de sauver les résidants du palais, s'il devait ne pas revenir.

Comme tu le sais, sans lui, nous n'avons pas une chance de vaincre.

― Oui, nous sommes tous au courant de ça...

― Je sais pas mal de choses au sujet des voyages dans le royaume des morts, Nicci... Richard n'a pas commis d'erreur. Il n'aurait pas dû y avoir de problème...

― La bête l'a suivi, dit Cara.

― Je me doutais que c'était un accident de ce genre... Voyez-vous, j'ai étudié la méthode qu'a utilisée Richard.

Cara eut un regain d'espoir.

― Vous avez une idée pour le ramener ? demanda-t-elle. Nicci prévoit de lancer des sorts de rappel. Si vous unissez vos efforts...

La Mord-Sith se tut soudain. Le prophète ne semblait pas d'humeur à tirer des plans sur la comète.

― C'est terminé, Cara... Après si longtemps, il est impossible de récupérer Richard. Il est perdu à tout jamais.

Cara battit des paupières pour refouler ses larmes. Si elle devait croire à cette sentence, à quoi bon continuer de vivre ?

― L'empereur sera bientôt ici, continua Nathan. Le Grand Vide est inévitable, désormais. En revanche, il reste possible d'adoucir le sort des résidants du palais.

― Je comprends, dit simplement Nicci.

― Pour ça, nous devons nous rendre avant la nouvelle lune. Et satisfaire à l'autre condition posée par Jagang.

― Je ne vois pas d'autres possibilités, Nathan, admit Nicci.

― Je suis navré, mon amie... Dans l'état actuel des choses, je dois te mettre aux arrêts en attendant que l'empereur vienne prendre possession du palais et du trophée qu'il réclame par-dessus tout.

Nicci sentit une larme rouler sur sa joue.

Pas pour elle, mais pour tout ce qui était désormais irrémédiablement perdu.

― Les gardes armés d'arbalètes sont superflus..., dit-elle. Je ne résisterai pas.

― Merci de ne pas me compliquer les choses, mon amie, souffla Nathan. Elles le sont déjà assez comme ça...