Chapitre 11
Le torse nu, les joueurs avançaient en file indienne au milieu de deux rangées de gardes qui les visaient avec leur arc. Du premier au dernier, tous les hommes qui se dirigeaient vers le centre du terrain arboraient de bizarres peintures de guerre sur le visage, mais aussi sur la poitrine, les épaules et les bras. On eût dit qu'ils avaient été marqués au rouge par le Gardien du royaume des morts en personne.
Kahlan remarqua que les dessins du premier homme de la file ― le marqueur, supposa-t-elle ― étaient légèrement différents. De plus, deux éclairs jumeaux lui barraient le visage. Partant de chaque tempe, les étranges figures ondulaient au-dessus de ses sourcils, zigzaguaient le long des arêtes de son nez et zébraient chacune de ses joues, la pointe venant titiller le côté de ses mâchoires carrées.
Ce spectacle donna la chair de poule à Kahlan.
Enchâssés dans les circonvolutions des éclairs, deux yeux gris au pouvoir hypnotique regardaient fièrement le monde.
Avec les peintures de guerre ― et surtout les deux éclairs ―, il était difficile de distinguer les traits du marqueur. Stupéfaite, Kahlan comprit que son inconnu avait trouvé un moyen de dissimuler son identité en l'absence de boue.
La prisonnière se retint de sourire, car toute réaction de sa part pouvait attirer l'attention d'un des soudards qui la voyaient. Même si la ruse de son mystérieux allié lui plaisait beaucoup, elle regrettait vraiment de ne pas voir son visage.
L'homme n'était pas aussi grand et aussi musclé que certains joueurs, qui évoquaient davantage des montagnes de chair et d'os que des êtres humains.
D'une taille impressionnante et visiblement très fort, il restait néanmoins parfaitement proportionné.
Soudain, Kahlan s'avisa quelle dévisageait le marqueur avec une insistance des plus gênantes. Tous ceux qui la voyaient risquaient de s'en apercevoir !
À cette idée, la jeune femme s'empourpra.
Pourtant, elle ne put s'empêcher de détourner le regard. C'était la première fois qu'elle pouvait regarder vraiment cet homme, et il ne la décevait pas du tout. Bien au contraire, il correspondait à ses rêves les plus fous. Depuis son apparition, le premier jour de l'hiver semblait beaucoup moins glacial.
Qui était cet homme pour elle ? Qu'avaient-ils en commun ?
Kahlan se força à brider son imagination. Elle ne devait pas se laisser emporter et espérer connaître des sentiments qui lui resteraient à jamais interdits. Un être sans passé n'avait pas d'avenir, c'était aussi simple que cela.
Alors que le marqueur adverse éclatait de rire, l'homme aux deux éclairs vint se camper devant l'arbitre, ses yeux gris rivés sur le meneur de jeu de l'autre équipe.
Comme c'était prévisible, les peintures de guerre passaient aux yeux des soudards pour de la vantardise franchement ridicule. Arborées par des hommes moins grands et moins musclés, elles seraient apparues comme des provocations à laver immédiatement dans le sang. Là, les rieurs se montraient un tout petit peu plus prudents... De toute façon, le verdict du Ja'La serait sans appel.
Vouloir se dissimuler était une chose, mais la stratégie de l'inconnu allait bien au-delà de cette volonté. En s'exhibant ainsi, ses joueurs et lui prenaient d'énormes risques. Avant une compétition, exciter ses adversaires n'était jamais recommandé...
D'un autre côté, les deux éclairs désignaient clairement le marqueur comme la cible prioritaire de ses adversaires. Pourquoi cet homme s'offrait-il ainsi en sacrifice ?
Comme leur attaquant de pointe, tous les joueurs de l'équipe adverse riaient aux éclats. Les spectateurs se mirent de la partie, lançant des lazzis et des insultes dont une grande partie visait le marqueur peinturluré de rouge.
Ça, c'était une erreur grossière, se dit immédiatement Kahlan. Se moquer de cet homme n'avait rien d'une bonne idée.
Immobile comme une statue, l'inconnu attendit que la foule ait fini de le conspuer. Alors que ses futurs adversaires continuaient à le couvrir de jurons, des femmes lui lancèrent dessus des os de poulet, des fruits pourris et même des mottes de terre, quand elles ne trouvaient rien d'autre.
Les insultes devinrent si obscènes que Kahlan jugea bon de couvrir les oreilles de Jillian. Puis elle l'enveloppa carrément dans son manteau, histoire de l'isoler de ce qui allait suivre. Cette rencontre de Ja'La, à coup sûr, ne serait pas un spectacle pour une petite fille.
Le marqueur ne bronchait toujours pas. Dans certaines situations, avait-elle remarqué, Kahlan aussi affichait une sorte de masque d'indifférence qui ne trahissait plus rien de ses sentiments.
Chez cet homme, et malgré son impassibilité, on sentait bouillir une formidable colère.
Même s'il ne tourna jamais les yeux vers elle, car il défiait son adversaire du regard, le voir ainsi, déterminé et serein face au danger et à l'hostilité de tous, fit bizarrement tourner la tête à Kahlan.
Le général Karg venait de rejoindre l'empereur dans son cercle sécurisé. Les bras croisés sur sa puissante poitrine, l'homme au tatouage de serpent ne semblait pas perturbé par le chaos que déclenchait son équipe.
Kahlan remarqua que Jagang ne riait pas ― en fait, il n'esquissait même pas un sourire. La tête légèrement inclinée, il conversait avec Karg, leurs propos hélas couverts par les cris et les insultes des spectateurs.
Tandis que le dialogue de l'empereur et du général s'éternisait, les joueurs «
normaux » entreprirent de faire un tour d'honneur en levant les bras comme s'ils venaient de marquer un point. Sans avoir rien fait, ils étaient devenus les héros du jour.
La réaction des soudards, gavés de croyances dogmatiques, était motivée par la haine. Pour eux, toute manifestation d'individualisme était un blasphème.
Comme Jagang lui-même le professait, vouloir être meilleur que quelqu'un revenait à être pire que tout le monde...
Les spectateurs et les adversaires du marqueur croyaient dur comme fer à cette propagande. Du coup, ils détestaient des hommes capables de proclamer si ouvertement qu'ils se tenaient pour meilleurs que les autres. En même temps, ils cherchaient à dominer les équipes adverses pour démontrer que c'étaient eux les meilleurs. Dans un système philosophique et religieux tel que l'Ordre Impérial, les contradictions étaient inévitables.
Quand il fallait dissimuler des failles trop évidentes, une bonne couche de foi aveugle faisait en général l'affaire. Lorsqu'une ânerie était sacralisée, tous ceux qui la dénonçaient devenaient des hérétiques, et le tour était joué.
L'armée de l'Ordre avait justement envahi le Nouveau Monde pour éliminer les hérétiques.
L'arbitre finit par intervenir, demandant le silence afin que la partie puisse commencer. Alors que la foule se calmait un peu, le marqueur aux yeux gris désigna les pailles que tenait l'arbitre, invitant son adversaire à tirer le premier.
L'homme brandit triomphalement une paille assez longue pour qu'il puisse se rengorger d'une première victoire.
L'inconnu de Kahlan en tira une plus longue.
Sous les huées de la foule, l'arbitre lui remit le broc.
Au lieu de gagner le fond de son terrain, afin de lancer l'attaque, l'homme attendit quelques instants, puis, quand les spectateurs se furent tus, il donna le broc à son homologue, renonçant ainsi à l'avantage de l'attaque.
Tant de stupidité arracha un éclat de rire à ses adversaires, aux spectateurs et même à l'arbitre. Comment pouvait-on offrir ainsi la victoire à l'opposition ?
C'était impensable, mais pourquoi les bénéficiaires s'en seraient-ils plaints ?
Les partenaires du crétin ne réagirent pas à sa stupéfiante initiative. Avec un grand professionnalisme, ils prirent place sur la moitié gauche du terrain, se préparant à repousser un premier assaut.
Dès qu'on tourna le sablier, alors que retentissait la sonnerie de corne, les attaquants chargèrent en poussant des cris de guerre terrifiants. Sans se désunir, les joueurs peints en rouge se ruèrent vers le centre du terrain pour faire face à l'assaut.
Les spectateurs hurlèrent à pleins poumons.
Kahlan se tendit, angoissée à l'idée du terrible choc frontal qui allait suivre.
Mais rien ne se déroula comme elle l'attendait.
L'équipe parée de peintures de guerre ― ou « équipe rouge », comme les gardes avaient commencé à l'appeler ― se précipita bien à la rencontre de ses adversaires, mais au dernier moment, elle se sépara en deux, laissant passer les premiers attaquants, et sembla vouloir se concentrer sur l'arrière de la formation. Pour une équipe tentant de marquer, une telle erreur, digne des plus mauvais amateurs, était du pain béni. Suivant ses avants et ses ailiers, le marqueur adverse s'engouffra dans la brèche.
Mais les deux ailes de la formation rouge firent demi-tour en un éclair et opérèrent leur jonction, refermant le piège sur les avants adverses. Le marqueur rouge chargea alors directement les attaquants qui se tenaient à la pointe du « fer de lance » ennemi. Alors que des arrières tentaient de le plaquer, il les évita avec la souplesse d'un serpent.
Kahlan n'en crut pas ses yeux. Alors qu'il était lancé à pleine vitesse, cet homme lourdement musclé avait conservé les réflexes et la vivacité d'un danseur de ballet.
Un des colosses de l'équipe rouge, sans doute un des deux ailiers, se rua sur le marqueur adverse. Mais il plongea un peu trop tôt sur le porteur du broc. Pas maladroit non plus, le joueur sauta par-dessus son adversaire.
Des applaudissements saluèrent cette manoeuvre élégante.
Mais le marqueur aux deux éclairs, se servant du dos de son ailier comme d'un tremplin, réussit lui aussi un bond spectaculaire. Percutant sa cible en plein vol, il arma un coude, frappa et fit sauter le broc calé au creux du bras de l'autre marqueur.
Alors que son adversaire s'écroulait, l'homme aux yeux gris récupéra le broc avant qu'il ait touché le sol. Puis il se réceptionna souplement sur le terrain, son pied droit pesant un instant sur la nuque de l'autre attaquant de pointe, dont le visage s'enfonça dans la boue.
S'il l'avait voulu, il aurait pu briser net la nuque de son adversaire, Kahlan en avait l'absolue certitude.
Les avants de l'équipe dépossédée du broc fondirent sur le marqueur rouge.
Mais il changea de direction avec une facilité déconcertante, les laissant se précipiter sur... leur propre attaquant de pointe.
Les rouges détenaient désormais le broc. Même s'ils ne pouvaient pas marquer lors de cette période, ils avaient la possibilité, en faisant circuler le ballon, de neutraliser les velléités d'attaque de l'autre équipe. Pourtant, contre toute logique, l'homme aux yeux gris et ses deux ailiers, avec la moitié de leurs avants, chargèrent comme s'ils voulaient atteindre leur zone de tir.
Et c'était exactement leur intention. Même si le point ne compterait pas, le marqueur tira et le broc alla s'écraser au fond des filets du but adverse.
L'attaquant de pointe rouge alla récupérer le ballon dans le but, le cala négligemment sous son bras, courut jusqu'au centre du terrain et, d'une pichenette, le lança à son homologue toujours agenouillé et occupé à recracher de la boue.
Les spectateurs en crièrent de stupéfaction. Aucun joueur sain d'esprit ne renonçait ainsi à l'avantage de la possession...
Kahlan ne fut pas le moins du monde surprise. Ce qu'elle venait de voir confirmait la première impression qu'elle avait eue de l'inconnu, la veille.
C'était l'homme le plus dangereux du monde. Jagang y compris, même si ce n'était pas dans le même registre...
L'inconnu était même trop dangereux pour qu'on le laisse en vie. Dès que Jagang aurait compris de quoi il retournait, si ce n'était pas déjà fait, il risquait de condamner à mort ce rival potentiel.
Humiliés et brûlants d'envie de se venger, les attaquants se lancèrent de nouveau à l'assaut. Les prenant encore à contre-pied, les joueurs rouges ne se ruèrent pas à leur rencontre afin de les tenir éloignés de leur zone de tir.
Une erreur, d'après les commentaires des gardes. Mais Kahlan ne voyait pas les choses ainsi.
Les attaquants utilisaient la tactique simple et efficace d'un taureau qui charge à l'aveugle un carré de tissu rouge. Mais juste avant l'impact, les rouges s'éparpillèrent, laissant leurs adversaires se débrouiller avec leur vitesse acquise et le risque de s'emmêler les jambes.
Puis les avants rouges et une partie des arrières inversèrent leur course et adoptèrent une formation en arc de cercle. Telle la lame d'une faux, ce
« bras armé » moissonna les joueurs adverses sans trop de difficulté.
Le marqueur en attaque s'écroula et le grand ailier rouge lui arracha le broc.
Puis il le lança en direction de la moitié de camp adverse, lui faisant décrire une ellipse aussi allongée que possible.
Le marqueur rouge se fraya un chemin entre les avants adverses, qui ne savaient plus où donner de la tête, courut à une vitesse incroyable et parvint à réceptionner le broc avant qu'il touche le sol.
Semant sans difficulté ses poursuivants, il alla propulser le broc dans l'autre but du camp adverse.
Sans se laisser impressionner par les tentatives de plaquage de quelques défenseurs furieux, il alla récupérer le broc et revint nonchalamment vers le centre du terrain.
― Qui est ce joueur ? demanda Jagang à Karg.
Kahlan ne douta pas un instant que l'empereur faisait allusion au marqueur des rouges.
― Il s'appelle Ruben, répondit le général.
C'était faux.
Kahlan aurait juré que ce n'était pas le nom de l'homme. Même si elle ignorait comment il s'appelait, Ruben ne convenait pas. C'était un camouflage, comme la boue hier et la peinture rouge aujourd'hui. Ruben n'était pas le vrai prénom de ce guerrier !
Soudain, la prisonnière se demanda d'où elle tirait cette certitude.
Depuis que leurs regards s'étaient croisés, elle savait que cet homme et elle se connaissaient. Même si elle l'avait oublié, l'inconnu aux yeux gris faisait partie de son passé et une voix lui soufflait qu'il ne se nommait pas Ruben. Si irrationnel que ce fût, elle en aurait mis sa tête à couper.
La corne sonna, marquant la fin de la première période de jeu. Dès que le sablier eut été retourné, une autre sonnerie annonça que la partie reprenait.
Regroupés au fond de leur terrain, les rouges ne se donnèrent pas la peine de gagner la position avancée d'où ils étaient autorisés à lancer leur attaque.
Très curieusement, « Ruben », comme l'appelait le général Karg, fit un signe discret à ses hommes. Kahlan en fronça les sourcils de perplexité.
Alors qu'il était en possession du broc, un attaquant de pointe communiquait par signes avec ses hommes ? C'était très inhabituel.
Les équipes de Ja'La, en général, n'avaient pas recours à des tactiques compliquées. Sans beaucoup d'imagination, les joueurs remplissaient les diverses fonctions qui leur étaient assignées. Marqueur, ailier, avant, défenseur... D'après les spécialistes, plus on agissait selon les règles et mieux on pouvait faire face aux situations inattendues qui se présentaient durant une partie. Même s'il était paradoxal, ce point de vue se défendait. En simplifiant à l'extrême, et en développant des automatismes, on parvenait souvent à repousser les attaques adverses, elles aussi stéréotypées.
L'équipe de Ruben ne suivait pas ce schéma.
Dès qu'ils eurent capté le signal, les avants et les ailiers passèrent à l'attaque, soutenus par une arrière-garde de défenseurs. Ces hommes-là ne jouaient pas leur rôle chacun dans son coin. À la manière d'une armée, ils faisaient montre d'un très haut niveau de coordination.
Furieux d'avoir été ridiculisés durant la première période, tous les joueurs de l'autre équipe se ruèrent vers les attaquants. Arrivés au milieu du terrain, les rouges optèrent pour le but de droite. Comme des taureaux furieux, les défenseurs se précipitèrent de ce côté-là du terrain.
Dans cette phase de jeu, l'important était d'empêcher l'adversaire d'atteindre son quadrilatère de tir. Après des centaines d'heures de conditionnement, les joueurs exécutaient sans y penser les manoeuvres requises.
Rompant avec les techniques éprouvées, Ruben ne suivit pas ses équipiers. Au contraire, il obliqua vers la gauche au dernier moment. Tout seul, sans même le soutien de ses ailiers, il traversa le terrain en diagonale, filant vers le but de gauche.
Sur la droite, le choc avait été terrible. À demi sonnés, presque tous les défenseurs ne s'étaient même pas encore avisés que le marqueur adverse leur avait faussé compagnie.
Un seul arrière s'en aperçut et tenta d'intercepter Ruben. D'un coup d'épaule, l'attaquant de pointe des rouges se débarrassa de l'importun, l'envoyant rouler sur le sol, le souffle coupé par la violence du choc.
Dès qu'il eut atteint la zone de tir, Ruben propulsa le broc au fond des buts adverses.
L'équipe rouge se regroupa au fond de son terrain, prête à profiter du temps d'attaque qu'il lui restait.
Tandis que l'arbitre traversait le terrain avec le broc, tous tournèrent la tête vers Ruben, attendant qu'il leur fasse un signe. Kahlan vit bouger la main de l'inconnu, mais elle aurait été incapable de deviner ce qu'un geste apparemment si simple pouvait bien vouloir dire.
Cette fois, l'équipe rouge attaqua sur la gauche. S'attendant à une ruse similaire à la précédente, les défenseurs adverses ne s'engagèrent pas tout de suite dans cette direction. Derrière ses équipiers, Ruben ne semblait pas pressé de passer à l'action, comme si sa manoeuvre précédente l'avait épuisé.
Quand la formation rouge se précipita sur la droite, les défenseurs, loin d'être surpris, purent réagir sans perdre une seconde. Un instant, Kahlan crut qu'ils avaient éventé la ruse adverse. Aux cris que poussaient les spectateurs, ils le croyaient aussi.
À un détail près : Ruben, lui, ne s'était pas encore engagé d'un côté. Et bien entendu, il opta pour la gauche.
Un double contre-pied, en quelque sorte. Précédé d'une manoeuvre de fixation...
Cette fois, il s'arrêta sur la ligne de tir secondaire, très en arrière de la zone normale. De si loin, il était terriblement difficile de marquer. En revanche, un coup au but comptait double.
Le broc passa largement au-dessus de la tête des deux ou trois défenseurs qui s'étaient aperçus du danger. Désorientés par la stratégie adverse, tous les autres n'avaient même pas envisagé un tir de loin.
Le broc alla s'écraser au fond du but, comme la fois précédente.
La corne sonna, annonçant la fin de la période d'attaque des rouges.
Les spectateurs en restaient muets. En un seul cycle d'attaque, les rouges avaient marqué trois points ! Heureusement que les deux réussis par Ruben lors du cycle précédent ne comptaient pas...
L'équipe menée au score demanda un temps mort. Formant un cercle serré, les joueurs débattirent de la conduite à adopter face à la déroute qui se profilait.
Le marqueur fit une proposition qui amena un rictus haineux sur le visage de ses hommes.
Alors que la foule acclamait ses héros, certaine qu'ils venaient de trouver la solution miracle, les joueurs reprirent position sur le terrain. Quand le marqueur leur cria quelques mots inaudibles pour le public, à cause du vacarme, deux arrières hochèrent simplement la tête.
Tous les joueurs se lancèrent à l'attaque, masse compacte de muscles et de rage bouillonnante. Mais bizarrement, la formation ne se dirigeait pas vers le quadrilatère de tir, comme si...
Les rouges changèrent de position pour faire face à toute éventualité. Mais comment auraient-ils pu prévoir ce qui allait se passer ? Au lieu de viser une zone, comme le voulait le jeu, leurs adversaires se précipitaient sur un seul homme : l'ailier gauche de Ruben.
Renonçant à marquer, ces joueurs s'attaquaient à un élément-clé de l'équipe adverse afin de déstabiliser son système de jeu.
Sous les acclamations de la foule, les attaquants se ruèrent sur leur cible. Les rouges coururent bien entendu au secours de leur camarade, et une effroyable mêlée s'ensuivit.
Malgré leurs efforts, les équipiers de Ruben ne parvinrent pas à dégager leur ami. Lorsque l'arbitre ordonna que les adversaires se séparent, l'ailier gauche fut le seul à ne pas se relever.
Tandis que ses agresseurs se regroupaient pour lancer une nouvelle attaque, Ruben s'agenouilla près de son joueur. À l'évidence, il n'y avait plus rien à faire, sinon, il aurait appelé des secours. L'ailier gauche des rouges était mort.
La foule rugit de plaisir quand des assistants vinrent le tirer hors du terrain, laissant une longue trace rouge sur l'herbe.
Ruben regarda autour de lui, très lentement. Kahlan comprit ce qu'il faisait, car elle évaluait également sans cesse la position et les intentions de ses gardiens.
Les archers se préparèrent à tirer si Ruben faisait le moindre geste suspect.
― Que se passe-t-il ? demanda Jillian, toujours réfugiée sous le manteau de Kahlan.
― Un homme a été blessé... Reste bien au chaud, il n'y a rien de beau à voir...
La fillette hocha simplement la tête.
Rien n'interrompait une partie de Ja'La, pas même la mort d'un joueur.
Quand un spectacle en arrivait là, n'était-ce pas une honte pour l'humanité ?
Kahlan le pensait, mais elle était bien la seule, autour de ce maudit terrain.
Se fichant des archers qui le visaient, Ruben alla reprendre sa place dans le jeu.
Le cycle d'attaque n'étant pas terminé, le broc était toujours en possession de ses adversaires. Alors qu'ils se regroupaient une nouvelle fois, Kahlan capta toute la tension qui habitait l'homme aux yeux gris.
L'air sombre, Ruben fit à ses hommes un signe furtif. Tous ses équipiers hochèrent légèrement la tête pour indiquer qu'ils avaient vu. Alors, afin de préciser sa pensée, le marqueur leur montra très rapidement trois doigts.
Les rouges acquiescèrent.
En face, leurs adversaires chargeaient déjà en poussant des cris de guerre sauvages. Pensant avoir désormais un avantage numérique et tactique, ils s'attendaient à dominer la partie.
En avançant à leur rencontre, les rouges se divisèrent en trois petites formations en forme de fer de lance. En tête du groupe central, Ruben conduisait quelques défenseurs au contact avec le marqueur adverse, actuel porteur du broc.
Léo le Roc et l'ailier gauche fraîchement désigné couraient en tête des deux autres formations.
Craignant une nouvelle manoeuvre d'encerclement, des attaquants s'écartèrent de leur propre formation.
L'étrange manoeuvre défensive de Ruben ne parut pas convaincre les gardes qui entouraient Kahlan. Selon eux, en divisant leurs forces, les rouges seraient beaucoup trop vulnérables au coeur même de leur absurde ligne de défense. Une fois le fer de lance central submergé, les joueurs adverses n'auraient aucun mal à marquer. Et selon toute vraisemblance, la bévue coûterait une autre vie aux rouges.
Sans doute celle de leur marqueur, puisqu'il n'était pratiquement plus protégé.
Mais les deux fers de lance latéraux de la défense rouge ne se comportèrent pas comme prévu. Au lieu d'aller au contact contre les joueurs qui s'étaient écartés pour les intercepter, ils foncèrent sur les flancs de la formation adverse. Oubliant les plaquages classiques, ils recoururent à des tacles.
Fauchés en pleine course, les attaquants ne purent éviter de partir en vol plané.
Le groupe de Ruben, lui-même étant passé à l'arrière, percuta de front les avants qui protégeaient le marqueur adverse. Coinçant le broc contre son estomac, celui-ci sauta souplement au-dessus des hommes qui venaient de s'écrouler dans un méli-mélo de bras et de jambes.
Mais Ruben n'était pas passé à l'arrière pour rien. Ayant anticipé la manoeuvre de son adversaire, il l'imita, bondissant lui aussi dans les airs.
Une variation de la phase de jeu du début. Mais cette fois, au lieu de s'intéresser au broc, Richard passa un bras autour du cou de son adversaire, comme s'il voulait lui infliger un plaquage pas très réglementaire mais redoutablement efficace.
Au lieu de cela, il brisa la nuque du marqueur responsable de la mort de son ailier gauche.
Kahlan entendit le craquement sinistre. Puis elle vit l'homme aux yeux gris atterrir sur le sol, le cadavre de sa victime amortissant le choc.
Un peu partout, des joueurs se relevaient en titubant.
Deux attaquants restaient au sol, les jambes brisées. Kahlan reconnut les deux arrières qui avaient coordonné l'assassinat de l'ailier gauche.
Ruben se releva, arracha le broc au marqueur mort et alla tranquillement marquer un point qui ne compterait pas.
Son message était clair et personne ne l'oublierait : si une équipe jouait pour blesser ou tuer ses coéquipiers, la riposte serait impitoyable. En d'autres termes, les adversaires des rouges devraient choisir leur destin, et ça n'était pas négociable.
Les peintures de guerre du marqueur, et surtout les deux éclairs, n'étaient pas de l'esbroufe. Si les ennemis de cet homme vivaient, c'était parce qu'il le voulait bien. Kahlan l'avait deviné dès qu'elle l'avait aperçu pour la première fois.
Dans un camp hostile, avec des dizaines de flèches pointées sur lui, l'homme aux yeux gris était parvenu à imposer ses propres règles. Désormais, ses adversaires savaient quelles limites il valait mieux ne pas dépasser pour rester en vie.
En moins d'une heure, Ruben était devenu le maître du jeu.
Kahlan dut faire un gros effort pour ne pas applaudir. Mais il valait mieux ne pas éveiller les soupçons de ses gardes.
Et de toute façon, Ruben n'avait pas tourné une seule fois la tête vers elle...
Avec un marqueur mort et deux arrières hors d'état de jouer, l'équipe que soutenaient les spectateurs semblait au bord d'une déroute historique.
Kahlan se demanda combien de points allaient marquer les rouges. Un record risquait d'être battu...
Du coin de l'oeil, la prisonnière aperçut soudain le messager, celui de tout à l'heure, qui se frayait un chemin à travers le cordon de sécurité en agitant les bras pour attirer l'attention de Jagang.
― Excellence, nos hommes ont réussi ! Les soeurs présentes sur le site vous demandent de venir au plus vite.
Jagang ne posa pas de questions et oublia aussitôt sa passion pour le Ja'La.
Avant de se détourner, Kahlan vit Ruben plaquer le nouveau marqueur de ses adversaires avec une violence inouïe.
Voyant que Jagang s'éloignait déjà, elle se mit en chemin, soucieuse de ne pas attirer sur sa protégée les foudres du tyran.
― On s'en va, annonça-t-elle à Jillian, toujours bien au chaud sous son manteau.
Par sécurité, la prisonnière prit la main de la fillette.
Puis elle jeta un dernier coup d'oeil par-dessus son épaule.
Une brève seconde, son regard croisa celui de Ruben.
Même s'il n'avait jamais paru la regarder, comprit Kahlan, il savait depuis le début où elle était, et aucun de ses mouvements n'aurait pu lui échapper...