Chapitre 62

Richard approcha de l'autel de granit sur lequel reposaient toujours les boîtes d'Orden.

Quand il dégaina son épée, une note métallique à nulle autre pareille retentit dans le Jardin de la Vie.

― Richard, s'écria Zedd, très inquiet, qu'as-tu l'intention de faire ?

Le Sourcier ignora l'intervention de son grand-père. En revanche, il chercha le regard de sa femme.

― Es-tu avec moi, Kahlan ?

La Mère Inquisitrice vint se camper devant l'autel.

― Je l'ai toujours été, Richard... Je t'aime, et je sais que tu m'aimes aussi.

Richard ferma un instant les yeux.

Il n'avait pas le choix...

Se tournant vers les boîtes d'Orden, il leva son épée, la lame reposant contre son front.

― Mon épée, dit-il, combats pour la vérité, aujourd'hui.

Passant l'épée au creux de son bras, Richard fit couler un peu de son sang qu'il laissa descendre lentement jusqu'à la pointe de la lame.

Puis il posa le tranchant sur la boîte de droite, celle qu'Ulicia avait ouverte.

La lame devint aussi noire que l'artefact.

Dès qu'il la retira, elle reprit sa couleur d'origine.

Quand il recommença l'opération avec la boîte de gauche, le résultat fut identique.

Retirant la lame, il prit une profonde inspiration et la posa sur l'artefact du centre.

Fermant les yeux, il pensa à tous les innocents humiliés, torturés ou massacrés parce qu'ils voulaient vivre libres. Il songea à toutes les victimes, comme Cara et les autres Mord-Sith, qu'on avait poussées à la folie afin qu'elles servent un tyran.

Et Nicci, endoctrinée depuis son enfance, forcée à se sacrifier pour des croyances absurdes... Et Bruce, son ailier gauche, qui avait changé de camp parce que la force dépourvue de haine lui semblait tellement rassurante.

Et Denna, enfin, qu'il avait dû tuer...

Quand il rouvrit les yeux, il constata que la lame de son épée avait tourné au blanc. Comme la boîte qui se trouvait dessous.

Prenant l'arme à deux mains, il la leva au-dessus de l'artefact. Exécutant un des mouvements essentiels de la danse avec les morts ― le coup de grâce ―, il transperça la boîte d'Orden, la clouant à l'autel.

Le Jardin de la Vie devint entièrement blanc. Le monde des vivants tout entier l'imita et le temps s'arrêta.

À cet instant précis, Richard se tenait au centre d'un univers uniformément blanc et il n'y avait absolument plus rien autour de lui. Cherchant ses compagnons du regard, il ne les trouva pas. En même temps, il aurait juré que tous les êtres humains qui peuplaient le monde se tenaient à ses côtés.

C'était parfaitement logique. Le contraire, exactement, du dernier voyage qu'il avait fait à partir de cet endroit ― un voyage en direction du royaume des morts, où nul n'avait pu l'accompagner.

― Tout individu choisit la façon dont il vit, dit-il. Le mal n'existe pas indépendamment des êtres humains. Ceux qui le servent ont opté pour cette manière d'exister. Ils ont eu une démarche intellectuelle, même si elle n'était pas rigoureuse.

» Le premier de tous les choix, c'est celui de penser par soi-même ou d'être un mouton qui se laisse dicter par les autres ses idées et ses actes, si maléfiques fussent-ils.

» Limiter les risques de se tromper, c'est avant tout penser de manière rationnelle. Se réfugier dans le mysticisme, en revanche, c'est s'immerger dans l'illusion du savoir et de la sagesse. En d'autres termes, une sanctification du mal... Un être qui nuit aux autres parce qu'il suit aveuglément les

enseignements de ses maîtres n'est pas moins coupable qu'eux. Quand un innocent est mort, nul ne peut le ramener à la vie et les intentions de ses bourreaux ne changent rien à l'affaire.

» Toute philosophie qui néglige la raison nie la réalité. Et tout ce qui nie la réalité se dresse contre la vie.

» Ainsi, un esprit se place dans le camp de la mort simplement parce qu'il cherche à fuir la réalité. Quand elle sert à satisfaire les fantasmes les plus vils, ou à les justifier, la foi est une arme dévastatrice braquée sur le coeur même de la vie.

» Les fidèles de la Confrérie de l'Ordre ont choisi une façon bien particulière de mener leur vie. S'ils en étaient restés là, tous les défenseurs de la liberté leur auraient de bon coeur accordé le droit d'exister comme ils l'entendaient.

Mais les zélateurs de l'Ordre ont décidé d'imposer leur façon de voir les choses à l'ensemble de l'humanité.

» C'est cette démarche, délibérée et appuyée sur la plus dévastatrice violence, que nous ne pouvons pas tolérer. Il n'a jamais été question pour nous de plier sous le joug de leurs croyances. Et aujourd'hui, nos chemins vont se séparer à jamais...

» Je leur offre un monde où ils pourront vivre comme ils l'entendent. À

l'heure même de notre victoire, je leur donne ce qu'ils désiraient depuis le début : un endroit où ils pourront faire ce qu'ils veulent.

» Je n'aurais pas pu les condamner à un pire destin !

» Désormais, il n'existe plus un monde, mais deux. Des jumeaux, pourrait-on dire. Le nôtre restera tel qu'il a toujours été...

» Le pouvoir d'Orden a « simplement » dupliqué l'univers où nous vivons, afin que nos ennemis aient un endroit très lointain où s'installer.

» Ils ne mesureront peut-être jamais l'absurdité de leur choix, mais ils en souffriront, ça ne fait aucun doute. Ils rêvaient d'une vie misérable ?

Soit, ils l'auront ! Avec tout le temps de ressasser leurs pieuses idioties. En refusant de penser par eux-mêmes, ils ont privilégié la peur et le désespoir, et ils les emporteront avec eux dans leur nouvelle résidence.

» Le monde leur semblait un chaudron de sorcier où bouillonnait une haine inextinguible ? Eh bien, voici la terre d'exil que je leur offre ! Et c'est la dernière fois qu'un de leurs souhaits se réalisera. À jamais prisonniers des ténèbres qu'ils ont eux-mêmes imposées à leur esprit, ils espéreront en vain jusqu'à la fin des temps, se vautrant dans le mépris d'eux-mêmes comme des cochons dans leur auge.

» Mais ils ne nous feront plus jamais de mal !

» Ils pensent que les êtres libres sont responsables de leurs épreuves. Ils nous accusent de tous leurs maux et nous attaquent parce qu'ils ne supportent pas de nous voir prospères et heureux. À leurs yeux, nous sommes la racine même du mal, et ils voudraient nous voir disparaître pour que le monde soit enfin tel qu'ils désireraient le voir.

Richard s'adressa aux fanatiques de l'Ordre qui avaient déjà été aspirés par le portail et propulsés dans le monde qui serait désormais le leur.

Ceux qui ne seraient pas exilés entendirent aussi.

― Vous avez ce que vous avez toujours voulu, un univers où vos croyances régissent tout. C'est mon cadeau : un monde sans magie, sans hommes libres et sans esprits ouverts. Vénérez qui vous voudrez et menez l'existence qui vous chante.

» Mais ne comptez plus sur nous pour vous servir de boucs émissaires. Quand votre propre médiocrité vous accablera, nous ne serons plus là pour jouer les victimes expiatoires. Il faudra trouver un autre combustible pour alimenter les flammes de votre haine.

» Sans autres ennemis que vous-mêmes, vous saurez qui blâmer lorsque tout s'écroulera autour de vous.

» Témoins impuissants de votre pathétique dérive, vos enfants, un jour ou l'autre, auront le courage de tout changer et de redonner un sens à la vie dans votre sinistre royaume. Mais ce sera à eux de bouleverser l'ordre des choses, parce que nous ne serons plus là pour les y inciter. Comme tout être vivant, ils devront choisir de rompre avec les vieilles croyances et les philosophies dépassées.

» Dans notre monde, celui d'où vous avez été chassés, il n'y aura pas de place pour l'idéologie destructrice de l'Ordre Impérial. Les esclavagistes partis, nous saurons préserver notre liberté, n'en doutez surtout pas !

» Chez nous, les imperfections et les incertitudes de la vie ne seront pas occultées par une foi au front de taureau. Ici, les mauvais choix auront des conséquences, les épreuves abonderont et l'échec sera notre pain quotidien, parce que c'est la nature même de ce que vous appelez le Jeu de la Vie.

Mais il n'y aura pas de tricherie, et chacun pourra faire ce qu'il voudra de son existence. Que nos accomplissements et nos déroutes nous appartiennent, voilà notre plus cher souhait ! Que chacun, dans le respect des autres, puisse créer, produire et conserver pour lui le fruit de ses efforts.

» Chez nous, où régnera la liberté, chaque être humain pourra vivre comme il l'entend et croire ce qu'il a envie de croire. À condition, simplement, de souscrire à quelques lois communes évidentes et de ne jamais utiliser la force pour imposer sa volonté à autrui.

» Ici, le succès et le bonheur ne seront pas garantis, bien entendu. Et certains d'entre nous ne parviendront sans doute pas à se construire une vie à la fois libre et morale. Mais une chose au moins sera acquise : les serviteurs de l'Ordre ne nous mettront plus jamais de bâtons dans les roues.

» Le royaume des vivants n'aura jamais aussi bien porté son nom. La vie est dangereuse, tout esprit lucide le sait, et il se peut très bien que nous échouions. C'est le terrible privilège de la liberté. Et peut-être ce qui fait sa grandeur...

» Qui sait ? Nos enfants se détourneront peut-être de notre héritage, revenant aux errances de la foi, des vaines espérances et de la force brute.

Mais au fond, ce sera leur choix le plus absolu, et nous n'aurons rien à dire. Et quand ils souffriront des conséquences de leur choix, le coeur serré ― si nous sommes encore là ―, nous ne pourrons rien faire, sinon leur répéter inlassablement qu'ils sont nés libres et le demeureront jusqu'à leur mort.

» Pour l'instant, notre monde verra la raison régner sur les croyances, et, je le répète encore, ne laissera aucune place aux sinistres délires de l'Ordre Impérial.

» Au lieu de vous exiler, vous les bouchers d'Ebinissia et de tant d'autres cités meurtries, éventrées et incendiées, j'aurais pu vous tuer. J'en ai le pouvoir, mais en aucun cas la volonté. Ma responsabilité était de vous empêcher de nuire à ceux que j'aime. Cette mission-là, je l'ai remplie. Pas question que votre sang me salisse les mains !

» N'ayez crainte, nous nous vengerons des tourments que vous nous avez infligés. En étant heureux, tout simplement. Notre joie, au fil du temps, finira par refermer les plaies que nous vous devons.

» Quant à vous, je frémis en pensant à ce qui vous attend. Dix siècles de ténèbres et de souffrance : le calvaire que vous vouliez nous imposer et que vous serez les seuls à connaître.

» Vous connaissant, j'imagine que vous aspirerez toujours à une éternité de béatitude dans l'après-vie, sous l'aile protectrice du Créateur. Mais ne vous faites pas d'illusions : dans votre monde, il n'existera pas de royaume des esprits. Une fois morts, vous pourrirez dans la terre et il ne subsistera rien de vos âmes.

» Si vous gaspillez vos vies à croire à un « monde meilleur » et à attendre le salut éternel, tant pis pour vous. Car il n'y aura ni oeuvre, ni pensée, ni science ni sagesse dans le séjour des morts où vous irez.

» À vous de choisir profitez de la vie ou jetez-la aux orties. En tout état de cause, cela ne nous concerne plus.

» Vous vouliez une nouvelle aube pour l'humanité. Vous entendiez que nous gobions vos sornettes, sacrifiant nos existences pour des mondes de pacotille nés de votre imagination maladive. C'est raté, mais j'exauce votre voeu le plus cher : dominer le monde. La seule différence, c'est qu'il ne s'agira pas du nôtre.

» Car nous sommes à jamais libérés de vous.

» Sachez-le, votre exil est éternel, car il n'y a pas moyen de rebrousser chemin. Lorsque le portail d'Orden se refermera, vous n'aurez plus accès à notre monde ni à aucun autre, y compris le royaume des morts. Le voyage que je vous offre n'est pas un aller-retour, gardez cela à l'esprit.

» En ce qui nous concerne, rien ne changera, et tous les autres univers nous resteront accessibles, comme c'est le cas depuis l'aube des temps.

» Comprenez-le bien : votre monde ne sera entouré par aucun royaume. Ce sera un îlot de vie perdu au milieu d'un océan de mort et l'éternité, rien de moins, vous séparera de votre terre natale. En d'autres termes, vous serez également coupés du royaume des morts, comme je l'ai déjà dit.

» Cela privera vos âmes du refuge qui restera ouvert aux nôtres. Prenez garde, car vous appartenez désormais à une lignée à laquelle il ne sera jamais donné de seconde chance !

» Vous êtes vivants, un royaume s'offre à vous et vous ne pourrez jamais revenir en arrière. Par la même occasion, vous ne pourrez plus nous nuire.

» Recevez le dernier cadeau que l'un de nous vous fera jusqu'à la fin des temps : un monde sans dragons et sans rien qui soit lié à la magie.

Et si tout cela vous manque un jour, puissiez-vous le regretter pour les siècles des siècles.

» Ici, nous aurons des défis à relever, j'en ai la certitude, et nous connaîtrons de nouveau la défaite et le désespoir. Mais l'Ordre Impérial ne nous causera plus jamais le moindre ennui.

» Comme l'a dit Nicci, à nos yeux, vous n'êtes qu'une rature de l'histoire.