Chapitre 44
Assise sur les talons à côté de Richard, Cara lui posa une main amicale sur l'épaule.
Nicci agonisait et il se sentait partir avec elle.
La serrant dans ses bras, il ne réussissait pas à l'arracher à la mort. Jagang allait être victorieux et il n'y avait rien à faire.
En repensant aux événements qui l'avaient conduit jusqu'à ce moment terrible de sa vie, Richard s'avisa qu'il n'avait jamais eu une vraie chance de modifier les choses. Telle une catastrophe naturelle, les fanatiques de l'Ordre balayaient tout sur leur passage. Déterminés à éradiquer la joie et la liberté, ils souillaient tout ce qu'ils touchaient et ne laissaient que des ruines dans leur sillage.
Adorateurs aveugles de ce mensonge odieux qu'ils appelaient l'après-vie, les idéologues de l'Ordre et leurs fidèles frappaient de leurs foudres tous les rebelles qui entendaient profiter du monde des vivants ― et de la seule vie qu'on était sûr d'avoir, tout compte fait !
Richard haïssait Jagang et ses séides. Pour le mal qu'ils faisaient à la vie, il était prêt à les expédier tous au plus profond du royaume des morts.
Bien qu'elle fût à demi inconsciente, Nicci serra la main du Sourcier, comme pour lui transmettre un message.
À l'instar de tous ceux qui avaient combattu l'Ordre et péri face à ses meutes de bouchers, l'ancienne Maîtresse de la Mort serait bientôt hors de portée de tous ceux qui lui voulaient du mal. Au terme d'une existence difficile, après avoir su résoudre la plupart de ses contradictions, elle s'éclipserait le coeur léger parce qu'elle avait su parcourir le pénible chemin qui mène de l'obscurité à la lumière.
Après tant d'épreuves, un éternel repos. Que pouvait-on demander de plus ?
Même s'il savait que son amie, en mourant, échapperait à d'atroces souffrances et serait définitivement hors d'atteinte de Jagang, Richard refusait
de la voir quitter si tôt le monde des vivants.
En cet instant, l'existence lui parut soudain vide de sens. Tout ce qui avait de la valeur était méthodiquement détruit par des fanatiques convaincus de devoir assassiner tous ceux qui refusaient de plier l'échine sous le joug de l'Ordre.
La folie dévastait le monde, et nul n'y pouvait rien.
Tant de morts déjà, et tant de drames encore à venir. De plus en plus souvent, Richard avait le sentiment de sombrer dans un puits sans fond de désespoir et de malheur. La boucherie durerait jusqu'à la fin des temps, et toute résistance s'avérerait inutile. À part la mort, il n'y avait aucun moyen de fuir l'horreur.
Et voilà que Nicci allait emprunter cette porte de sortie...
Comme tant d'autres personnes, Richard avait juste demandé à pouvoir vivre avec la femme qu'il aimait. Mais on avait volé son passé à Kahlan, lui interdisant de connaître ce bonheur des plus élémentaires. Pour l'heure, le Sourcier avait aidé sa femme à fuir la tyrannie, mais les sbires de Jagang la poursuivraient inlassablement. Si l'Ordre ne finissait pas par être vaincu, Kahlan perdrait la bataille, au bout du compte.
Comme Nicci, qui agonisait inexorablement...
Alors qu'il plongeait au plus profond de lui-même, y cherchant l'oubli de tout et de tous, Richard eut le sentiment que la foudre venait de le frapper au coeur. Pendant un moment, complètement désorienté, il dériva dans un étrange néant où le silence avait quelque chose de consolant. Était-il en train de mourir, tout simplement ?
Non, probablement pas, puisqu'il revint à la conscience, confus comme s'il avait voyagé pendant des siècles en compagnie d'un million de météorites. Ou plutôt, d'étoiles qui venaient toutes de se transformer en novae...
― Seigneur Rahl ! s'écria Cara. (Le prenant par le bras, elle le secoua violemment.) Que vous arrive-t-il ? Seigneur Rahl !
Richard s'aperçut qu'il criait. Et qu'il ne pouvait pas s'en empêcher.
Alors, il comprit ce qui lui arrivait.
Une renaissance. Un éveil.
Le retour à son intégrité la plus absolue.
Comme s'il avait hiberné pendant mille ans, son corps se réveillait et la sève qui se déversait dans ses veines l'enivrait. En même temps, il avait mal jusque dans la moelle des os ― une douleur si fulgurante qu'elle finirait par le rendre insensible à tout, si rien ne se produisait.
Richard redevenait totalement lui-même, et ce processus, comme une véritable naissance, lui déchirait les entrailles.
Comme s'il avait oublié son identité, errant dans l'obscurité pendant des lustres.
Et soudain, le retour à la lumière, à soi, à la conscience...
Son don était revenu. Même s'il ignorait pourquoi et comment, sa magie était de nouveau présente en lui.
Sans la colère, il se serait probablement évanoui, les sens submergés par ce printemps intérieur aussi bourgeonnant qu'inattendu. Mais il y avait cette fureur contre tous ceux qui tentaient d'étouffer la vie, de la piétiner, d'exterminer ses défenseurs...
Alors qu'il renouait le contact avec son don, recouvrant toute la combativité qui lui avait permis de tenir debout pendant ces années de lutte, Richard entendit un cliquetis métallique.
Aussitôt après, Nicci poussa un petit cri.
Toujours secoué par la tempête qui faisait rage en lui, Richard s'aperçut à peine que son amie le serrait convulsivement dans ses bras et luttait pour reprendre son souffle.
― Seigneur Rahl, s'écria Cara, regardez ! Le collier s'est ouvert. Et l'anneau d'or que Nicci avait à la lèvre vient de disparaître.
Richard baissa les yeux sur Nicci, qui le regardait fixement. Brisé net, le Rada'Han était tombé de son cou.
― Ton pouvoir est revenu..., souffla l'ancienne Maîtresse de la Mort. Je le sens.
C'était la stricte vérité. Si inexplicable que ce fût, son don était de retour.
Regardant autour de lui, Richard s'avisa que les hommes de la Première Phalange l'entouraient, prêts à le défendre en cas de besoin. Ulic et Egan étaient là aussi, en compagnie d'une petite armée de Mord-Sith.
L'entendant crier, tous ses fidèles avaient cru qu'on l'attaquait, et ils s'étaient précipités à son secours.
― Richard, dit Nicci d'une voix encore très faible, as-tu perdu l'esprit ?
La magicienne devait lutter pour garder les yeux ouverts. L'épreuve qu'elle venait de traverser lavait épuisée et il lui faudrait beaucoup de repos pour s'en remettre. Cela dit, elle était sauvée et c'était tout ce qui comptait.
― Que veux-tu dire ?
― Pourquoi t'es-tu couvert le visage et le corps de runes rouges ?
― Moi, j'aime bien, dit Cara.
― Je suis d'accord, l'approuva Berdine. Ça rappelle notre uniforme de cuir, mais sans le cuir...
― Le seigneur Rahl est très beau comme ça, renchérit Nyda.
Malgré son épuisement, Nicci parvint à montrer qu'elle ne trouvait pas ça drôle du tout.
― Où as-tu appris à dessiner ces symboles ? Sais-tu seulement à quel point ils sont dangereux ?
― Bien sûr... Pourquoi crois-tu que je les ai choisis ?
Nicci renonça à polémiquer, sans doute parce qu'elle se sentait trop lasse pour ça.
― Richard, écoute-moi ! Si je ne... enfin, s'il m'arrive quelque chose, sache que tu ne dois pas dire à Kahlan ce que vous êtes l'un pour l'autre.
— Pardon ?
― Il faut un champ stérile... Si je ne me rétablis pas, tu dois le savoir... Si tu révèles son passé à Kahlan, ça ne fonctionnera pas.
― Qu'est-ce qui ne fonctionnera pas ?
― Le pouvoir ordenique... Si tu parviens à l'invoquer, tu auras besoin d'un champ stérile. En d'autres termes, ça veut dire que Kahlan ne devra pas avoir entendu parler de votre amour. Sinon, ses souvenirs ne seront pas reconstruits. Parle-lui, et tu la perdras pour toujours !
Richard acquiesça. Il n'était pas sûr d'avoir tout compris, mais tout ça était assez inquiétant. Nicci délirait-elle après l'épreuve qu'elle venait de subir ?
C'était possible, mais pour l'heure, approfondir le sujet n'était pas d'actualité.
Ils reviendraient sur le sujet lorsqu'elle aurait recouvré tous ses moyens physiques et intellectuels.
― Tu m'as écoutée ? demanda l'ancienne Maîtresse de la Mort.
Richard craignait de l'avoir libérée trop tard du collier. Quoi qu'il en soit, pour le moment, elle n'était pas vraiment elle-même.
— Oui, oui... Un champ stérile, j'ai compris... Nicci, détends-toi en attendant que nous t'ayons trouvé un endroit où dormir en paix. Ensuite, tu pourras tout m'expliquer tranquillement. Tu es en sécurité, désormais.
Richard se releva.
Cara et Berdine aidèrent Nicci à se remettre debout.
― Il faut qu'elle se repose, dit le Sourcier. Aussi longtemps qu'il le faudra...
― J'en fais mon affaire, seigneur Rahl, assura Berdine.
« Seigneur Rahl »... Oui, le titre lui revenait de nouveau... Mais comment réagirait Nathan ? Finirait-il par en avoir assez d'occuper le poste par intérim, chaque fois qu'on avait besoin de quelqu'un pour garder actif le lien magique qui protégeait de Jagang les sujets du seigneur Rahl ? Un jour, il serait peut-être las que Richard revienne régulièrement réclamer son titre.
Avant de pouvoir réfléchir vraiment à la question, le Sourcier fut distrait par un bruit étrange. Un craquement, suivi par un son assourdi.
Alors que ses défenseurs s'écartaient pour le laisser passer, Richard vit qu'un homme approchait.
Plissant les yeux, il crut d'abord qu'il s'agissait d'un membre de la Première Phalange. Mais l'uniforme ne collait pas complètement ― en tout cas, il pouvait aisément être confondu avec un autre.
Désireux d'aider le seigneur Rahl, le général Trimack fit signe à ses soldats de lui laisser plus de place pour passer, d'autant plus que deux Mord-Sith et une magicienne en piteux état le suivaient.
Mais Richard s'immobilisa, le regard rivé sur le soldat qui approchait toujours.
L'homme n'avait pas de visage.
Avait-il été brûlé au point que ses traits aient fondu littéralement ? C'était possible, bien entendu, mais son uniforme était intact et sa peau, partout ailleurs, paraissait parfaitement saine.
De plus, l'homme ne marchait pas comme un blessé.
Pourtant, il n'avait pas de visage !
Deux dépressions ovales remplaçaient ce qui aurait dû être les yeux. Au-dessus, on pouvait deviner une avancée osseuse caractéristique, mais totalement dépourvue de sourcils.
Le nez était représenté par une très légère bosse verticale. Dessous, il n'y avait même pas l'ombre d'une bouche. À croire que ce visage, sculpté dans l'argile, en était encore au stade de l'ébauche.
Les mains aussi étaient inachevées. Les doigts manquaient, comme si on avait plutôt affaire à des moufles de chair.
Dès qu'on le regardait avec assez d'attention, l'apparence de ce soldat avait de quoi glacer les sangs.
Un homme de la Première Phalange qui s'occupait d'un blessé riva aussi son attention sur le soldat sans visage. Se relevant, il tendit un bras, comme pour indiquer à l'étrange personnage de garder ses distances.
L'homme sans visage posa une main sur le bras du soldat. Aussitôt, la tête et les mains du malheureux noircirent et se craquelèrent comme si une incroyable chaleur venait de les carboniser en un éclair. Avant d'avoir compris ce qui lui arrivait, il s'écroula avec un bruit sourd ― identique à celui que Richard avait entendu un peu plus tôt.
Le soldat qui continuait à approcher avait changé. Le nez beaucoup mieux dessiné, il était à présent doté de ce qui pouvait passer pour une bouche ― à croire qu'il avait volé ses traits à la victime qu'il venait d'abattre.
D'autres hommes de la Première Phalange vinrent se camper devant ce qui était à l'évidence un ennemi. Sans cesser d'avancer, l'inconnu les toucha tour à tour, leur infligeant la même atroce fin qu'à leur camarade.
― La bête de sang..., souffla Nicci à côté de Richard. (Pour se stabiliser, elle lui posa une main sur l'épaule.) Oui, la bête... Ton don est revenu, et elle peut de nouveau te localiser.
Escorté par une demi-douzaine d'hommes, le général Trimack se dirigeait vers l'inconnu qui venait de tuer plusieurs de ses soldats.
Levant son arme, Trimack prit une grande inspiration puis frappa de toutes ses forces. Sa cible ne faisant aucun effort pour esquiver, l'épée du général s'enfonça dans la chair d'une épaule, manquant de peu de la trancher net. Une blessure pareille aurait suffi à arrêter n'importe quelle créature.
À condition qu'elle soit vivante.
Les mains toujours refermées sur la poignée de son épée, Trimack noircit comme les précédentes victimes de la bête de sang. Carbonisé en quelques secondes, il s'écroula sans avoir eu le temps de crier ni d'écarquiller les yeux de surprise.
Malgré l'épée enfoncée dans son corps, l'homme sans visage continua à avancer comme si de rien n'était.
Avec la mort de Trimack, le monstre avait gagné une paire d'yeux et un nez plus proéminent. Et une cicatrice semblable à celle du général lui barrait désormais le visage.
La lame de l'épée vira soudain au rouge, comme si on venait de la soumettre à la chaleur intense d'une forge. Puis elle fondit, se cassa en deux et se détacha d'elle-même du corps à forme humaine de la bête de sang.
Des soldats accouraient de toutes parts, décidés à barrer le chemin à l'horrible créature.
― Reculez ! cria Richard. Reculez tous !
Une des Mord-Sith, aussi peu encline à obéir que Cara, abattit son Agiel sur la nuque de l'homme sans visage. Comme le général, carbonisée en une fraction de seconde, elle s'écroula et se recroquevilla sur le sol, évoquant les cadavres qu'on découvre après un incendie.
Sur la tête du soldat, jusque-là rasée, apparurent des mèches de cheveux blonds.
Comprenant enfin que c'était sans espoir, les soldats et les Mord-Sith reculèrent, formant autour du monstre un cercle censé ralentir et limiter son avance.
Richard s'empara de l'arbalète d'un homme. D'un coup d'oeil, il s'assura que l'arme était chargée avec un des carreaux à pointe rouge découverts par Nathan.
Alors que la bête avançait vers lui, le Sourcier leva son arme, visa soigneusement et libéra le carreau.
Quand le projectile magique se ficha dans sa poitrine, la bête s'immobilisa, dérangée par ce qu'elle prit d'abord pour une attaque inoffensive. Puis sa peau noircit et se ratatina, comme celle des hommes qu'elle venait de tuer. Ses jambes brûlant aussi de l'intérieur, elle s'écroula, se recroquevillant à son tour sur le sol.
Contrairement aux autres cadavres, elle continua à se consumer, révélant que son uniforme, loin d'être composé de tissu et de cuir, était en réalité une partie d'elle-même.
Très vite, il ne resta plus du monstre qu'un tas de cendres fumantes.
― Tu as utilisé ton don, dit Nicci, et la bête t'a retrouvé.
Le Sourcier acquiesça presque distraitement.
― Berdine, dit-il, conduis Nicci quelque part où elle pourra se reposer...
Avec un peu de chance, l'ancienne Maîtresse de la Mort se rétablirait. Richard l'espérait parce qu'il avait pour elle une énorme affection. Mais aussi parce qu'il avait besoin d'aide.
Et comme l'avait souligné Adie, seule Nicci était en mesure de la lui apporter.