Chapitre 42
Lorsqu'elle entendit du bruit, Verna leva les yeux et tourna la tête.
C'était Nathan, enfin ! Les bras se balançant au rythme de ses grandes enjambées, il avançait vers le petit groupe et le général Trimack lui collait aux basques.
Cara cessa de faire les cent pas et regarda le prophète approcher avec une imposante escorte. Dans un complexe si grand, il avait fallu du temps pour localiser Nathan et le guider jusqu'à la bonne intersection de couloirs, au plus profond des entrailles du palais.
Le prophète s'arrêta devant Verna et soupira à pierre fendre.
― Je vais finir par me déplacer à cheval dans ce palais, tant il est grand ! En plus, on voudrait que je sois partout à la fois ! Du coup, je passe mon temps à courir. Bon, qu'y a-t-il ? Le messager n'a rien voulu me dire. Avez-vous trouvé nos deux disparues ?
— Baissez la voix..., grogna Cara.
— Pour ne pas réveiller les morts, c'est ça ?
Verna s'attendait à une réplique caustique de la Mord-Sith, mais elle en fut pour ses frais.
― Non, parce que nous ne savons pas exactement ce que nous avons trouvé...
― Que veux-tu dire ? s'impatienta Nathan, surpris par le ton sinistre de la femme en rouge.
― Nous avons besoin de vos talents, dit Verna. Dans le palais, mon don est affaibli et seule la magie peut résoudre notre énigme.
De plus en plus perplexe, Nathan interrogea du regard le général Trimack.
Puis il se tourna vers les Mord-Sith, toutes en uniforme rouge, qui accompagnaient son escorte spéciale.
Berdine et Nyda avaient pris position juste derrière Cara, leur supérieure d'élection.
— Bon, reprit Nathan, quel est le problème et qu'avez-vous en tête ?
― Les serviteurs de la crypte..., commença Cara.
― Qui sont ces gens ? Je n'en ai jamais entendu parler.
Cara désigna les domestiques en robes blanches qui attendaient assez loin derrière les soldats d'élite de la Première Phalange.
― Ils entretiennent ces lieux... Comme vous le savez, je pense qu'il y a un problème ici.
― J'ai cru le comprendre oui... Mais après toutes ces recherches, je ne vois rien de particulier...
— Parce que cet endroit ne vous est pas familier. J'ai passé la plus grande partie de ma vie ici, et j'en suis au même point que vous. Les tombes ont toujours été le domaine réservé du seigneur Rahl.
» Ces domestiques étaient chargés de préparer et d'entretenir les lieux en prévision des visites de Darken Rahl. En d'autres termes, ils connaissent les lieux mieux que quiconque.
Nathan étudia les hommes et les femmes en blanc, puis il se gratta pensivement le menton.
— C'est assez logique... Alors, que t'ont-ils dit, Cara ?
— Rien, parce qu'ils sont muets. Pour la crypte, Darken Rahl sélectionnait toujours des paysans illettrés. Ils ne peuvent donc pas nous écrire ce qu'ils savent...
— « Sélectionnait », dis-tu ? Dois-je comprendre que Darken Rahl enrôlait de force ses domestiques ?
— C'est ça, oui, répondit Berdine en avançant d'un pas. Dans le même ordre d'idées, il capturait des jeunes filles pour les transformer en Mord- Sith. Cara désigna la direction générale du tombeau de Panis Rahl.
― Afin que les employés ne médisent pas de son défunt père, Darken Rahl leur a fait couper la langue. Puisqu'ils ne savent pas écrire, ces gens n'ont aucun moyen de protester contre l'injustice qui leur a été faite.
― Un homme dur..., commenta Nathan. Darken Rahl n'était pas un tendre.
― C'était un monstre, souffla la Mord-Sith.
― Personne n'a jamais prétendu le contraire.
― Maîtresse Cara, intervint Trimack, comment savez-vous ce que pensent ces gens ? S'ils ne peuvent rien dire ni écrire, c'est impossible...
― Quand ne pas faire de bruit est vital, vous communiquez par gestes avec vos hommes, n'est-ce pas ? Idem lorsque le bruit de la bataille les empêche de vous entendre... Au fil du temps, ces serviteurs ont inventé tout un langage. Quand je les ai interrogés, ils ont été capables de se faire comprendre. Jusqu'à un certain point, en tout cas. Comme vous vous en doutez, ils sont très observateurs.
― Attendez un peu de savoir ce qu'ils ont à dire..., souffla Verna.
Toute cette affaire lui semblait ridicule, mais quand les enjeux étaient si élevés, il ne fallait rien négliger. Depuis sa nomination au poste de Dame Abbesse, l'impulsive Soeur de la Lumière avait appris à mettre de l'eau dans son vin. En d'autres termes, elle savait à présent tenir compte du point de vue des autres, même quand elle ne le partageait pas.
Bien entendu, rien ne l'obligeait à aimer ça...
— Bon, que pensent ces gens ? demanda Nathan.
Cara désigna une intersection, au bout du couloir.
― Ils ont découvert un endroit qui n'est pas normal.
— Pas normal ? (Perdant patience, le prophète plaqua les poings sur ses hanches.) Que veux-tu dire ?
― Le marbre est veiné de gris dans ce secteur. Regardez et vous verrez par vous-même. Les serviteurs reconnaissent les motifs que forment les veinures dans la pierre. Ils se repèrent grâce à ces dessins naturels.
Nathan étudia un mur, les yeux plissés.
― C'est une sorte de langage à base d'emblèmes, ajouta Cara.
― Oui, oui... Continue !
― Dans ce couloir, à l'endroit que je vous ai montré, un bloc de marbre est...
Comment dire ? C'est un intrus !
Le prophète sembla de plus en plus las de cette succession de devinettes.
― Un intrus ? Et comment serait-il arrivé ici ?
― Ce n'est pas la question... Le fond du problème, si j'ai bien compris, c'est qu'il manque un couloir.
― Pardon ? Et où se cacherait-il, ton foutu couloir ?
— Derrière l'intrus, bien sûr ! Autrement dit, le bloc de marbre surnuméraire.
Cette fois, le prophète parut ébranlé.
― Avec votre pouvoir, intervint Verna, vous devriez sentir si quelqu'un se cache derrière ce mur.
Le regard de Nathan Rahl se voila.
— Quelqu'un derrière le mur ?
― Oui, c'est ce qui nous inquiète.
― Eh bien, cette théorie semble absurde, mais elle a un avantage : vérifier sera un jeu d'enfant. (Nathan désigna Trimack et le détachement qui l'accompagnait.) Et pour ça, il fallait déranger la Première Phalange ?
― Tout dépend de ce que vous détecterez..., répondit Cara.
Trimack ne cachait plus son inquiétude. Sa mission était de défendre le palais et ses habitants, en particulier le seigneur Rahl. Et il la prenait terriblement au sérieux.
― Vous croyez vraiment qu'il y a un problème, maîtresse Cara ?
La Mord-Sith ne se démonta pas.
― Pour moi, c'est ici qu'Anna et Nicci ont disparu.
Trimack hocha la tête, puis il se tourna vers ses soldats et fit signe à un officier d'approcher.
― Vous allez nous suivre et ne pas faire de bruit, dit-il lorsque l'homme l'eut rejoint.
Le capitaine acquiesça puis partit transmettre les ordres à ses soldats.
― Qui pourrait se cacher là-derrière ? demanda Trimack en regardant les deux femmes.
― Inutile de me poser la question..., souffla Verna. Je suis inquiète, mais je n'ai aucune réponse. Cela dit, au Palais des Prophètes, j'ai connu des domestiques qui en savaient plus long que quiconque d'autre sur une multitude de sujets. Je n'ai pas l'ombre d'une hypothèse, général, mais je respecte les impressions de ces gens.
― À raison, je crois, approuva le général.
― Si nous allions voir ? proposa Nathan.
En lui emboîtant le pas, Verna se félicita d'avoir su convaincre le prophète du sérieux de cette affaire. Si elle n'était pas sûre d'y croire elle-même, la Dame Abbesse tenait à soutenir Cara. Si on considérait ses états de service, la Mord-Sith méritait qu'on accorde du crédit à ses propos.
Cara se rongeait les sangs pour Nicci. Parce qu'elle était son amie, bien sûr, mais également un lien indispensable pour retrouver Richard.
Cara en tête, Nathan sur les talons, le petit groupe se déplaçait aussi silencieusement que possible. Un peu en retrait, Verna avançait avec Berdine et Nyda. L'arrière-garde était assurée par le général Trimack et ses guerriers d'élite.
Au niveau de l'intersection suspecte, plusieurs torches brûlaient, et l'une d'entre elles semblait sur le point de s'éteindre. Les domestiques étant restés en arrière, Trimack fit signe à ses hommes d'aller chercher des flambeaux derrière eux et de remédier au problème.
Cara claqua des doigts pour attirer l'attention du général. Puis elle fit signe à la moitié du détachement de dépasser l'intersection et de prendre position dans cette partie du couloir.
Désireuse de sécuriser la zone, Cara envoya quelques Mord-Sith avec ces soldats.
Puis elle se campa devant le mur et, du bout de l'index, suivit les contours du visage enchâssé dans le marbre.
Verna elle-même reconnut cette « tête » bien particulière.
― Voilà le visage de l'intrus, dit Cara à Nathan.
Le prophète se pencha, plissa les yeux pour mieux voir, puis il fit signe à la Mord-Sith de reculer.
Cara interrogea Verna du regard. Que faisait donc le vieux sorcier ?
La Dame Abbesse connaissait la réponse. Nathan utilisait sa magie pour repérer toute vie éventuelle. Ailleurs que dans ce palais, elle savait également le faire, mais avec moins d'efficacité qu'un sorcier. Dans le complexe, seuls les Rahl conservaient leur magie dans toute sa plénitude. Ici, Verna était en quelque sorte sourde et aveugle.
Cara rejoignit la Dame Abbesse et murmura :
― Qu'en dites-vous ?
― Rien de spécial, sauf que Nathan nous informera quand il aura trouvé quelque chose.
― Et ce sera long ? demanda Trimack.
― Non...
Soudain pâle comme un mort, le prophète s'écarta du mur.
D'instinct, Cara fit voler son Agiel dans le creux de sa main. Berdine et Nyda l'imitèrent en un éclair.
Nathan se retourna et rejoignit ses compagnes en faisant le moins de bruit possible.
― Par les esprits du bien..., soupira-t-il.
― Que se passe-t-il ? voulut savoir Cara.
― De l'autre côté de ce mur, il y a des centaines de gens.
― Quoi ? Vous en êtes sûr ?
― Des milliers, peut-être...
― Qui sont-ils ? s'enquit Verna.
― Impossible à dire... Je n'ai pas d'hypothèse définitive, mais sachez qu'ils trimballent une sacrée quincaillerie !
― Une quincaillerie ? répéta Trimack.
― Des armes, traduisit Verna.
― C'est ça, oui, confirma Nathan. Il y a une foule de gens, et ils sont lourdement armés.
― Des soldats, conclut logiquement Trimack.
Il dégaina son épée et tous ses hommes l'imitèrent.
― Qui sont-ils ? demanda Berdine.
― Je n'en sais rien, répondit Nathan, plus inquiet que Verna ne l'avait jamais vu. Je les sens, c'est tout...
― Eh bien, nous allons en apprendre plus, déclara Cara en avançant vers le mur.
Trimack fit signe à ses hommes, qui se placèrent des deux côtés du tronçon de couloir suspect.
― Et comment comptes-tu faire ? demanda Verna à la Mord-Sith.
Cara se tourna vers Nathan.
― Avec votre don, vous pouvez faire s'écrouler ce mur ?
― Un jeu d'enfant !
― Dans ce cas nous allons...
Nathan leva une main pour demander le silence. Puis il tendit l'oreille.
― Ils parlent... Au sujet de la lumière...
― La lumière ? répéta Verna, intriguée.
Le front plissé, le prophète se concentra.
Verna savait qu'il écoutait avec son don, plus qu'avec ses oreilles. Ne pas pouvoir faire de même la rendait folle de frustration.
― Ils viennent d'être plongés dans le noir, annonça Nathan. Toutes leurs torches se sont éteintes.
Quand des bruits de voix étouffées montèrent de derrière le mur, toutes les têtes se tournèrent dans cette direction. Cette fois, pas besoin du don pour entendre. Des hommes se plaignaient de ne rien voir et ils voulaient savoir ce qui se passait.
Puis il y eut un cri terrible ― très court. D'autres suivirent, moins forts, mais indiquant que la panique se répandait dans les rangs.
― Faites s'écrouler le mur ! lança Cara à Nathan.
De l'autre côté, les hommes criaient toujours, mais de surprise et de douleur, désormais.
Nathan leva les bras pour lancer un sortilège qui détruirait le mur.
Il n'eut pas le temps de finir. Le marbre blanc explosa, projetant des fragments de tailles diverses en direction du prophète et de ses compagnons.
Un colosse, une épée ensanglantée au poing, traversa la cloison, une épaule en avant, et s'étala de tout son long dans le couloir.
Dans un nuage de poussière, alors que le mur n'avait pas complètement fini de s'écrouler, Verna aperçut des hommes en armure sombre qui brandissaient une impressionnante panoplie d'armes.
Ils semblaient sous le choc, incapables de comprendre ce qui venait de leur arriver. Rugissant de colère, de terreur et de confusion, ils n'étaient pas encore en état de charger.
Derrière le mur ― un camouflage, en réalité ― s'étendait un long couloir rempli à craquer de soldats de l'Ordre.
Dans le vacarme et l'affolement général, des hommes traversaient la brèche du mur. Le plus souvent, ils étaient grièvement blessés. Certains avaient perdu un membre, d'autres saignaient de la gorge, d'autres encore se tenaient le ventre...
Une tête détachée de son corps jaillit même de l'ouverture comme un grotesque ballon.
Le marbre blanc virait partout au rouge, et la boucherie commençait à peine.
Au milieu de cet enfer, alors que des hommes tombaient tout autour de lui, répandant sur le sol leur sang, leurs entrailles et des fluides moins nobles, Richard avançait lentement mais inexorablement.
Soutenant Nicci d'un bras ― en réalité, il devait la porter, car elle semblait inconsciente ―, le Sourcier se battait d'une seule main.
Mais il était le messager de la mort, et chacun de ses coups supprimait une vie.