Chapitre 10
Un bras autour des épaules de Jillian, Kahlan suivait l'empereur et son escorte, qui regagnaient lentement le pavillon sous les regards éblouis et les vivats des soudards.
Quelques hommes criaient le nom du tyran, le remerciant de les conduire à la victoire contre les infidèles. D'autres lançaient des « Jagang le Juste » vibrant d'émotion et de conviction.
Comment pouvait-on associer la notion de justice au pire tyran de l'histoire ?
De temps en temps, Jillian levait sur sa protectrice des yeux débordant de reconnaissance. Là encore, c'était un mensonge. En réalité, la prisonnière ne pouvait quasiment rien pour la fillette. Et selon la tournure des choses, elle serait peut-être même un jour la cause principale de son malheur.
Non ! Il ne fallait pas raisonner ainsi. Si Jillian devait souffrir, ce serait la faute de Jagang et de l'Ordre Impérial, même si les apparences pouvaient laisser croire le contraire. Pour parvenir à leurs fins, les zélateurs de l'Ordre ne reculaient devant rien. Et leurs victimes ne pouvaient en aucun cas être tenues pour leurs complices. Si Kahlan se sentait prête à répondre de ses actes, elle n'avait pas l'intention d'endosser une part de la responsabilité du camp ennemi.
Culpabiliser les victimes était une des grandes stratégies de tous les individus ou groupes malfaisants. Quand on entrait dans ce jeu, on y perdait la partie, certes, mais avant tout son âme.
Malgré ses certitudes philosophiques, Kahlan se désolait que Jillian soit retombée sous la coupe des bouchers de l'Ordre.
Les soudards venus de l'Ancien Monde étaient prêts à torturer des innocents au nom de ce qu'ils nommaient « les intérêts supérieurs de l'humanité ». En réalité, ils étaient les pires ennemis de l'humanité et de ses intérêts.
Méprisant le bien, ils se révélaient incapables d'éprouver des sentiments ― en d'autres termes, ignorant tout de l'amour, ils le vomissaient pour se venger.
Pour ces tueurs, l'envie et le ressentiment étaient de puissants moteurs, pas la recherche de valeurs élevées.
Depuis sa capture par les soeurs, puis par Jagang, Kahlan n'avait eu qu'une seule véritable satisfaction : avoir permis à Jillian de s'évader. Et voilà qu'elle venait de perdre son seul motif de se réjouir.
Alors que le petit groupe traversait le camp, la fillette se serra plus étroitement contre Kahlan, cherchant son illusoire protection. Les soldats qui grouillaient autour d'elle la terrorisaient, c'était évident. Mais les gardes d'élite lui faisaient encore plus peur, si c'était possible. Tout simplement parce que c'étaient eux qui l'avaient traquée et retrouvée.
Même si elle connaissait comme sa poche les ruines de Caska, Jillian restait une enfant incapable de faire face à des hommes si expérimentés et si déterminés. À présent qu'elle était de nouveau entre les mains de l'Ordre, Kahlan doutait de pouvoir grand-chose pour elle ― et sauf miracle, une seconde évasion était hors de question.
Alors qu'elles slalomaient entre les flaques de boue et les innombrables tas d'immondices, Kahlan prit délicatement le menton de Jillian et lui fit soulever la tête. Au moins, la blessure que venait de lui infliger Jagang ne saignait plus. Quand il frappait, les chevalières de l'empereur se transformaient en de redoutables armes, Kahlan avait payé pour le savoir.
Hélas, ce n'était probablement pas la pire chose qui guettait la gamine...
Même s'il s'était réjoui qu'on lui ramène une prisonnière évadée ― lui fournissant ainsi un moyen de pression sur Kahlan ―, Jagang s'était surtout intéressé à l'étrange dôme découvert dans la fosse. À croire qu'il en savait plus long à ce sujet qu'il voulait bien le dire. Bien qu'il aimât se donner des allures de brute épaisse, l'empereur était un homme cultivé et intelligent. Au fond de la fosse, il n'avait jamais paru vraiment surpris par ce que lui montrait le messager. Un indice troublant de plus...
Après avoir ordonné qu'on sécurise la zone, l'interdisant aux soudards de base, Jagang avait laissé des instructions très précises aux contremaîtres et aux autres officiers. Dès l'ouverture de la crypte ― ou de quoi que ce fût d'autre ―, il faudrait le faire prévenir sur-le-champ.
Une fois le site de fouille organisé selon sa volonté, le maître de l'Ordre avait manifesté le désir de jeter un coup d’oeil aux premières rencontres du tournoi de Ja'La. Tenant jalousement à son équipe, il entendait se charger lui-même d'espionner la concurrence.
Kahlan avait déjà dû accompagner Jagang dans les tribunes d'un terrain de Ja'La. L'idée de devoir recommencer lui déplaisait au plus haut point, car l'excitation du spectacle ― particulièrement violent ― mettait son ravisseur d'une humeur très orageuse et réveillait ses pulsions charnelles les plus sauvages. Dans son état normal, et malgré son haut degré de raffinement, Jagang était capable d'une violence et d'une cruauté qui dépassaient l'imagination. En revenant du Ja'La, il se montrait encore plus inhumain et plus brutal.
Après la première rencontre qu'ils avaient suivie ensemble, l'empereur avait lâché la bonde au désir bestial que lui inspirait sa prisonnière. Luttant contre la panique, Kahlan avait réussi à se résigner à ce qui était inévitable, puisqu'elle n'avait aucun moyen de se défendre. Pétrifiée, elle s'était retrouvée coincée sous le poids écrasant du tyran, offerte à son insatiable lubricité.
Pour ne pas basculer dans la folie, elle s'était préparée à s'abstraire du moment présent. Oui, ne plus rien ressentir et conserver la rage qui bouillait en elle pour une occasion où elle aurait une véritable utilité.
Mais l'empereur n'était pas allé jusqu'au bout de son viol.
« Lorsque je te prendrai, je veux que tu saches qui tu es et pourquoi je suis si content de te violer. Ce sera l'expérience la plus horrible de ta vie. Je veux qu'il souffre autant que toi, comprends-tu ? Quand ma semence coulera en toi, j'entends que tu saches exactement qui tu es et ce que ça signifie.
Ainsi, ce souvenir te hantera jusqu'à la fin de ta vie. Et il y pensera chaque fois qu'il te regardera. Avec le temps, il te haïra parce que tu auras un jour été à moi. Et il honnira ton enfant ― celui que je te ferai, chienne !
Mais pour ça, il faut que tu recouvres la mémoire. Si je me laisse aller ce soir, je gâcherai une formidable occasion de ravager ta vie et la sienne. »
Un discours d'autant plus mystérieux que la prisonnière ignorait de quel « il »
parlait son tortionnaire.
Mais une certitude demeurait : le désir de vengeance, contre elle et contre l'inconnu dont la vie serait dévastée, avait plus d'attrait pour Jagang que la satisfaction de ses besoins primaires, et cela en disait long sur le mal que Kahlan et l'énigmatique « il » avaient dû lui faire.
Au fond, ça n'avait rien d'étonnant, car la patience était une des principales qualités de Jagang ― en tout cas, une des caractéristiques qui le rendaient le plus dangereux. S'il avait une certaine tendance à l'impulsivité, il ne fallait pas s'y tromper : cet homme n'avait rien d'un chien fou. Tous ses actes étaient soigneusement calculés et pesés.
Ce soir-là, pour être mieux compris par sa victime, Jagang avait fait une comparaison avec la façon dont il châtiait les gens qui lui déplaisaient. S'il les tuait, ça mettait un terme à leurs souffrances, et les choses s'arrêtaient là.
En revanche, s'il les soumettait à de lentes et longues tortures, ils finissaient par implorer qu'on les achève, une « faveur » qu'il s'empressait bien sûr de leur refuser. Et tout au long de leur calvaire, il pouvait se délecter de leurs remords et de leur (tardif) repentir.
C'était exactement ça qu'il réservait à Kahlan, avec en plus les tourments du regret et du deuil. Mais pour ça, elle devait d'abord recouvrer la mémoire.
Sinon, comment aurait-elle mesuré ce qu'elle avait perdu ?
Ayant renoncé à la violer pour mieux la torturer plus tard, Jagang s'était rattrapé sur une série de prisonnières toutes plus terrifiées les unes que les autres.
Son lit ne désemplissait pas ! Mais avec un peu de chance, Jillian lui semblerait trop jeune pour le satisfaire.
En revanche, si Kahlan lui en donnait le prétexte, il la trouverait largement assez âgée pour subir un martyre...
Aux abords du terrain de Ja'La, où une partie était déjà en cours, les gardes d'élite écartèrent sans ménagement les soldats occupés à applaudir ou à huer les joueurs. Les récalcitrants ― parce que le Ja'La les plongeait en transe, comme une drogue ― durent numéroter leurs abattis.
Un ivrogne de fort mauvaise composition déclara qu'il ne se ferait éjecter par personne, l'empereur compris. Joignant le geste à la parole, il se campa devant les gardes du corps de Jagang, les poings brandis.
Alors qu'il éructait des injures, la lame incurvée d'un grand couteau lui ouvrit proprement le ventre.
L'incident ne ralentit pas Jagang et sa suite. Posant une main sur ses yeux, Kahlan épargna à Jillian la vision de l'imbécile qui se vidait de son sang sur le sol.
La pluie ayant cessé, Kahlan rabattit la capuche de son manteau. De lourds nuages noirs dérivaient toujours au-dessus des plaines d'Azrith, augmentant le sentiment de claustration ― oui, même dans un décor si immense ― qui minait la jeune femme.
Le premier jour de l'hiver menaçait d'être sombre et sinistre, comme la saison dont il était le héraut. À croire que le monde allait s'enfoncer dans une nuit éternelle et glacée.
Lorsque la petite colonne eut atteint le bord du terrain de Ja'La, Kahlan se dressa sur la pointe des pieds pour apercevoir par-dessus l'épaule des gardes les joueurs qui s'affrontaient depuis un moment. Soudain consciente que son comportement pouvait être mal interprété, elle se laissa retomber sur les talons. Si Jagang pensait qu'elle se passionnait soudain pour le Ja'La, il lui demanderait des explications, et c'était la dernière chose qu'elle voulait...
En réalité, elle se fichait de la rencontre en cours. Une seule chose l'intéressait
: l'homme aux yeux gris qui s'était jeté dans la gadoue faisait-il partie d'une des équipes en lice ?
Si la pluie ne revenait pas, il allait avoir du mal à dissimuler son visage. De toute façon, s'il conservait son masque de boue, Jagang finirait par avoir des soupçons. Le marqueur de l'équipe du général Karg ne pouvait pas se négliger ainsi. Au bout du compte, la stratégie de l'inconnu se retournerait contre lui. Que ferait-il alors ? Si elle ne se trompait pas sur son compte, la suite des événements risquait d'être intéressante.
Dès que le marqueur d'une des équipes parvenait à mettre un pied dans le camp ennemi, les spectateurs lui hurlaient des encouragements ou le huaient, selon leur « allégeance ». Comme c'était leur mission, les défenseurs se ruaient sur l'intrus, lui barrant le chemin. Pour le neutraliser, ils n'hésitaient pas à le plaquer à terre, profitant de la mêlée pour lui assener des coups vicieux.
L'objectif du Ja'La était de propulser dans un des buts adverses le petit mais très lourd ballon de cuir qu'on appelait le broc. En tentant de s'en emparer ou d'attaquer lorsqu'ils le détenaient, les joueurs se retrouvaient très souvent par terre. Comme ils jouaient torse nu, les plus exposés avaient vite la poitrine poisseuse de sueur et de sang.
Le terrain de Ja'La, rigoureusement carré, était divisé en différentes zones par un quadrillage tracé à la peinture blanche. Un but se dressait sur chaque coin, ce qui en faisait deux à défendre par équipe. Le seul joueur autorisé à marquer un point ― uniquement quand c'était au tour de son équipe, et avec de strictes limites de temps ― était l'attaquant de pointe. Mais pour cela, il devait se trouver dans une zone bien précise du camp adverse. À partir de ce
« quadrilatère de lancer », qui faisait toute la largeur du terrain, le marqueur pouvait propulser son broc au fond d'un des deux buts ennemis.
Ce n'était pas un jeu d'enfant. Avec un projectile si lourd, une cible très étroite et une distance non négligeable à franchir, les tirs manquaient trop souvent de précision.
Et bien entendu, les joueurs adverses pouvaient intercepter le broc ou le dévier. Ils avaient aussi le droit d'éjecter le marqueur du quadrilatère ― ou de le sonner pour le compte ― alors même qu'il tentait d'ajouter un point au score de son équipe.
Au cours d'une attaque, le broc pouvait être utilisé comme une sorte de boulet capable d'assommer les défenseurs trop empressés.
Les équipiers de l'attaquant de pointe monté en position d'attaque avaient le choix entre deux stratégies. Primo, tenter d'éliminer les adversaires massés devant l'un et l'autre de leurs buts. Secundo, se concentrer sur la protection de leur marqueur, afin qu'il ait tout le temps de tirer.
Les défenseurs des équipes les plus affûtées se divisaient en deux groupes pour tenter de gagner sur les deux tableaux. D'autres formations se concentraient sur l’une ou l'autre des stratégies. Et comme toujours dans la vie, chaque façon de procéder avait ses avantages et ses désavantages.
Très en arrière du quadrilatère de tir, une ligne matérialisait le seul autre endroit d'où l'attaquant de pointe pouvait tenter de marquer. Quand un
« tir lointain » faisait mouche, l'équipe concernée ajoutait deux points à son score au lieu d'un. Mais les vrais champions gaspillaient rarement ainsi une occasion de faire la différence. De loin, on perdait énormément de précision et les risques d'interception augmentaient considérablement. En général, ces tentatives désespérées avaient lieu en fin de partie, lorsque l'équipe menée au score se retrouvait à court de temps.
Lorsque les défenseurs adverses plaquaient le marqueur, ses ailiers avaient le droit de récupérer le broc et de tirer. C'était la seule occasion où ils pouvaient se substituer à l'homme-clé de l'équipe...
Lorsque le broc sortait des limites du terrain, après un tir manqué, par exemple, l'équipe attaquante le récupérait, mais elle devait repartir du fond de son camp, où se trouvait le quadrilatère dit « de regroupement ». Tant que la période d'attaque d'une équipe n'était pas écoulée, son adversaire n'était pas autorisé à passer à l'offensive.
Sur quelques rares quadrilatères disposés aléatoirement dans chaque camp, le marqueur était en position dite « d'invulnérabilité ». En d'autres termes, on ne pouvait ni le plaquer ni lui arracher le broc. Ces zones de non-conflit, parfois très utiles, pouvaient devenir un piège mortel pour les équipes trop passives. S'il s'y réfugiait trop souvent, le marqueur perdait tout son potentiel agressif et son équipe piétinait. Heureusement, il pouvait passer le broc à un de ses ailiers, quitter le quadrilatère et se faire restituer ensuite le précieux ballon.
Sur tous les autres quadrilatères et dans la zone de tir, les joueurs adverses étaient en droit de plaquer leurs ennemis et de leur subtiliser le broc.
Tant que la période d'attaque de l'autre équipe n'était pas écoulée, ils n'avaient pas le droit de marquer. On disait alors qu'ils « jouaient pour la possession », une tactique consistant à mobiliser le broc afin de neutraliser les manoeuvres offensives adverses.
Les attaquants n'avaient qu'une solution : récupérer de haute lutte le broc.
Dans une partie de haut niveau, les phases de « combat pour la possession »
pouvaient se révéler particulièrement sanglantes.
Les périodes d'attaque étaient décomptées par un sablier. Quand il n'y en avait pas, on utilisait un seau d'eau percé d'un petit trou. En théorie, les règles du Ja'La étaient plutôt compliquées. En pratique, on faisait plutôt dans le flou artistique. Pour plaire au public, presque tout était permis, à part marquer lorsque ce n'était pas à son tour.
La division en périodes d'attaque évitait qu'une équipe domine outrageusement son adversaire. Elle permettait également d'éliminer les temps morts, car les phases de jeu s'enchaînaient à une vitesse folle.
Dans un cadre si contraignant, marquer devenait un exploit et on comptait rarement plus de trois ou quatre points par équipe dans une rencontre.
Lors d'un tournoi de ce niveau, l'écart n'était pratiquement jamais supérieur à deux points.
Les différentes périodes d'attaque, dont le nombre était déterminé à l'avance, constituaient le « temps de jeu officiel ». Mais dans le monde du Ja'La, les résultats nuls n'existaient pas. Quand le score était vierge, ou égal, on ajoutait des prolongations jusqu'à ce qu'une équipe ait enfin marqué un point. L'autre avait alors droit à une période d'attaque pour égaliser. En cas d'échec, elle avait partie perdue. Sinon, on repartait pour un cycle. Et il n'était pas question de s'arrêter avant qu'un vainqueur ait été désigné.
Dans l'univers outrageusement simpliste de l'Ordre Impérial, il devait y avoir un gagnant et un perdant.
Qu'il y ait eu ou non des prolongations, une fois la partie terminée, l'équipe perdante était flagellée sur le terrain même où elle avait connu l'infamie de la défaite. Le fouet, un chat à sept queues aux lanières de cuir clouté, infligeait de terribles blessures aux suppliciés. Chaque point d'écart valait un coup pour les perdants. Avec un fouet normal, cela aurait été déjà cher payé.
Avec cet instrument de torture, mieux valait ne jamais se laisser décrocher au score.
Alors qu'on fouettait les perdants agenouillés au centre du terrain, les spectateurs comptaient les coups avec un enthousiasme répugnant. Pendant la punition, les vainqueurs faisaient souvent plusieurs tours d'honneur histoire d'humilier un peu plus leurs adversaires.
Dans cette atmosphère de compétition malsaine, la séance de flagellation tournait souvent à l'hystérie collective. Pas de quoi s'étonner puisque les joueurs, sélectionnés pour leur brutalité plus que pour leur talent, évoluaient devant un public de bouchers.
De toute façon, les « amateurs » de Ja'La étaient presque toujours avides de voir du sang. Les femmes qui « accompagnaient » l'armée ― jamais les dernières à courir voir une partie ― n'étaient pas le moins du monde choquées par ce spectacle. Bien au contraire, ça les incitait à faire assaut de séduction pour se gagner les faveurs des joueurs les plus en vue. Dans la culture de l'Ancien Monde, le sexe et la violence allaient souvent de pair, qu'il s'agisse d'une rencontre de Ja'La ou de la mise à sac d'une ville.
Lorsqu'elle n'avait pas son content d'hémoglobine, la foule s'énervait, jugeant que les joueurs ne faisaient pas de leur mieux. Après une partie, Jagang avait ordonné l'exécution d'une équipe entière pour « antijeu ». À peu près l'équivalent d'une accusation de désertion sur un champ de bataille.
Inutile de dire que les équipes engagées dans la rencontre suivante ― sur un terrain glissant à force d'être maculé de sang ― s'étaient données à fond.
Pour les spectateurs, plus un joueur était brutal et meilleur on l'estimait. Les membres cassés se comptaient par dizaines et les fractures du crâne faisaient partie de la routine. Les joueurs qui comptaient un ou plusieurs morts à leur palmarès déchaînaient l'enthousiasme des foules. Parmi les coqueluches de ces dames, les meurtriers figuraient systématiquement en tête de liste.
Pour l'Ordre Impérial, le Jeu de la Vie était une affaire de sang, de sueur et de larmes.
Kahlan vint se camper juste derrière l'empereur, qui avait choisi une excellente place, sur un côté du terrain, bien au milieu. La partie était commencée depuis un moment, et elle semblait des plus serrées.
Les gardes d'élite avaient établi un cordon de sécurité autour de l'empereur.
Les anges gardiens de Kahlan, comme d'habitude, formaient un cercle autour d'elle afin de lui bloquer toutes les voies d'évasion.
Avec l'excitation du Ja'La et les beuveries permanentes, les choses pouvaient mal tourner à chaque instant.
Même s'il se faisait protéger, Jagang n'était pas homme à fuir devant la violence. Après avoir conquis le pouvoir par la force, il entendait le garder en se montrant impitoyable. En force pure, peu d'hommes de son entourage, pourtant composé de colosses, étaient en mesure de lui tenir tête. Et aucun n'avait son expérience et ses compétences de guerrier.
Si l'envie lui en prenait, Jagang était sans doute capable de broyer un crâne humain d'une seule main. Et en plus de tout ça, il marchait dans les rêves.
Bref, il aurait pu évoluer seul parmi des milliers de soudards saouls et agressifs sans avoir rien à craindre.
Sur le terrain, les deux équipes se livraient un combat à mort. Un des deux marqueurs venait de perdre le broc. Une double attaque ― en d'autres termes, deux colosses l'avaient percuté en même temps. Un genou en terre, le marqueur tentait de reprendre son souffle.
Ce n'était pas l'homme que cherchait Kahlan.
Une sonnerie de corne annonça la fin de la période de jeu. Les supporteurs de l'équipe qui jouait la défense se réjouirent que leur camp n'ait encaissé aucun point.
Traversant le terrain d'une démarche altière, l'arbitre alla remettre le broc au marqueur de l'autre équipe.
Ce n'était pas non plus l'inconnu aux yeux gris, constata Kahlan, très déçue.
La corne sonna de nouveau et un assistant de l'arbitre retourna le sablier.
Aussitôt, les deux équipes se lancèrent l'une contre l'autre.
Le contact fut rude et un des joueurs hurla de douleur. Trop petite pour voir ce qui se passait au-delà du cordon de gardes, Jillian frissonna néanmoins de terreur et se pressa davantage contre Kahlan.
Tandis qu'on évacuait le blessé, l'affrontement atteignit des sommets de violence.
Estimant qu'il en avait assez vu, Jagang se détourna et partit en direction d'un autre terrain de Ja'La. Malgré leur fascination pour le jeu, les spectateurs s'écartèrent afin de laisser passer le tyran et sa suite.
Sur le chantier, le travail n'avait pas cessé. Les équipes opérant par roulement, presque tous les ouvriers pourraient suivre au moins une des rencontres prévues durant la journée et en début de soirée.
D'après ce que Kahlan avait compris, une horde d'équipes entendaient gagner le droit d'affronter les hommes de l'empereur. Pour les soldats, condamnés à travailler chaque jour d'un siège qui promettait d'être interminable, le grand tournoi était une diversion très bienvenue.
Sur le deuxième terrain, une zone réservée à Jagang et à sa suite était délimitée par des cordes. Dans cette sorte de loge d'honneur, l'empereur et les officiers qui venaient de le rejoindre conversèrent avec passion au sujet des équipes qui allaient se rencontrer. Apparemment, la partie délaissée par Jagang opposait des formations de seconde zone. Pour des raisons qui dépassaient Kahlan, celle qui n'allait pas tarder à commencer promettait un bien meilleur spectacle.
Les deux marqueurs vinrent au centre du terrain pour le tirage au sort. Quand chacun eut pris une paille dans la petite gerbe que lui tendait l'arbitre, celui qui tenait la plus longue la brandit victorieusement.
Sa victoire lui donnait le droit de « prendre le broc », c'est-à-dire de commencer par une phase d'attaque, ou de le laisser au perdant. Bien entendu, aucune équipe n'offrait jamais l'initiative à son adversaire, car il était très important de marquer en premier.
D'après les commentaires des spectateurs, le tirage au sort décidait en fait de l'issue de la partie, car c'était un signe du destin. Une idée totalement stupide ― du coup, à quoi servait de disputer la rencontre ? ―, mais en phase avec le déterminisme obtus de l'Ordre Impérial.
Aucun des deux marqueurs n'était l'homme que Kahlan recherchait.
Dès le début, il fut évident que ces joueurs étaient bien meilleurs que les précédents. Les plaquages, en particulier, se révélaient plus spectaculaires.
Un des marqueurs se révéla d'une souplesse impressionnante. Vif comme l'éclair, il évitait les défenseurs jusqu'à ce qu'il soit bloqué. À ce moment là, il lançait carrément le broc sur le joueur adverse qui lui barrait le chemin. En général, l'homme s'écroulait, le souffle coupé, et un des ailiers du marqueur venait récupérer le broc afin de relancer l'attaque.
― Je m'excuse..., souffla Jillian à Kahlan alors que les gardes, les officiers et l'empereur lui-même ne perdaient pas une miette de la partie.
― Ce n'est pas ta faute, Jillian. Tu as fait de ton mieux.
― Tu m'as si bien aidée ! J'aurais dû être à la hauteur, mais...
― Allons, oublie ça... Je suis prisonnière, comme toi... Toutes les deux, nous ne pouvons rien contre ces brutes.
― Au moins, je suis contente d'être avec toi, dit Jillian avec un sourire.
Kahlan le lui rendit, puis elle jeta un coup d'oeil à ses anges gardiens, qui s'intéressaient toujours à la rencontre.
― Je vais tâcher de nous sortir de là, ne t'en fais pas...
De temps en temps, Jillian se tordait le cou pour apercevoir le terrain derrière l'empereur et ses officiers. Voyant que la petite se massait les bras et claquait des dents, Kahlan ouvrit son manteau et lui fit une place dessous.
Chaque équipe marqua un point, puis le score cessa de bouger. Le temps réglementaire touchant à sa fin, il allait y avoir des prolongations, pensa Kahlan.
Elle se trompait lourdement. Lors d'une double attaque, les deux défenseurs percutèrent le marqueur adverse sur les flancs. Chaque homme ayant un coude en avant, leur cible encaissa un choc terrible auquel ses côtes ne résistèrent pas. Alors qu'un craquement sinistre faisait grincer les dents de Kahlan, l'homme s'écroula comme une masse.
L'attaque semblait bien lui avoir défoncé la cage thoracique.
Alors que la foule applaudissait à tout rompre, Kahlan pressa contre elle le petit visage de Jillian.
― Ne regarde pas..., souffla-t-elle.
― Je ne comprends pas pourquoi ils aiment des jeux si cruels...
― Parce que ce sont des gens cruels, petite...
Alors qu'on évacuait le moribond, un défenseur fut désigné pour le remplacer.
Cette décision fut applaudie par les supporteurs de l'équipe privée de son meneur de jeu ― et huée par ceux du camp adverse. Alors qu'une bagarre générale menaçait, la partie reprit et les belligérants oublièrent provisoirement leurs griefs.
Le nouveau marqueur se révéla beaucoup moins bon que le titulaire du poste.
Malgré une résistance acharnée, son équipe perdit la rencontre de deux points.
Un triomphe pour la formation adverse ! Une victoire nette et sans bavure, et l'élimination définitive d'un concurrent dangereux. De quoi améliorer grandement la réputation d'une équipe.
Jagang et ses officiers semblaient ravis par le déroulement et la conclusion de la partie. Véritable ode à la sauvagerie et à l'absence de scrupules, cette rencontre était un petit chef-d'oeuvre de Ja'La.
Les soldats d'élite et les autres gardes, bouleversés par l'intensité du combat, échangeaient des commentaires sur les phases de jeu les plus violentes.
Déjà excitée par la partie, la foule attendait impatiemment la séance de flagellation.
Ensuite, une autre rencontre commencerait. Dans le monde du Ja'La, on limitait au maximum les temps morts.
De fait, dès que les punitions furent terminées, une équipe toute fraîche entra sur le terrain. Des applaudissements frénétiques saluèrent les nouveaux venus qui devaient être des joueurs très célèbres. De fait, ils s'offrirent un tour d'honneur avant même d'avoir marqué un point.
Un des gardes spéciaux de Jagang souffla à son camarade le plus proche que cette équipe était extraordinaire et qu'elle écrabouillerait son adversaire. À en juger par le cri que poussait l'assistance, ce pronostic devait être largement majoritaire.
Pour être populaire, une équipe de Ja'La devait avoir une réputation de cruauté et d'agressivité permanente. Après la rencontre précédente ― un amuse-gueule ―, les spectateurs avaient soif d'action et de sang.
Toutes les têtes se tournèrent soudain vers l'autre extrémité du terrain. La deuxième équipe y faisait son entrée avec une sobriété remarquable.
Pas de poing levé, de torse bombé ni de cri de guerre.
Kahlan écarquilla les yeux comme des milliers de personnes.
Un silence de mort s'abattit sur le public. Pas un applaudissement, pas un hurlement de soutien...
Ces hommes étaient trop surprenants pour qu'on les acclame.