Chapitre 52
Sur l'étroite route qui serpentait jusqu'au pied du haut plateau, un vent mordant faisait voleter les cheveux de Richard.
Sur la gauche du Sourcier, Nathan se penchait dangereusement pour tenter d'apercevoir le fond de l'abîme. Même dans les pires moments de crise, le prophète gardait la curiosité d'un enfant. Un gamin de mille ans, rien que ça !
Mais avoir passé sa vie en prison pouvait expliquer qu'une personne manque quelque peu de maturité.
Sur la droite de Richard, Nicci était d'humeur morose, et on pouvait la comprendre. Derrière le jeune homme, Cara et Verna attendaient en trépignant. Les deux femmes, pas particulièrement connues pour leur caractère avenant, semblaient brûler d'envie de jeter quelqu'un dans le vide.
En réalité, c'était Nathan qui rêvait de commettre un meurtre. Depuis qu'il avait appris l'assassinat d'Anna, la rage lui tordait les entrailles, mais il le cachait très bien. Richard pouvait comprendre cette réaction, car il était passé par là après la disparition de Kahlan.
Dans un concert de grincements et de craquements, le pont-levis se baissait lentement. Lorsqu'il fut quasiment en position, Richard découvrit enfin le visage du soldat qui attendait de l'autre côté.
Des yeux noirs se rivèrent dans ceux du Sourcier, le défiant d'avancer.
L'homme était un colosse à la poitrine et aux bras harmonieusement musclés.
Des cheveux graisseux tombant en mèches poisseuses sur ses épaules, il semblait n'avoir jamais pris un bain de sa vie. Et l'odeur que charriait le vent confirmait cette hypothèse.
Encore tout jeune, ce soudard était le prototype même de ce que l'Ordre appelait un « combattant de la justice ». Bref, il s'agissait d'une brute sans cervelle prête à tout pour satisfaire ses besoins et ses envies. Se fichant du mal qu'il faisait autour de lui, ce « héros » ignorait le sens des mots « pitié »,
« compassion » ou « empathie ». Pour lui, la douleur d'autrui ne signifiait rien. Comme un fauve, il tuait pour vivre et ça ne lui valait aucun tourment de conscience. Tous les soldats réguliers de l'Ordre étaient coulés dans ce moule.
Ses muscles s'étant développés plus vite que son cerveau, ce tueur n'avait aucune idée de ce que signifiait la notion de civilisation. De toute façon, ça ne l'aurait pas intéressé, puisqu'il n'y avait rien là-dedans qui puisse contribuer au triomphe sans partage de ses instincts les plus vils.
Ce messager n'avait pas été choisi au hasard. Dans toute sa sauvagerie, il représentait à merveille les hordes de bouchers qui attendaient dans les plaines d'Azrith.
Cela dit, son enveloppe charnelle n'avait guère d'importance. Ce qui comptait, c'était son esprit.
Un esprit présentement envahi et dominé par celui de l'empereur.
Jagang avait contacté Richard par l'intermédiaire du livre de voyage de Verna.
Grâce à l'exemplaire d'Anna, volé par Ulicia, il disposait désormais d'un moyen de communiquer directement avec ses ennemis.
La Dame Abbesse avait été surprise par cette initiative du tyran. Richard, lui, s'y attendait, et il avait même demandé à Verna de vérifier s'il n'y avait pas un nouveau message...
Jagang voulait parlementer. Il viendrait seul, annonçait-il, mais dans l'esprit d'un autre homme, par souci de sécurité. Si ça l'amusait, Richard pouvait débouler avec toute une armée pour escorte. La vie du messager n'intéressait pas l'empereur. Si le Sourcier décidait de le tailler en pièces pour se défouler, il lui souhaitait bien du plaisir.
D'expérience, Richard savait qu'il était impossible de nuire au tyran lorsqu'il résidait dans l'esprit d'une de ses marionnettes. Kahlan avait un jour tenté de le toucher avec son pouvoir, mais il avait pu s'éclipser juste avant que son
« hôte » soit frappé.
Nathan, Verna, Cara et Nicci avaient tous des dons remarquables, mais ils ne réussiraient pas davantage à piéger Jagang. Tuer le soldat était bien entendu possible, mais à quoi bon ? Jagang aurait ajouté un nom sur sa liste de héros tombés pour la cause, puis il serait passé à autre chose.
Non, les compagnons du Sourcier n'étaient pas là pour assassiner l'empereur dans l'esprit de sa marionnette. En revanche, chacun était présent pour une raison bien particulière...
Un bruit sourd indiqua que le pont-levis était en place. Selon les instructions que leur avait données le seigneur Rahl, les soldats qui avaient actionné le mécanisme s'éloignèrent, allant se poster assez loin pour ne pas pouvoir entendre la conversation.
Dès qu'ils furent en position, Richard s'engagea sur le pont et ses amis lui emboîtèrent le pas.
Le soldat attendit un moment, les pouces glissés dans son ceinturon, puis il daigna faire la moitié du chemin et rejoindre le Sourcier au milieu du pont.
Le regard noir du soudard ― celui de Jagang, en réalité ― restait rivé sur Nicci. Alors que celui qui tirait les ficelles de son corps devait en frémir de rage, le jeune homme sembla franchement stimulé par la beauté de l'ancienne Reine Esclave.
Hypnotisé, il reluquait le décolleté de la magicienne et semblait ravi par ce qu'il voyait.
― Que voulez-vous ? demanda Richard d'un ton neutre.
Le regard noir se braqua un instant sur le Sourcier, mais ça ne dura pas, et il revint se poser sur Nicci.
― Eh bien, ma petite chérie, je vois que tu as encore réussi à me trahir...
Nicci ne frémit même pas sous l'accusation.
― Vous vouliez me parler, paraît-il, dit Richard, souverainement calme. Qu'y a-t-il de si important pour vous ?
― Pour moi ? C'est pour toi que c'est important, mon garçon !
― Admettons, si ça peut vous faire plaisir...
― Dis-moi, tiens-tu aux personnes qui sont massées derrière toi ?
― Vous connaissez déjà la réponse... Où voulez-vous en venir ?
― Je suis là pour te donner une chance de démontrer à quel point tu aimes tes amis. Écoute-moi bien, parce que je ne suis pas d'humeur à livrer une joute verbale.
Richard brûlait d'envie de demander au tyran s'il dormait bien, ces derniers temps. Mais il résista à la tentation de persifler. Cette rencontre avait un motif sérieux.
― Je vous écoute, Jagang...
Un peu à la manière d'un automate, le soldat leva un bras pour désigner le complexe, derrière Richard.
― Des milliers de personnes attendent de connaître leur destin. Et tout repose entre tes mains.
― C'est même pour ça qu'on m'appelle seigneur Rahl, rappela Richard.
― Eh bien, seigneur Rahl, alors que tu ne représentes que toi-même, je parle au nom d'une communauté, celle des fidèles de l'Ordre. La sagesse collective d'un peuple de bien me guide et me soutient.
― La sagesse collective ? répéta Richard.
Non sans peine, il parvint à ravaler une remarque ironique.
― C'est ce qui fait la grandeur de l'Ordre, mon garçon. Ensemble, nous sommes légion, et cela nous rend supérieurs à vous, les individualistes.
― Oui, oui... Il me semble avoir affronté la sagesse collective de votre équipe de Ja'La ― qui a reçu une sacrée correction, si ma mémoire ne me trompe pas.
Le soldat avança d'un pas, comme pour attaquer. Richard ne céda pas un pouce de terrain. Les bras croisés, il soutint le regard haineux de Jagang.
― C'était toi ? demanda l'empereur.
― À votre service, Excellence ! Alors, qu'avez-vous à me dire ?
― Quand nous investirons le palais, et nous y arriverons un jour ou l'autre, les jeunes et braves soldats comme celui qui se tient devant toi ― l'élite de l'Ancien Monde, chargée de châtier les infidèles du Nouveau ― se déverseront dans les couloirs comme un raz-de-marée. Je te laisse imaginer ce qu'ils feront aux adorateurs timorés du seigneur Rahl...
― Je sais comment les héros de l'Ordre traitent les innocents. Après être passé après eux dans plusieurs villes dévastées, je n'ai nul besoin d'imaginer...
― Eh bien, si tu veux voir la même chose ici ― en dix fois pire, à cause de ton insupportable arrogance ― il te suffira d'attendre en croisant les bras. Mes hommes viendront, ils triompheront et se vengeront du mal que tu as fait à leur peuple, dans les villes et les campagnes de leur terre natale.
― J'ai déjà entendu tout ça, et ça ne m'impressionne pas. Après tout, se faire du mal est plutôt logique, entre ennemis...
― Tu ne voudrais pas épargner ce calvaire à ton peuple ?
― Tu sais très bien que si, Jagang !
En passant au tutoiement, Richard entendait marquer une rupture dans le dialogue. D'abord surpris, l'empereur contre-attaqua très vite.
― Sais-tu que je détiens ta soeur, la gentille Jennsen ?
― Quoi ?
― Je l'ai capturée, oui... Elle est assez agréable à regarder, je dois dire... On me l'a amenée après que j'ai visité un cimetière, dans l'Empire bandakar, afin de saluer la mémoire d'un défunt.
Richard perdit le fil du discours énigmatique de Jagang.
― Quel défunt ?
― Nathan Rahl, bien entendu...
Le Sourcier se souvint du faux monument funéraire ― l'entrée d'une crypte, en réalité.
― Par les esprits du bien..., murmura-t-il.
― Alors qu'ils se recueillaient dans le tombeau du prophète, mes agents ont découvert des livres très intéressants. Dont un que tu connais sûrement : le Grimoire des Ombres Recensées.
Richard foudroya l'empereur du regard, mais il s'abstint de tout commentaire.
― Comme tu le sais sans doute, il y a cinq exemplaires de ce grimoire en circulation. J'en détiens quatre. Selon mes chères Soeurs de l'Obscurité, tu as mémorisé le sixième avant de le détruire. J'ignore où se trouve le cinquième, mais ça peut être un peu partout dans le monde, je suppose...
» Tu veux que je te dise tout, mon garçon ? Eh bien, je m'en fiche, à présent !
La version que j'ai récupérée en même temps que ta petite soeur et quelques amis à elle n'est pas une copie !
― Vraiment ? lança Richard, très inquiet.
― Vraiment, oui ! C'est l'original, mon garçon ! Je n'ai plus besoin de vérifier les phrases, ni rien de tout ça. Tu vois ce que ça implique ?
― Très bien, oui...
― Autre coup de chance, je suis en possession des trois boîtes d'Orden. Grâce à Six, qui m'a gentiment apporté la troisième. (L'empereur foudroya Nicci du regard.) Elle l'a subtilisée aux imbéciles qui gardent la Forteresse du Sorcier.
Demande donc à Nicci. Par bonheur, ma petite chérie a survécu à sa rencontre avec la voyante. J'aurais détesté qu'elle meure...
― Récapitulons : tu as le grimoire et les trois boîtes. On dirait que tu possèdes tous les atouts dans notre nouvelle partie de Ja'La dh Jin ― le Jeu de la Vie, comme on dit chez nous. Que me veux-tu, Jagang ?
― Tu le sais très bien, Richard Rahl ! Je veux entrer dans le Jardin de la Vie !
― Je m'en doute, mais t'y inviter ne serait pas très bon pour ma santé, pas vrai ?
― Je te suggère de penser à celle des résidants du palais, mon garçon. Si tu me mets des bâtons dans les roues, je finirai quand même par gagner, mais je serai de très mauvaise humeur, et mes hommes le sentiront. Pour me venger, ils s'acharneront sur tes fidèles : les hommes, les femmes, les enfants, nul ne sera épargné.
» En revanche, si tu te rends...
― Nous rendre ? s'écria Verna. Cet homme est fou !
Richard fit signe à la Dame Abbesse de se taire.
― Continue, dit-il à Jagang.
― Si tu te rends, je ne ferai aucun mal aux habitants du palais.
― Une fois victorieux, pourquoi te montrerais-tu clément ? Tu ne me crois pas assez naïf pour gober tes promesses, j'espère ?
― Dans l'Ancien Monde, j'avais commencé la construction d'un fief qui aurait servi de quartier général à l'Ordre. Le frère Narev en personne supervisait ce grand projet. Mais tu as ruiné tous ses efforts, comme tu aimes tant le faire...
» Bien sûr, je pourrais lancer un autre chantier... Mais puisque tu m'as privé d'un palais, ne serait-il pas juste que je m'empare du tien ? Si je règne sur le monde à partir de ton ancien palais, mon garçon, le message sera très clair pour tous ceux qui songent à me résister.
» Bien entendu, après avoir ouvert la bonne boîte sous tes yeux, je serai contraint de te faire exécuter.
― Je n'en attendais pas moins de toi...
― Tu auras droit à une mort rapide, mais pas... précipitée... cependant, parce qu'il faudra bien que tu expies tes crimes.
― Quel programme séduisant !
― Au moins, tes fidèles vivront. Te fiches-tu de leur sort ? Aurais-tu le coeur sec ? Ils devront adopter les croyances de l'Ordre ― en fait, la morale édictée par le Créateur en personne ―, mais ils n'auront pas à subir l'ire de mes hommes.
― Ce n'est toujours pas très excitant, comme perspective...
Le soldat haussa les épaules. Là encore, on eût dit qu'il s'agissait d'un pantin de chair et de sang.
― Possible, mais tu n'as pas d'autre option. Une alternative, c'est tout. Laisser mes hommes saccager le palais ou assurer au contraire la survie de tes gens.
Pour le reste, le Jardin de la Vie sera à ma disposition quoi qu'il arrive. Ce n'est qu'une question de temps et de sang versé, mais sur ce point, le broc est dans ton camp, mon garçon.
― Il y a une troisième possibilité. Celle que tu n'arrives jamais à conquérir le palais. Je dois en tenir compte.
― Balivernes ! explosa Jagang. N'oublie pas que Six est dans mon camp ! Elle peut s'introduire au palais quand elle le désire, tu le sais très bien. Et sans avoir besoin de se battre. En plus de tout, si je perds patience, il me reste la possibilité d'ouvrir la bonne boîte en me fiant à l'original du grimoire.
― Pour ça, il te faut entrer dans le Jardin de la Vie.
― Le grimoire est antérieur à la création de ce lieu. Dans le texte, rien ne dit qu'un champ de force protecteur soit indispensable. Comme mes Soeurs de l'Obscurité, Six pense que l'ouverture de la boîte peut avoir lieu n'importe où.
― Peut-être, mais sans le champ de force, le risque de détruire toute vie, en cas d'erreur, est multiplié par dix.
― Et alors ? Ce monde n'est qu'une illusoire transition, mon garçon ! Le détruire reviendrait à rendre un grand service au Créateur. Une fois cette horreur renvoyée au néant, les vrais croyants de l'Ordre recevront leur récompense dans l'éternité de l'après-vie. Les autres seront châtiés par le Gardien, comme il se doit. Mettre un terme à la pitoyable histoire de l'humanité serait un acte plein de noblesse et de compassion, Richard Rahl.
Que
vois-tu de si beau à conserver dans cette amère comédie ?
» De cette rencontre de Ja'La dh Jin, je serai de toute façon le grand vainqueur.
En homme généreux, je te propose de choisir la façon dont le rideau tombera sur ta lamentable existence...
Un nuage de poussière soulevé par le vent passa entre les deux hommes.
D'après ce que Nicci lui avait dit ― et grâce à ses propres recherches ―, Richard savait que le tyran ne bluffait pas. Il pouvait bel et bien ouvrir les boîtes hors du Jardin de la Vie. En prenant des risques énormes, certes, mais l'Ordre se fichait de la survie du monde. Ces gens vénéraient la mort, pas la vie. Même si Jagang mourait, ça ne changerait rien à l'idéologie de l'Ordre, parce qu'il ne l'avait pas inventée. L'empereur n'était pas le pire danger pour la vie. La véritable menace, à savoir l'idéologie de l'Ordre, lui survivrait s'il lui arrivait malheur. Et il ne manquerait pas de brutes assoiffées de pouvoir pour prendre sa place.
― Je ne peux pas prendre une telle décision en quelques instants...
― Je comprends, Richard Rahl. Et je vais te laisser un répit, afin que tu puisses marcher dans les couloirs de ton palais et regarder dans les yeux les femmes et les enfants placés sous ta responsabilité.
― Je devrai mettre dans la balance tous les éléments d'une quelconque importance... Il me faudra du temps, j'en ai peur.
― Ne te presse pas, surtout ! Je suis disposé à te laisser le temps de la réflexion. Jusqu'à la nouvelle lune, par exemple... N'ai-je pas mérité le surnom de Jagang le Juste ?
Le soldat fit mine de se détourner, mais il se ravisa.
― Un dernier détail, cependant... Tu devras me livrer Nicci, si tu acceptes mon offre. Elle est à moi, et je la veux.
― Et si elle n'est pas d'accord ?
― Serais-tu sourd, mon garçon ? Elle est à moi, et sa volonté ne compte pas.
Je veux récupérer mon bien, c'est compris ?
― Oui.
― Ce n'est pas trop tôt ! Tu as quelques semaines pour me livrer le palais et Nicci. Sur ce, la conversation est close.
Le soldat se campa au bord du gouffre, regarda le camp de l'armée, dans les plaines d'Azrith... et sauta dans le vide sans même pousser un cri d'angoisse.
Une petite démonstration de Jagang sur le peu de valeur qu'il accordait à la vie.
Derrière le Sourcier, Verna et Cara commencèrent à lancer des objections et des arguments enflammés.
Richard leva une main pour les faire taire.
― Plus tard..., déclara-t-il. J'ai des choses urgentes à faire... (Il fit signe aux soldats de revenir.) Qu'on baisse le pont-levis, et vite !
Sur ces mots, le Sourcier rebroussa chemin et rejoignit ses compagnons.