Chapitre 46

À bout de forces, Kahlan avait du mal à tenir en selle. À son pas heurté, elle devinait que le cheval, lui non plus, n'était pas loin de s'écrouler. Mais l'étrange sauveteur de la jeune femme semblait décidé à crever leur monture.

― Le cheval ne tiendra plus longtemps, dit Kahlan. Nous devrions nous arrêter un peu.

― Pas question ! répondit Samuel ― le nom que lui avait donné Richard ―

sans se retourner.

À la chiche lueur annonciatrice de l'aube, Kahlan distingua devant elle les formes sombres de plusieurs arbres. Bientôt, les deux fugitifs sortiraient des plaines d'Azrith, et c'était une très bonne nouvelle. En plein jour et en terrain dégagé, ils auraient été repérables à des lieues de distance.

Même si on ne les poursuivait pas, ce qui n'était pas certain, des patrouilles auraient pu les localiser par hasard. Mais les choses ne pouvaient pas être aussi simples que ça. A coup sûr, Jagang ne la laisserait pas filer sans réagir.

Pour une raison inconnue, elle jouait un rôle-clé dans un plan qui tenait à coeur au tyran, et il n'était pas homme à renoncer aisément. Dès que les soeurs l'auraient guéri, il prendrait sûrement les mesures requises pour récupérer sa prisonnière. Quand il voulait quelque chose, le chef de l'Ordre ne s'en laissait pas aisément déposséder.

Parmi ses poursuivants, Kahlan savait qu'il y aurait sûrement des soeurs. À

l'heure actuelle, elles s'étaient peut-être déjà mises en chemin. Et si elles étaient incapables de voir la fugitive, elles pourraient toujours utiliser leur pouvoir pour suivre sa piste.

Au fond, Samuel avait raison : s'arrêter n'était pas une bonne idée. Mais s'ils tuaient le cheval sous eux, ça n'arrangerait pas leur situation, bien au contraire. Pourquoi n'avaient-ils pas chacun une monture ? Voler deux chevaux n'aurait pas été difficile, puisque presque tous les soudards de l'Ordre

ne la voyaient pas. Elle aurait pu se charger aisément de cette mission.

Samuel étant déguisé en soldat de Jagang ― la ruse qui lui avait permis d'entrer dans le camp et de s'y déplacer ―, personne ne se serait étonné de le voir attendre quelqu'un près d'un cheval.

S'il lui en avait laissé le temps, Kahlan aurait même pu voler plusieurs montures de rechange, histoire de rendre le voyage plus agréable.

Mais Samuel avait catégoriquement refusé qu'elle essaie. Selon lui, c'était trop risqué et ça pouvait compromettre leurs chances de s'enfuir.

Cette façon de voir les choses se tenait, il fallait bien l'admettre...

Depuis des heures, Kahlan se demandait pourquoi elle n'était pas invisible pour Samuel. Comme Richard, il semblait être venu dans le camp uniquement pour l'aider à s'évader.

Mais Richard, lui, n'avait pas pu s'enfuir. Dès qu'elle le revoyait étendu sur le sol, impuissant, Kahlan en avait le coeur brisé. Elle aurait dû rester et tenter de l'aider ! Depuis, malgré la terreur qui lui nouait les entrailles, elle brûlait d'envie de rebrousser chemin. Son invisibilité lui conférait un grand avantage, après tout. Elle devait essayer, si elle voulait pouvoir se regarder en face...

Car il y avait aussi Nicci et Jillian, ses amies... La magicienne avait déjà vécu un calvaire, et Jagang lui réservait sûrement un sort encore plus affreux, si c'était possible. L'empereur avait également menacé de maltraiter Jillian si Kahlan lui déplaisait. Se vengerait-il sur la petite ? Ou la jugerait-il sans intérêt, maintenant que sa prisonnière n'était plus là pour s'inquiéter ?

Même si elle regrettait de ne pas être restée, Kahlan devait reconnaître qu'une force mystérieuse, au plus profond d'elle-même, l'avait poussée à obéir à Richard.

Pour qu'elle soit libre, il avait consenti à tous les sacrifices, y compris celui de sa propre vie. Si elle n'était pas partie, Kahlan aurait saboté tous ses efforts sans pour autant lui rendre la liberté.

Comment pouvait-on vivre des situations si déchirantes ? Parfois, tous les choix menaient à la défaite, et on risquait de n'être jamais sûr d'avoir opté pour le « bon » désastre.

Au camp, les soeurs avaient certainement rudoyé Richard. Quant aux soudards, ils devaient être avides de voir couler son sang. Était-il seulement encore en vie ? Et dans ce cas, l'avait-on déjà attaché à un chevalet de torture ?

Des larmes perlèrent aux yeux de Kahlan.

Pourquoi ne parvenait-elle pas à oublier cette terrible image de Richard ?

Alors qu'elle le connaissait à peine, pour quelle raison pensait-elle sans cesse à lui ?

Toutes les réponses à ses questions avaient un instant été à sa portée. Car Richard savait, elle en avait la certitude. Il aurait pu lui révéler tout ce qu’elle avait envie de découvrir.

Il semblait même connaître Samuel et la fabuleuse épée qu'il portait.

« Samuel, pauvre crétin, utilise l'épée pour la débarrasser du collier ! »

Les mots criés par Richard s'étaient gravés dans la mémoire de Kahlan. Une épée normale était incapable de couper du métal. Celle-là en avait le pouvoir, et Richard ne l'ignorait pas.

Cette phrase apprenait aussi à Kahlan ce que Richard pensait de Samuel.

Alors qu'il le tenait en piètre estime, il avait tout fait pour qu'elle parte avec lui, parce que c'était l'unique chemin menant à la sécurité et à la liberté.

― Que pensez-vous de Richard, Samuel ? demanda soudain Kahlan.

― C'est un voleur. Un homme indigne de confiance qui maltraite des innocents.

― Comment l’avez-vous connu ?

― Jolie dame, ce n'est pas le moment de bavarder...

Avec une escorte composée de Mord-Sith, d'hommes de la Première Phalange et d'Egan et Ulic, Richard se dirigeait vers la tombe qui avait permis aux soldats de l'Ordre de s'introduire dans le palais.

Nicci accompagnait le Sourcier. Même si elle n'était pas encore remise, loin de là, elle avait absolument tenu à venir. Depuis l'attaque de la bête de sang, elle n'était pas tranquille. Et si le monstre frappait de nouveau ― car sa disparition était un faux-semblant ― elle voulait être là pour aider son ami.Même si elle se faisait du souci pour la magicienne, Cara l'avait soutenue, car pour elle, la sécurité de Richard passait avant tout.

Pour rassurer le Sourcier, Nicci avait juré de prendre du repos tout de suite après cette expédition. Mais à la voir tituber, on pouvait craindre qu'elle s'évanouisse longtemps avant d'avoir l'occasion de récupérer un peu.

Les couloirs étaient jonchés de cadavres carbonisés. Après la bataille rangée, Nathan s'était occupé de nettoyer la zone, et il n'y était pas allé de main morte.

Sans un heureux concours de circonstances, l'attaque préparée par Jagang aurait été dévastatrice. Quand il y pensait, Richard en avait rétrospectivement des sueurs froides.

― Tu as tenu ta promesse..., dit Nicci d'un ton las.

Elle semblait vibrante de gratitude, mais en même temps très surprise.

― Ma promesse ?

― Tu avais juré de m'enlever le collier. Quand tu m'as dit ça, je ne t'ai pas cru un quart de seconde. Je ne pouvais plus te le dire, mais j'étais certaine que tu ne réussirais pas.

― Le seigneur Rahl tient toujours parole..., fit Berdine.

― On dirait bien, oui, répondit Nicci avec un pâle sourire.

Sortant d'un couloir latéral, Nathan aperçut la petite colonne et s'arrêta afin de la laisser le rejoindre.

― Nicci ! s'exclama-t-il. Comment... ? Que s’est-il passé ?

― Le don de Richard est revenu, et il m'a libérée du Rada'Han.

― Puis la bête de sang est apparue, ajouta Cara.

― La bête de sang ? Comment ça a fini ?

― Le seigneur Rahl l'a abattue, répondit Cara. Vos carreaux magiques sont rudement efficaces.

― Provisoirement abattue, corrigea Nicci.

― Je suis content que ces carreaux aient été utiles... (Le prophète posa une main sur la joue de Nicci.) Je m'étais bien dit qu'ils seraient précieux...

(Il souleva une paupière de la magicienne, étudia un moment son oeil et émit un petit bruit de gorge pas franchement encourageant.) Tu as besoin de repos, jeune dame !

― Je sais et j'en prendrai bientôt.

― Nathan, intervint Richard, où en êtes-vous avec les couloirs ?

― Le nettoyage est terminé. Nous avons débusqué quelques soudards qui tentaient de se cacher. Après exploration, il apparaît que la zone située derrière le mur rajouté ne communique pas avec le palais ― à part à l'endroit où a eu lieu la bataille, bien sûr.

― Une bonne nouvelle, dit Richard.

Un officier de la Première Phalange vint se placer aux côtés de Nathan.

― Tous les ennemis infiltrés sont morts. Heureusement, il n'y en avait pas beaucoup. La zone entière est sécurisée et sous bonne garde.

― Maintenant, rappela Nathan, il faut nous assurer que nos ennemis ne reviendront plus.

― Il faudra faire s'écrouler certains tunnels, fit Richard. Je ne vois pas d'autres solutions.

Les soldats n'étaient pas la pire menace. Le véritable danger, c'était que des Soeurs de l'Obscurité s'introduisent dans le palais.

― Je ne suis pas certaine que ce soit possible, dit Nicci.

― Pourquoi ça ? demanda Richard.

― Parce que nous ignorons l'étendue de ces catacombes. Nous pourrons condamner l'endroit par lequel ils sont passés, mais comment être sûrs qu'il n'y a pas d'autres tunnels dans une zone complètement différente ? Ce dédale souterrain peut s'étendre sur des lieues et des lieues. Nous n'avons aucun moyen de le savoir...

― Il faudra pourtant trouver une solution, soupira Richard.

Personne ne le contredit.

Alors qu'ils remontaient un long couloir en marbre blanc, Nicci jeta au Sourcier un regard qu'il interpréta sans peine.

Celui d'un professeur fort mécontent.

― Nous devons parler de ces symboles rouges que tu as peints partout sur ton corps.

― Exact, approuva Nathan, et j'aimerais avoir mon mot à dire dans cette conversation.

― Puisque nous évoquons les choses désagréables, j'aimerais bien en savoir plus, Nicci, sur cette histoire de boîtes d'Orden que tu as remises dans le jeu en mon nom.

L'ancienne Maîtresse de la Mort tressaillit à peine.

― Oh ! cette histoire-là...

― Oui, cette histoire-là !

― Eh bien, c'est un bon sujet de conversation, en effet... Au fait, une partie de tes symboles rouges ont une influence sur les boîtes d'Orden.

Cette information ne surprit pas Richard. Il s'était douté que ce lien existait et il en savait même assez long sur le sujet. Sinon, il n'aurait pas couvert sa peau et celle de ses hommes de runes rouges...

Nicci désigna soudain une porte.

― Voilà la tombe où se trouve l'entrée secrète !

Une fois dans la petite crypte, Richard prit note que des phrases en haut d'haran étaient gravées sur les cloisons. Le catafalque, poussé sur le côté, dévoilait l'escalier qui s'enfonçait dans les entrailles de la terre. Lorsque Richard et ses compagnons étaient sortis des catacombes, Adie avait soufflé toutes les torches de la zone. Dans l'obscurité, le Sourcier n'avait même pas fait la transition entre le dédale de tunnels et le sous-sol du palais.

― C'est par là que sont passées les soeurs, dit Nicci.

― Et Anna est toujours leur prisonnière..., murmura Nathan.

L'ancienne Maîtresse de la Mort eut une brève hésitation.

― Je suis navrée, Nathan... J'ai cru que vous saviez...

― Quoi ? Que je savais quoi ?

― Anna a été tuée...

Le prophète se pétrifia, tétanisé par la nouvelle.

Richard ignorait également la mort de l'ancienne Dame Abbesse. Pour Nathan, qui était si proche d'elle, le choc devait être terrible. Comment imaginer qu'une femme pareille avait définitivement quitté ce monde ? C'était impensable !

― Comment ? parvint à coasser Nathan.

― Quand nous sommes venues ici, Anna et moi, trois soeurs nous ont attaquées. Pour neutraliser en partie les effets du sortilège défensif, elles avaient uni leurs pouvoirs. Anna est morte avant même que nous ayons compris ce qui se passait. Si Jagang n'avait pas ordonné qu'on me capture vivante, j'aurais connu le même sort.

» Nathan, elle n'a pas souffert... Je doute même qu’elle ait eu le temps de s'apercevoir de quelque chose. C'était si rapide...

Immergé dans ses souvenirs, le prophète acquiesça distraitement.

― Je suis désolé, Nathan, souffla Richard.

Croisant le regard du prophète, il n'eut aucun mal à deviner à quoi il pensait.

Très souvent, ces derniers temps, il avait lui aussi envisagé avec plaisir d'exterminer les soudards de l'Ordre et leurs alliés.

Brisant le silence, le Sourcier désigna l'ouverture béante.

― Il serait bon de s'assurer qu'il n'y a personne de caché là-dedans...

― Excellente initiative ! grogna Nathan.

Il invoqua une boule de feu de sorcier et la propulsa dans les ténèbres.

― Quand le feu aura rempli son office, dit-il, je descendrai et je ferai s'écrouler ce tunnel d'accès. Au moins, nos ennemis ne pourront pas revenir par le même chemin.

― J'invoquerai un champ de force soustractif pour empêcher qu'ils forent un nouveau tunnel, proposa Nicci.

Une fois encore, Nathan acquiesça distraitement.

― Seigneur Rahl, demanda Cara à voix basse, que fait Benjamin au Palais du Peuple ?

Richard tourna la tête vers l'entrée du tombeau où le général en chef attendait patiemment.

― Je n'en sais rien... Le pauvre n'a pas encore eu l'occasion de me le dire.

Laissant Nathan à ses sombres pensées, le Sourcier, Nicci et Cara allèrent rejoindre le général.

― Que fais-tu ici, Benjamin ? demanda la Mord-Sith avant que son seigneur ait pu ouvrir la bouche. Tu ne devrais pas être dans l'Ancien Monde, en train d'y semer la pagaille ?

― C'est exact, dit Richard. Ton aide me fut précieuse, général, mais que fichais-tu donc là ? J'ai cru comprendre que tu avais un rapport à me faire ?

― C'est ça, seigneur Rahl... Un rapport. Parce que nous avons un gros problème.

― Encore un ? Et de quelle nature, cette fois ?

― Un très gros problème rouge doté de grandes ailes, seigneur. Et chevauché par une voyante, pour ne rien arranger...