Chapitre 25

Kahlan referma tendrement ses mains sur les poings serrés et tremblants de Nicci. À travers ce simple geste, témoignage d'une sincère compassion, elle espérait apporter un peu de réconfort à la femme ensanglantée qui gisait sur le lit de Jagang. Malgré toute l'horreur que lui inspiraient les exactions du tyran, elle ne pouvait rien faire de plus.

La nuit avait été terrifiante. L'empereur forçait souvent des prisonnières à partager sa couche et il n'était pas rare qu'il les brutalise. Parfois parce qu'il ne mesurait pas sa force, tout simplement. À d'autres occasions, c'était volontaire, car il entendait punir sa victime d'une faute la plupart du temps imaginaire.

Avec Nicci, il avait cédé à la fureur d'un amant jaloux.

Il n'avait jamais tourmenté une femme ainsi. Dans son esprit, Kahlan l'aurait juré, c'était une façon de se venger ― voire d'équilibrer les choses en rendant coup pour coup.

En même temps, il avait montré à Kahlan ce qui l'attendait dès qu'elle aurait recouvré la mémoire. Pour préserver sa santé mentale, la prisonnière s'efforçait de ne pas y penser, se concentrant sur l'instant présent et sur un avenir délibérément très flou.

Lâchant d'une main les poings de Nicci, elle prit la gourde qu'elle avait posée au pied du lit.

L'ancienne Maîtresse de la Mort serra convulsivement la main que ne lui avait pas retirée Kahlan. Une façon de s'accrocher à son dernier lien avec la vie et l'humanité...

― Buvez..., souffla Kahlan.

La blessée refusa l'eau et déglutit avec peine tandis que du sang sourdait aux coins de ses lèvres.

― Buvez, répéta Kahlan. Ça vous fera du bien...

Nicci ne réagissant pas, elle lui versa un peu d'eau sur les lèvres, la forçant à les entrouvrir. Par réflexe, la magicienne avala. Puis elle cria de douleur et détourna vivement la tête.

— Du calme... Je sais que c'est dur, mais il faut lutter ! Quand on va très mal, boire est très bénéfique pour le corps.

À la façon dont il lui avait serré le cou, c'était un miracle que Jagang n'ait pas écrasé la trachée-artère de sa victime. Après des heures de passion brutale, ses mains puissantes avaient laissé des traces sur tout le corps de Nicci, pas seulement sur son cou...

La magicienne ouvrit très lentement les yeux et les riva sur sa nouvelle amie.

Assise sur le sol, à côté du lit, Kahlan se penchait au maximum sur la blessée afin que personne ne l'entende parler de l'autre côté de la tenture.

Après tout, Nicci n'était pas censée la voir. Elle lui avait fait comprendre qu'il ne fallait pas trahir la vérité, et c'était une excellente idée. Dans tous les conflits, moins un adversaire en savait, et mieux ça valait.

Si inconfortable que fût sa position, Kahlan n'osait pas s'asseoir au bord du lit.

Lorsque Jagang lui interdisait de se lever, ne pas obéir lui valait de cuisants châtiments.

Nicci portait au front une blessure qui saignait encore. Un coup de poing de Jagang ― avec les bagues qu'il portait aux doigts, l'impact avait ouvert la chair de sa victime et carrément découpé un morceau de son cuir chevelu. Très délicatement, Kahlan le remit en place et appuya sur la plaie avec un carré de tissu pour enrayer l'hémorragie.

En quelques secondes, le tissu devint poisseux de sang. Malgré toute sa bonne volonté, Kahlan ne pouvait pratiquement rien faire, et ça lui serrait le coeur.

La lèvre inférieure de Nicci saignait toujours à l'endroit où Jagang avait fixé l'anneau d'or. C'était impressionnant, mais pas grave, contrairement à la blessure au front. Craignant d'aggraver la douleur, Kahlan préféra ne pas intervenir.

― Je suis navrée qu'il vous ait traitée ainsi, dit-elle en écartant des yeux de la blessée une mèche de cheveux blonds.

Nicci hocha imperceptiblement la tête et des larmes perlèrent à ses paupières.

― J'aurais tant voulu l'arrêter..., ajouta Kahlan.

Du bout d'un doigt, Nicci écrasa la larme qui roulait sur une joue de sa bienfaitrice.

― Vous ne pouviez rien faire..., murmura-t-elle. Rien du tout !

Si faible qu'elle fût, sa voix conservait sa grâce et son harmonie. La douceur de son timbre convenait admirablement bien au reste de sa personne.

Si elle ne l'avait pas entendu de ses oreilles, Kahlan n'aurait pas cru qu'une voix si douce puisse exprimer tant de mépris ― un dédain dont Jagang avait fait les frais, mais dont il s'était copieusement vengé.

— Personne n'aurait pu m'aider, soupira Nicci en refermant les yeux. À part peut-être Richard...

― Richard Rahl ? Vous pensez qu'il aurait pu intervenir ?

Nicci eut un pauvre sourire.

— Désolée, je croyais ne pas avoir parlé à voix haute... Où est Jagang ?

Kahlan fit une petite vérification et constata que la blessure au front ne saignait plus.

― Vous ne l'avez pas entendu partir ? demanda-t-elle en retirant le morceau de tissu imbibé de sang.

Nicci secoua la tête.

Kahlan leva la gourde, proposant une nouvelle gorgée d'eau. La blessée accepta, but péniblement mais parut satisfaite.

― Quelqu'un l'a appelé, expliqua Kahlan. Jagang est allé jusqu'à l'entrée, et il s'est entretenu avec un messager. J'étais trop loin pour tout entendre, mais apparemment, les ouvriers ont encore trouvé quelque chose...

» Jagang est venu s'habiller, et il est reparti à la hâte en me disant de ne pas bouger. Avant de sortir, il s'est approché du lit, se penchant sur vous, et il vous a soufflé quelques mots à l'oreille.

― Tu as entendu ?

― Oui... « Je suis désolé... », voilà ce qu'il a dit.

— Désolé ? Cet homme n'a de compassion que pour lui-même, et encore !

― Ce n'est pas moi qui prétendrais le contraire... Il a quand même promis d'envoyer une soeur pour qu'elle vous soigne. Avant de partir, il vous a caressé la joue en répétant qu'il était navré. Enfin, il vous a regardée, l'air très inquiet, et a soufflé : « Ne meurs pas, Nicci, je t'en prie ! »

» Ensuite, il s'en est allé, me redisant de ne surtout pas bouger. J'ignore quand il reviendra, mais vous devriez recevoir très vite du secours...

Nicci acquiesça. Pourtant, elle semblait se moquer qu'on vienne la soigner ou non. Kahlan la comprit très bien. Plutôt que la vie qui l'attendait, elle préférait une mort rapide.

― Je suis désolée qu'on vous ait capturée, bien sûr, mais être avec quelqu'un qui me voit est un tel soulagement... Surtout une personne qui n'est pas de leur camp.

― Je comprends, oui...

― Jillian m'a dit qu'elle vous a déjà rencontrée... Avec Richard Rahl. Vous êtes aussi jolie que dans son récit.

― Ma mère disait que la beauté servait uniquement aux catins. Elle avait peut-être raison...

― Moi, je pense qu'elle était jalouse de vous. Et un peu idiote !

Nicci eut un vrai sourire pour la première fois depuis son réveil.

― Elle détestait la vie. Donc, c'est la deuxième solution...

Kahlan fit mine de s'intéresser à un fil tiré d'une couverture ― un bon prétexte pour fuir le regard de Nicci.

— Donc, vous connaissez très bien Richard Rahl.

― Très bien, oui...

― Vous êtes amoureuse de lui ?

Nicci ne répondit pas tout de suite.

― Eh bien, c'est très compliqué... J'ai des responsabilités, et... Enfin, vous voyez ?

Kahlan eut un petit sourire.

— Oui, je vois, dit-elle, contente que Nicci n'ait pas tenté de lui mentir.

― Vous avez une très jolie voix, Kahlan Amnell... Vraiment.

― Merci, mais moi, je ne l'aime pas trop... Parfois, j'ai l'impression de coasser...

― Vous n'avez rien d'une grenouille, croyez-moi !

― Donc, vous me connaissez ?

— Pas vraiment...

― Mon nom vous est familier, au moins... Vous pouvez m'en dire plus long à mon sujet ? Qui suis-je ? Quel est mon passé ?

― J'ai entendu certaines rumeurs...

― Lesquelles ?

— On dit que vous êtes la Mère Inquisitrice.

Kahlan repoussa une mèche de cheveux derrière son oreille.

― J'ai entendu la même chose...

Elle se tourna vers le rabat, vit qu'il était toujours en place, parut soulagée et revint à la conversation.

― Hélas, j'ignore ce que ça veut dire... Je ne sais rien de ma propre vie, et comme vous devez le deviner, c'est très énervant ! Parfois, je suis tellement découragée d'avoir tout oublié...

Nicci ferma de nouveau les yeux. Au fil des minutes, elle avait de plus en plus de mal à respirer.

― Accrochez-vous ! l'encouragea Kahlan, lui posant une main sur l'épaule.

Une soeur arrivera très bientôt. J'ai déjà été en très mauvais état, depuis le début de ma captivité, et ces femmes m'ont toujours sauvée. Elles ont de grands pouvoirs, et vous serez vite remise sur pied.

Nicci acquiesça, mais elle n'ouvrit pas les yeux.

Quand cette fichue soeur allait-elle se montrer ? Furieuse d'être impuissante, Kahlan donna encore un peu d'eau à la blessée, puis elle lui tamponna le front avec un morceau de tissu sec et propre.

Que devait-elle faire ? Ne pas bouger, selon les ordres, ou passer dans la salle attenante pour demander qu'on aille chercher une soeur ? Si elle optait pour cette solution, le Rada'Han risquait de l'empêcher de faire plus de deux pas...

Pourquoi n'y avait-il pas une soeur à côté ? C'était inhabituel...

― Je n'ai jamais vu quelqu'un s'opposer à Jagang comme vous l'avez fait, dit Kahlan.

― Pour ce que ça a changé... Je ne pouvais pas l'empêcher de faire ce qui lui chantait, mais au moins, j'ai marqué mon désaccord.

Kahlan sourit devant tant de combativité.

― Jagang était furieux contre vous longtemps avant votre arrivée. Ulicia lui a dit que vous aimiez Richard. Elle a même lourdement insisté sur le sujet.

Nicci ouvrit les yeux mais ne dit rien.

― C'est à cause d'elle que l'empereur vous a interrogée comme ça... Il est fou de jalousie.

― Il n'a aucune raison de s'en faire sur ce plan... En revanche, il devrait avoir peur que je le tue, un de ces jours...

Kahlan sourit de nouveau. Puis elle se demanda ce que Nicci voulait dire.

Jagang n'avait-il aucune raison d'être jaloux parce qu'il n'y avait rien entre Richard Rahl et elle ? Ou parce que ça ne le regardait pas, de toute façon ?

― Vous pensez avoir une chance de l'abattre ?

Nicci leva une main ― très légèrement ― puis la laissa retomber.

― Non, probablement pas. Si quelqu'un doit mourir dans cette histoire, c'est plutôt moi...

— Sauf si nous trouvons une idée pour empêcher ça... Au fait, comment vous a-t-il capturée ?

― J'étais au palais...

― Ils ont trouvé une entrée ?

― Oui, grâce à des catacombes géantes qui s'étendent sous une bonne partie des plaines d'Azrith. Ce labyrinthe de salles et de couloirs semble abandonné depuis des millénaires.

» J'ai été faite prisonnière par un groupe de reconnaissance... La véritable invasion n'est pas encore commencée, mais ça ne tardera plus beaucoup.

Kahlan comprit que les ouvriers, dans la fosse, avaient exhumé une entrée des antiques catacombes. Désormais, l'Ordre avait un moyen d'en finir avec l'ultime bastion du Nouveau Monde, et il ne se priverait pas de l'utiliser.

Après sa victoire, Jagang régnerait sur tout l'univers connu et il n'y aurait plus d'espoir.

Pour ça, il devait quand même trouver la boîte d'Orden manquante. Mais c'était un exploit à sa portée, Kahlan n'en doutait hélas pas. Richard Rahl n'en avait plus pour longtemps et la liberté non plus.

— S'il vous plaît, j'aimerais être couverte..., demanda soudain Nicci.

― Désolée, répondit Kahlan. J'aurais dû y penser...

À vrai dire, elle y avait pensé, renonçant parce qu'elle craignait que les draps se collent aux blessures. Mais elle comprenait que Nicci ne veuille pas être exposée à tous les regards, dans son état...

La Mère Inquisitrice remonta le drap et la couverture jusqu'à la taille de la magicienne ― en prenant garde de rester assise sur le sol, histoire d'éviter les ennuis.

― Merci, souffla Nicci.

Elle se chargea de tirer la literie jusqu'à son menton, épargnant ainsi une éventuelle punition à Kahlan.

― N'ayez surtout pas honte, Nicci !

― Pardon ?

― Il ne faut jamais avoir honte d'être une victime. Vous n'y êtes pour rien.

C'était un viol, comme vous l'avez dit. Soyez folle de rage, si vous voulez, mais ne vous sentez surtout pas coupable.

― Merci...

Nicci tendit une main et caressa la joue de sa nouvelle amie.

― Jagang m'a promis un sort similaire à celui qu'il semble vous réserver.

Nicci serra plus fort la main de l'Inquisitrice.

Kahlan hésita un peu, puis elle se décida à aller plus loin :

― S'il n'a pas commencé, c'est parce qu'il pense que ce sera pire lorsque j'aurai recouvré la mémoire. Pour moi, mais aussi pour un homme dont j'ignore l'identité... Jagang veut nous détruire tous les deux, cet homme et moi, et il se prépare à dévaster le monde.

Nicci ferma les yeux et posa une main dessus ― une façon de s'isoler totalement de l'univers des vivants.

― Avez-vous idée de qui peut être cet homme ?

Nicci fut plus longue à répondre qu'elle l'aurait voulu. Mais certains mensonges faisaient plus mal encore à ceux qui les proféraient qu'à leur destinataire.

― Navrée, mais je vous ai oubliée, et votre passé avec. Je sais seulement comment vous vous nommez et quel titre prestigieux vous portez.

Kahlan n'insista pas. Elle aurait parié que Nicci en savait beaucoup plus long que ça, mais ce n'était pas le moment de la harceler. Au fond, elle pouvait avoir de très bonnes raisons de ne pas vouloir en dire plus. Des motivations personnelles qui ne regardaient pas Kahlan...

Mieux valait ne pas s'appesantir là-dessus.

― J'aime bien la façon dont vous parlez de Richard Rahl. C'est certainement un homme comme je les aime.

Nicci eut l'ombre d'un sourire.

― Vous êtes tous les deux des personnes remarquables...

Un peu nerveuse, Kahlan tordit et détordit l'ourlet du dessus-de-lit.

― Comment est-il ? J'entends très souvent parler de lui. Comme si le fantôme de Richard Rahl me suivait sans cesse, en quelque sorte... Décrivez le-moi !

― C'est difficile... Richard... est Richard, voilà tout ! Un homme qui se soucie de ceux qu'il aime.

― Vous le connaissez bien, d'après ce que vous avez dit à Jagang. Et vous êtes souvent avec lui. Il doit vous aimer beaucoup.

Nicci eut un vague geste de la main ― puis elle changea de sujet.

― J'ai vu des soldats ordinaires devant le pavillon. Savez-vous ce qu'ils font là ?

Kahlan comprit que la blessée défendait un territoire privé ― et qui le resterait coûte que coûte.

― Ces hommes peuvent me voir. Très peu de gens sont dans ce cas. Selon Ulicia, c'est une anomalie du sort. Après que j'ai tué deux gardes et soeur Cecilia...

Nicci leva soudain la tête.

― Vous avez tué Cecilia ?

― Oui.

― Comment avez-vous réussi à abattre une Soeur de l'Obscurité ?

― C'était à Caska, l'endroit où Richard et vous avez rencontré Jillian.

― Qui vous a raconté ça ?

― Jillian...

― Vraiment ?

― Oui. Elle a aidé Richard à retrouver un grimoire dans les catacombes de Caska. La Chaîne de Flammes, selon elle... C'est aussi là que Jagang a capturé les trois soeurs qui me gardaient prisonnière : Cecilia, Armina et Ulicia. Elles pensaient retrouver Tovi, mais leur complice était déjà morte, et à sa place, l'empereur les attendait de pied ferme. Elles ont été très surprises.

― J'imagine...

― Les gardes privés de Jagang ne pouvaient pas me voir, comme la plupart des gens. Pendant que l'empereur était occupé avec ses prisonnières, j'ai volé le couteau de deux hommes. Ne me voyant pas, ils ne se sentaient pas en danger. Alors qu'ils veillaient jalousement sur leur empereur, je les ai abattus.

» Tout de suite après, je me suis enfuie avec Jillian. Tandis que nos poursuivants sortaient à leur tour de la salle, j'ai lancé un de mes couteaux.

Avec l'espoir d'avoir Jagang, mais Cecilia est sortie la première... Je me suis fait prendre très vite, mais Jillian a pu filer...

» Hélas, ça n'a servi à rien. Jagang est retourné au camp avec les deux soeurs survivantes et moi, mais il a envoyé des hommes aux trousses de Jillian. Elle non plus n'a pas pu leur échapper... Jagang se sert d'elle pour me faire chanter. Si je lui déplais, il a juré que la petite souffrira beaucoup.

— C'est bien dans son style.

― Après ces événements, Jagang a cherché des hommes capables de me voir.

Il en reste trente-huit, et ce sont mes « anges gardiens ».

― Il y en avait plus au début ?

― Oui.

― Et qu'est-il arrivé ?

― Chaque fois que l'occasion se présentait, j'en tuais un ou deux.

Nicci réussit à sourire.

― Vous êtes une bonne fille !

― Mais j'ai dû arrêter, pour protéger Jillian.

― Vous avez bien fait. Les menaces de Jagang ne sont jamais des paroles en l'air.

― Je sais... Savez-vous pourquoi certaines personnes peuvent me voir ? Est-ce vraiment une anomalie, comme le dit Ulicia ?

― Les soeurs vous ont jeté un sort : la Chaîne de Flammes. Du coup tout le monde vous a oubliée. Richard a découvert que ce sortilège avait un défaut et...

― Vous voyez ce que je veux dire ? Encore Richard, en relation avec ma vie.

Parfois, je me demande si c'est une bonne chose. (Nicci ne réagissant pas, Kahlan relança la conversation :) Et alors, ce défaut ?

― C'est une longue histoire... Nous avons tenté de neutraliser le sort d'oubli, et...

― Vous vouliez m'aider ? Pourquoi, puisque vous m'aviez oubliée ? Si plus personne ne sait qui je suis, comment se fait-il qu'on essaie de me secourir ?

Voyant que Nicci s'était rallongée, le souffle court, Kahlan rosit de confusion.

― Je vous bombarde de questions, je sais, et vous avez mal, mais...

— Nous luttions contre le sort parce qu'il nuit à tout le monde, expliqua Nicci.

Vous avoir oubliée n'est pas le seul problème des gens, loin de là. Le sort d'oubli ronge tout, et si on le laisse faire, il peut détruire jusqu'à la vie ellemême.

Kahlan se tança intérieurement d'avoir cru que Richard Rahl s'intéressait à elle au point de vouloir la sauver.

― J'avais lancé une toile de vérification, continua Nicci. Richard s'est aperçu que la Chaîne de Flammes était contaminée. Si nous ne la neutralisons pas, une catastrophe menace.

― Quelle sorte de catastrophe ?

Nicci prit une inspiration laborieuse.

― À cause de la « souillure », le sort s'en prend à des cibles qui ne devraient pas le concerner. Si personne n'intervient, il risque de détruire l'esprit de tous les êtres humains. Enfin, de presque tous, parce que la contamination génère aussi ce qu'on pourrait appeler des « ratés ». En raison de ces dysfonctionnements sporadiques, certaines personnes peuvent toujours vous voir.

― Mais pourquoi suis-je au centre de tout ça ?

Dans le silence qui suivit, Kahlan put entendre le sifflement ténu d'une lampe à huile. Le vacarme du camp, en bruit de fond, semblait venir d'un autre monde.

― Les soeurs vous ont choisie pour cible quand elles ont jeté le sort. D'abord, pour que vous alliez voler les boîtes d'Orden dans le Jardin de la Vie.

Ensuite, parce qu'il faut une Inquisitrice pour s'assurer que la « clé » utilisée est la bonne.

― La clé ?

― Le Grimoire des Ombres Recensées, un livre de magie.

― Je l'ai déjà vu..., dit Kahlan.

Si elle avait jamais douté des propos de Nicci, c'était terminé. Quelque temps plus tôt, Jagang lui avait demandé d'identifier un grimoire ― faux, avait-elle fini par déterminer.

Nicci ne mentait pas, c'était acquis. Cela dit, elle continuait à cacher certaines choses à Kahlan, c'était très visible.

― J'aimerais pouvoir parler à Richard Rahl... Peut-être aurait-il des réponses à toutes mes questions.

― Je voudrais bien que vous le rencontriez, mais j'ai peur que ce soit très improbable, désormais...

Kahlan s'interrogea sur le sens de ce « désormais ». Avant les derniers événements, était-il probable qu'elle rencontre Richard Rahl ? En un seul mot, Nicci en avait peut-être révélé beaucoup plus qu'elle le désirait.

― Je déteste le dire à voix haute, mais j'ai peur que nous ne soyons pas là pour voir la fin du conflit. Pensez-vous que Richard Rahl mettra un terme à ce cauchemar ? Pour les survivants, je veux dire...

― Je n'en sais rien, Kahlan... Mais si quelqu'un en est capable, c'est lui et personne d'autre.

Kahlan reprit la main de la magicienne.

― J'espère qu'il viendra vous sauver, dans ce cas... Vous l'aimez, et vous devez être à ses côtés.

Nicci ferma les yeux et détourna la tête pour tenter de dissimuler les larmes qui roulaient sur ses joues.

― Pardon, dit Kahlan. J'aurais dû me taire. Il doit vous manquer atrocement.

― Non, mentit Nicci, ce n'est pas ça... Les coups de Jagang m'ont fait très mal, et j'ai des difficultés à respirer. J'ai peur d'avoir des côtes cassées.

― Vous en avez, hélas... J'ai entendu un craquement d'os quand il vous a frappée à la poitrine. J'aurais voulu avoir un couteau pour châtrer ce chien !

― Je suis sûre que vous seriez capable de le faire, Kahlan Amnell. C'est trop tard pour moi, mais saisissez votre chance si l'occasion se présente avant qu'il s'attaque à vous.

― Nicci, ne baissez pas les bras !

― Je n'ai plus de raisons d'espérer...

― C'est faux ! Tant qu'on vit, il est possible de changer les choses. Après tout, n'avez-vous pas remis dans le jeu les boîtes d'Orden ? Ou Richard, je ne suis pas bien sûre ?

― C'est moi, mais au nom de Richard.

— Que sont ces artefacts, exactement ? La source d'un pouvoir qui permet d'écraser toute opposition et de régner sur le monde ?

— Pas à l'origine... Les boîtes ont été créées pour neutraliser la Chaîne de Flammes.

Kahlan en déduisit que Richard Rahl avait bel et bien tenté de l'aider. S'il essayait maintenant d'épargner au monde les effets du sort d'oubli, il avait bien dû commencer par s'intéresser à la première victime de la Chaîne de Flammes. Sinon, comment aurait-il connu son existence et découvert les fameux « ratés » ?

Respirant de plus en plus mal, Nicci eut une quinte de toux terriblement douloureuse. À en juger par le bruit « liquide » que produisaient ses poumons, ils étaient pleins de sang. Si elle luttait violemment pour respirer, elle aggraverait la situation, risquant de mourir avant l'arrivée des secours.

Kahlan descendit la couverture sur le torse de la blessée et lui posa une main sur le plexus solaire.

― Nicci, écoutez-moi ! Respirez lentement, en suivant le rythme de ma main.

Les yeux voilés de la magicienne cherchèrent ceux de sa nouvelle amie.

Paniquée, elle ne parvint pas à parler et éclata en sanglots.

Kahlan lui massa doucement le plexus solaire.

― Lentement, Nicci... Concentrez-vous sur ma main. Focalisez votre respiration sur ce point de repère et suivez le rythme que je vous indique.

Vous essayez de respirer trop vite, c'est tout. Ça va s'arranger.

Sous sa paume, Kahlan sentait les battements affolés du coeur de la magicienne. Elle continua son massage et parla d'un ton très doux :

― Vous n'êtes pas seule, et tout va bien... Ne vous énervez pas, et vous pourrez remplir vos poumons d'air. Allons, allons, lentement...

Nicci regardait maintenant Kahlan comme si elle était son unique lien avec le monde.

― C'est bien ! Oui, oui, comme ça ! Je ne vous laisserai pas mourir.

Concentrez-vous sur ma main... Le rythme, le rythme... Oui, c'est exactement ça ! Oubliez l'angoisse et respirez très lentement...

Nicci se calma et sembla parvenir à respirer à peu près convenablement. Sans lui lâcher la main, Kahlan n'interrompit pas son massage, puisqu'il l'apaisait.

L'état de la magicienne se stabilisa. Mais elle avait toujours autant besoin d'aide, et aucune soeur ne se montrait.

— Nicci, j'ignore si nous pourrons nous reparler, mais surtout, n'abandonnez pas ! Il y a dans le camp un homme capable de s'opposer au tyran.

— Que voulez-vous dire ? réussit à demander l'ancienne Maîtresse de la Mort.

— C'est un joueur de Ja'La... Le marqueur de l'équipe du général Karg.

— Karg... Je le connais... Avec les femmes, il est encore plus cruel et plus pervers que Jagang. C'est un monstre, restez le plus loin possible de lui !

Kahlan fronça les sourcils.

― Au prochain bal, s'il me demande une danse, je dois refuser ? C'est ce que vous voulez dire ?

Nicci parvint à sourire.

— Ce serait plus judicieux, oui...

― Quoi qu'il en soit, le marqueur me connaît, je l'ai lu dans ses yeux. Et vous devriez le voir jouer au Ja'La.

― Je déteste le Jeu de la Vie !

― Moi aussi, mais... Cet homme est différent. Dangereux !

— Dangereux ? Dans quel sens ?

― Je crois qu'il prépare quelque chose.

― Quoi donc ?

― Je ne sais pas... Mais il fait en sorte que personne ne puisse le reconnaître.

― Comment le savez-vous ?

― C'est une longue histoire, mais pour résumer, il a trouvé un moyen de rester anonyme. Il s'est peint le visage en rouge ― et il a fait la même chose à ses équipiers. C'est peut-être un tueur chargé d'éliminer Jagang.

Nicci ferma les yeux.

— Si j'étais vous, je ne m'accrocherais pas trop à des espoirs de ce genre...

― Si vous croisiez le regard de cet homme, vous ne diriez pas ça !

Kahlan aurait voulu poser des centaines de questions à Nicci. Mais des bruits de voix, derrière la tenture, lui indiquèrent qu'elle n'aurait pas le temps.

― La soeur arrive, je crois... Battez-vous !

― Je ne...

― Battez-vous pour Richard ! Kahlan s'écarta en hâte du lit.

Une fraction de seconde plus tard, Armina entra, tirant Jillian avec elle.