Chapitre 33

Le coeur lourd, Kahlan regarda Richard, qui venait de s'agenouiller près de son ailier droit.

La corne sonna. Abandonnant leur victime, les joueurs de Jagang regagnèrent leur ligne de but, puisqu'ils allaient devoir passer à la défense.

― Il est mort ? demanda Jillian.

Kahlan enlaça la fillette et la serra contre elle.

― J'en ai peur, oui...

― Pourquoi ont-ils fait ça ?

― C'est leur façon de pratiquer le Ja'La. Tuer est un moyen d'obtenir ce qu'on veut.

Alors que deux de ses équipiers le prenaient par les bras, le forçant à s'éloigner du cadavre, Kahlan vit que Richard avait les larmes aux yeux. S'il ne reprenait pas son poste, il serait exclu du terrain pour antijeu.

Quelques assistants de l'arbitre entreprirent de tirer le mort hors du terrain.

Kahlan entendit Jagang ricaner devant ce spectacle.

Campée aux côtés du tyran, Nicci tourna brièvement la tête vers la Mère Inquisitrice. Dans ses magnifiques yeux bleus passèrent de la tristesse, une formidable colère et une ombre que Kahlan interpréta comme un avertissement muet à son intention.

Les deux femmes n'avaient plus eu la possibilité de parler depuis la terrible nuit. Sans doute à cause de son pari avec Karg, Jagang se montrait nerveux et particulièrement irritable, ces derniers temps. La veille au soir, laissant Nicci seule dans la chambre, il avait rencontré quelques membres de son équipe dans la première pièce de son pavillon. Reléguée dans un coin sombre avec Jillian, Kahlan avait entendu une partie de la conversation.

L'empereur entendait que le marqueur de Karg ne lui « pose aucun problème

» et il avait chargé cinq joueurs de faire ce qu'il fallait pour « s'en assurer ».

Morte d'inquiétude pour Richard, Kahlan n'avait pas fermé l'oeil de la nuit.

Jagang étant d'humeur lubrique, une mauvaise nouvelle pour Nicci, Kahlan et Jillian avaient reçu l'ordre de rester où elles étaient. L'empereur voulait être seul avec sa Reine Esclave.

Quelque outrage qu'il lui fasse subir, Nicci ne criait jamais. Dans son lit, tandis qu'il tirait du plaisir d'elle, la Maîtresse de la Mort devenait aussi inerte qu'un cadavre.

Kahlan comprenait la stratégie de son amie. C'était la seule défense possible.

Alors qu'elle se retirait au plus profond d'elle-même, sa carapace émotionnelle était le meilleur moyen de préserver sa santé mentale. Réagir à ce que lui infligeait Jagang n'aurait servi à rien. Cela dit, sa passivité énervait encore plus l'empereur, le poussant à de dévastatrices explosions de violence.

Lorsque son tour viendrait, Kahlan ignorait si elle aurait le courage d'imiter Nicci.

Le matin même, elle avait redouté que la magicienne ait besoin d'une nouvelle intervention des Soeurs de l'Obscurité. Puis Jagang était sorti de ses appartements privés en la tirant par les cheveux. L'air très satisfait de lui-même, il l'avait propulsée sur le sol avec un mépris souverain. Malgré quelques ecchymoses, la Maîtresse de la Mort avait passé une nuit relativement tranquille...

Sur le terrain de Ja'La, les rouges se préparaient à une nouvelle phase d'attaque. Dans le grand chaudron, une partie des spectateurs célébrait toujours la mort de l'ailier droit de « Ruben ». Les supporteurs des rouges, en revanche, manifestaient leur colère, certains brandissant le poing à l'intention des coupables.

Globalement, l'humeur de la foule avait subtilement changé. Dans les deux camps, l'enthousiasme initial avait cédé la place à un vague malaise.

Tout avait basculé au moment de l'intervention de Jagang. Lui obéissant, l'arbitre avait annulé un point marqué par Richard. Mais tout le monde, autour du terrain, avait bien vu le broc entrer dans le but avant la sonnerie de corne.

Une tricherie si flagrante ne pouvait que déplaire aux amateurs de Ja'La, même si elle favorisait leur équipe.

La décision était cependant sans appel.

Mais le malaise ne se dissipait pas.

Quand ils se lancèrent à l'attaque, les Rouges de Ruben, sans se laisser intimider par le triste destin de leur ailier droit, chargèrent comme des taureaux furieux la ligne de défenseurs.

Toujours aussi vif, Richard évita sans peine plusieurs attaques latérales. Mais d'autres arrières fondaient sur lui, résolus à le déposséder du broc.

Richard s'arrêta soudain au milieu de la zone de neutralité ― une tactique rarement utilisée. Tant qu'il n'en sortirait pas, l'homme qui s'apprêtait à le plaquer devrait différer son attaque.

Kahlan reconnut la brute qui avait brisé la nuque de l'ailier droit.

Mais que voulait donc faire Richard ? Dans cette zone, il était certes à l'abri des attaques, mais il se retrouvait également coincé et encerclé par de plus en plus d'adversaires. En outre, il ne pouvait pas marquer de là où il était. Tôt ou tard, il lui faudrait bouger, mais sa marge de manoeuvre fondait de seconde en seconde.

Alors que l'assassin de l'ailier tournait la tête pour voir où étaient ses équipiers, Richard lui cria quelque chose. Intrigué, le type pivota vers lui.

Le marqueur des rouges lança le broc qu'il tenait serré à deux mains contre sa poitrine. En détendant les deux bras, il lui impulsa une incroyable vitesse.

Le broc percuta le visage du type ― un choc si violent que le projectile improvisé rebondit et revint entre les mains de Richard.

Le visage défoncé, le joueur de Jagang s'écroula et ne bougea plus.

Un cri de surprise monta de toutes les gorges.

Fou de rage, un équipier du mort bondit sur Richard, se fichant de la zone de neutralité.

Attendu la tournure des événements, l'arbitre préféra faire comme s'il n'avait rien vu.

Richard glissa le broc sous son bras gauche, esquiva souplement l'assaut désordonné de l'arrière adverse et lui décocha au passage une formidable manchette à la gorge.

Un adversaire de plus au tapis. Et probablement en partance pour le royaume des morts, à voir son visage virer au bleu en quelques secondes.

Un autre colosse chargea l'attaquant de pointe des rouges.

Richard attendit, s'écarta au dernier moment, saisit le bras tendu de l'homme, profita de sa vitesse acquise pour le déséquilibrer et, d'un coup de coude, lui cassa plusieurs côtes sur le flanc gauche.

Portant une main à son coeur, la brute s'écroula comme une masse.

Sans aucune aide, Richard était venu à bout de trois athlètes plus forts et plus grands que lui. Kahlan comprit pourquoi une petite armée d'archers le visait en permanence...

Sans perdre de temps, le marqueur des rouges s'engouffra dans l'ouverture qu'il venait de se créer et fila vers la ligne de but adverse. Comme s'ils s'attendaient à cette manoeuvre, ses hommes s'étaient déjà disposés tout au long de sa trajectoire pour le protéger des attaques latérales.

Les chocs furent rudes et beaucoup de joueurs ne se relevèrent pas immédiatement.

Sous le regard de milliers de spectateurs fascinés, Richard courut triomphalement jusqu'au quadrilatère de tir, s'arrêta pour armer son bras et propulsa le broc au fond des filets d'un but adverse.

Un point de plus ! Les rouges venaient de passer en tête.

La foule était encore sous le choc d'une phase de jeu hors du commun. Jagang lui-même semblait hypnotisé et ses gardes d'élite, pétrifiés de surprise, en oubliaient de le regarder.

Les rouges se regroupèrent, attendirent que l'arbitre leur ait lancé le broc et repartirent à l'attaque.

Dès qu'ils entrèrent dans le camp adverse, Richard dévissa vers la gauche, mais un arrière le plaqua immédiatement.

Kahlan fut troublée par l'étrange scène. On eût dit qu'il s'était laissé attaquer volontairement, et sa chute rappelait la façon dont il s'était jeté dans la boue, ce fameux jour, afin de dissimuler ses traits.

Lorsqu'il percuta le sol, le broc lui échappa. Ce détail aussi parut suspicieux à Kahlan. On eût dit une chorégraphie soigneusement mise au point et répétée, pas un véritable incident de jeu.

Confirmant cette impression, l'ailier gauche de Richard parut se trouver ―

par le plus grand des hasards ! ― au bon endroit au moment idéal.

Comme s'il n'y avait rien de plus naturel, il récupéra le broc, fila vers la zone de tir et ajouta un point de plus au score des rouges.

Quand le marqueur était au sol, les ailiers avaient le droit de tirer. Une subtilité du règlement dont Richard avait su exploiter tous les avantages.

Trop attachés à leur gloire personnelle, la plupart des attaquants de pointe ne recouraient jamais à cette intéressante possibilité.

L'ailier gauche bondit de joie. Dans sa position, on avait très rarement l'occasion d'être le héros de son équipe. En une seule rencontre, Richard avait permis à chacun de ses ailiers de briller devant la foule. Un cas probablement unique dans l'histoire du Ja'La.

Au moment où la corne sonna, indiquant la fin de la période en cours, Richard partit à la course, rattrapa son partenaire et lui flanqua entre les omoplates une claque amicale pleine d'admiration et de respect.

À en juger par la réaction de l'ailier, ce témoignage de considération le combla autant que le point qu'il venait de marquer.

Ce joueur était un soldat de l'Ordre, pas un prisonnier comme Richard et quelques autres membres de son équipe. Pourquoi le marqueur des rouges se montrait-il si amical avec un soudard de Jagang ? Chaque fois que Kahlan reprenait espoir grâce à cet homme, un détail l'incitait à refréner son enthousiasme...

Depuis la rencontre précédente, où Nicci avait prononcé le nom « Richard », Kahlan était certaine que le joueur aux yeux gris ne s'appelait pas Ruben.

N'ayant pas pu s'entretenir avec la magicienne, elle n'avait pas eu l'occasion de l'interroger. Mais elle était presque sûre qu'il s'agissait de Richard Rahl.

Oui, le seigneur Rahl en personne.

Cette idée semblait absurde ― qu'aurait-il fichu là ? ―, mais elle expliquait beaucoup de choses, comme la chute délibérée dans la boue, l'utilisation de la peinture rouge ou le choix du pseudonyme Ruben.

Mais comment le seigneur Rahl était-il tombé entre les mains de l'Ordre ?

Pour être transformé en joueur de Ja'La, par-dessus le marché !

Pour compliquer les choses, le faux Ruben connaissait Kahlan. Lorsqu'ils s'étaient vus pour la première fois, il avait crié son nom, une preuve incontestable...

L'Ordre avait-il pu capturer un ennemi sans savoir qu'il s'agissait du chef de l'empire d'haran ? Richard s'était-il volontairement laissé prendre ?

Pour la secourir, peut-être...

Non, c'était une idée stupide !

Pourtant, Kahlan se retrouvait sans cesse au centre d'événements capitaux.

Pour être sûre, elle devait interroger Nicci. Mais en réalité, elle connaissait la réponse. En voyant « Ruben », la magicienne avait eu les larmes aux yeux.

Il s'agissait bien de Richard Rahl, l'homme qu'elle aimait.

Du coin de l'oeil, Kahlan vérifia la position et l'état d'esprit de ses anges gardiens. Fascinés par la rencontre, ils ne regardaient pas souvent la prisonnière, mais ils se montraient pourtant beaucoup moins négligents que d'habitude. Un effet évident des menaces de Jagang.

Sur le terrain, l'équipe de l'empereur avait récupéré l'avantage de l'attaque.

Alors que trois remplaçants étaient entrés en jeu, les cadavres des victimes de Richard gisaient sur un côté du terrain, oubliés de tous. En quelques secondes, et sans aucune aide, Richard avait éliminé trois bouchers de l'Ordre.

Son équipe et lui avaient l'avantage au score. Pour l'instant, ils l'emportaient haut la main en matière d'intimidation. Mais le chemin était encore long...

Et l'équipe de Jagang s'était lancée dans une charge furieuse qui n'augurait rien de bon.

Jamais à court de ruse, les hommes de Richard s'écartèrent, laissèrent passer leurs adversaires puis les attaquèrent par-derrière, alternant les tacles et les plaquages. À la vitesse où étaient lancés attaquants et défenseurs, les chocs allaient être dévastateurs.

La cheville d'un des hommes de Jagang ne résista pas à un tacle vicieux. Fou de douleur, le joueur s'écroula en hurlant comme un possédé.

Son marqueur fut déconcentré par les cris. Comme souvent au Ja'La, cet instant de faiblesse lui coûta très cher. Percuté par deux arrières rouges, il vola dans les airs, le souffle coupé, puis s'écrasa sur le sol, laissant une partie de ses dents dans l'aventure.

Il s'ensuivit une mêlée ouverte d'où les hommes de l'empereur finirent par émerger en ayant récupéré le broc.

Plusieurs équipiers de Richard restèrent sur le carreau, se tordant de douleur.

Sous les encouragements de leurs supporteurs, les adversaires des rouges reprirent leur charge destructrice.

Absorbés par la rencontre, les gardes de Kahlan avaient tendance à avancer pour être plus près du terrain. Du coup, ils dégarnissaient les flancs de la prisonnière, laissant les spectateurs lambda envahir peu à peu son espace vital. Le même phénomène se produisait à l'endroit qu'occupait Jagang.

Fascinés par la rencontre, les gardes d'élite se laissaient peu à peu déborder par la foule.

Kahlan enlaça Jillian et la serra contre elle. Puis suivant le mouvement de ses anges gardiens, elle avança un peu plus vers le terrain. Dans son dos, des soldats d'élite et des soudards ordinaires lui emboîtèrent le pas. Avides de voir les joueurs, les spectateurs menaçaient de déborder le cordon de sécurité censé protéger l'aire de jeu.

L'empereur ne lui accordant pas une once d'attention ― devant une partie pareille, il oubliait tout ! ―, Nicci s'était laissé décrocher de trois ou quatre pas. Peu à peu, et sans en avoir l'air, Kahlan s'approchait de son amie.

Comme tous les spectateurs, l'empereur applaudissait ou criait de rage, jurant parfois comme un charretier, selon ce qui se passait sur le terrain.

Dans les ténèbres environnantes, le stade éclairé par des torches avait quelque chose de surnaturel. Plongés dans le noir, ou presque, les spectateurs pouvaient se déchaîner sans craindre de représailles. Une chance pour l'équipe rouge, qui aurait sans doute eu moins de supporteurs sans cet anonymat providentiel.

À côté de chaque porteur de torche, un archer surveillait certains joueurs.

Emportés par le jeu, la plupart de ces hommes suivaient davantage l'action que leur cible supposée.

Kahlan se sentait coincée au milieu d'une foule de plus en plus hystérique. Ne se contentant plus d'applaudir ou de huer, les spectateurs chantaient en tapant du pied afin d'accompagner la charge de l'une ou l'autre équipe. Sous l'impact de milliers de bottes, le sol tremblait et on aurait juré entendre les roulements lointains d'un tonnerre au rythme lancinant.

Dans cette atmosphère de folie collective, Kahlan elle-même se laissa hypnotiser par le jeu. Comme les soudards qui l'entouraient, elle eut le sentiment d'être sur le terrain, aux côtés des joueurs. Le coeur affolé, elle regardait Richard esquiver une attaque, passer sous le bras tendu d'un arrière ou slalomer entre une demi-douzaine de défenseurs médusés.

La prisonnière frissonnait chaque fois qu'un joueur était blessé. À côté d'elle, certains soldats gémissaient comme s'ils avaient eux-mêmes été touchés.

Au fil des périodes d'attaque, le score évoluait très régulièrement. Plus d'une fois, cependant, Kahlan vit Richard rater des occasions qu'il aurait sûrement saisies en d'autres circonstances. Ralentissant imperceptiblement, il permettait à un adversaire de le rattraper et de le plaquer. Il manqua même un tir qui ne présentait guère de difficulté.

En d'autres termes, il se jetait de nouveau dans la boue pour dissimuler quelque chose. Si cette image était venue à l'esprit de Kahlan, elle aurait été bien incapable de dire pourquoi le marqueur des rouges agissait ainsi.

Au fil de la rencontre, il devint évident que Richard s'arrangeait pour que le score reste serré. Dès que l'équipe adverse marquait, il s'empressait d'égaliser. Puis il attendait d'avoir de nouveau un point de retard pour accélérer le rythme et rétablir l'égalité.

Plusieurs périodes de jeu se soldèrent par un joli zéro au tableau de score. Sur l'ensemble de la partie, on en était à sept partout.

L'indécision du combat attisait la passion des spectateurs. Habitués à se dépasser eux-mêmes sur les champs de bataille, tous ces guerriers sentaient monter en eux une violence primale qui devait s'exprimer coûte que coûte.

Des bagarres éclatèrent, opposant les supporteurs des deux équipes ― et parfois ceux d'un même camp. Ces rixes ne durèrent pas, parce que tout le monde voulait suivre la finale.

D'un coup d'oeil, Kahlan constata que Nicci était maintenant cinq ou six pas derrière Jagang. Pour le moment, plus personne ne prêtait attention aux deux femmes. L'empereur avait bien regardé une ou deux fois en arrière, mais apercevoir sa Reine Esclave à portée de main lui avait suffi.

Comme si elles étaient en transe, les catins qui accompagnaient l'armée commençaient à retirer leur chemisier pour exposer leurs seins à la vue des joueurs et des spectateurs. Les côtés du terrain étant une place de choix, on avait relégué les filles de joie à une extrémité. Cette concentration de jupons augmentait encore la tension et l'excitation des hommes. Ravies d'être reluquées de toutes parts, les « compagnes ambulantes » des soudards se déchaînaient.

En temps normal, des femmes se comportant ainsi auraient vite fini sous les tentes, en train d'assouvir la lubricité des soudards. Durant une grande finale, leur exhibitionnisme ajoutait à l'atmosphère de débauche et de folie. Une composante parmi d'autres du Jeu de la Vie, en quelque sorte.

Lorsque Nicci et Kahlan eurent établi la jonction, Jillian tapota le bras de la magicienne.

― Tu vas bien ? lui souffla-t-elle. Nous nous sommes beaucoup inquiétées pour toi.

Avec un petit sourire, Nicci caressa la joue de la gamine.

― Il prépare quelque chose, dit-elle à Kahlan.

― Je sais...

― Vous aurez peut-être une chance de fuir. Si ça se présente, je ferai de mon mieux pour vous aider. Restez vigilante.

Avec un Rada'Han autour du cou, Kahlan ne voyait pas où elle aurait pu aller.

Mais l'idée de s'évader, si irréaliste fût-elle, lui redonnait du coeur au ventre.

Même si elle n'avait aucune chance de réussir, ça lui permettrait peut-être de sauver Jillian ou d'autres innocents.

Attendant que Nicci tourne de nouveau la tête vers elle, Kahlan leva très légèrement un bras, le dos de la main vers le haut pour dissimuler l'objet qu'elle serrait contre son avant-bras.

― C'est pour vous..., murmura-t-elle.

Nicci fronça les sourcils. Pour l'éclairer, Kahlan exposa très brièvement la poignée d'un couteau. La lame reposait contre sa chair, sous sa manche de chemisier.

― Gardez-le, dit la magicienne, vous en aurez besoin.

― J'en ai deux autres.

Sans cacher sa surprise, Nicci indiqua d'un signe de tête que l'arme serait mieux entre les mains de Jillian.

La fillette écarta son manteau pour dévoiler le couteau que sa protectrice lui avait déjà confié.

― Je ne sais pas me servir des lames..., souffla l'ancienne Maîtresse de la Mort.

― C'est très facile, dit Kahlan en lui donnant l'arme. Le moment venu, il suffit d'enfoncer la pointe dans le ventre ou le coeur de quelqu'un qui ne vous revient pas.

Nicci jeta un rapide coup d'oeil à Jagang.

― Je devrais pouvoir m'en sortir...

Avec ses longs cheveux blonds cascadant sur ses épaules, Nicci était d'une beauté stupéfiante. Mais il y avait encore plus extraordinaire, découvrit Kahlan. Malgré tout ce que Jagang lui avait infligé, elle restait hors d'atteinte de la laideur et de la haine. Sa force intérieure et sa noblesse résistaient à tout.

― C'est Richard Rahl ? demanda Kahlan.

― Oui, répondit simplement Nicci.

― Que fait-il ici ?

La magicienne eut un petit sourire.

― Eh bien, c'est Richard Rahl...

― Vous savez ce qu'il prépare ?

Nicci regarda autour d'elle, s'assura que personne ne l'épiait et secoua la tête.

― C'est vraiment Richard ? demanda Jillian.

L'ancienne Maîtresse de la Mort acquiesça.

― Comment peux-tu en être sûre ? Avec toute cette peinture, je ne le reconnais pas.

― C'est lui, tu peux me croire.

Une sereine certitude... Sans nul doute, se dit Kahlan, elle aurait été capable de reconnaître Richard dans la nuit la plus noire.

― D'où me connaît-il ? demanda-t-elle.

Nicci se tourna et soutint un moment son regard.

― Ce n'est pas le moment de bavarder... Tenez-vous prête.

― Pourquoi ? Que va-t-il faire ? Que peut-il faire, surtout ?

― Déclencher une guerre, voilà son objectif.

― A lui tout seul ?

― S'il le faut, oui...

Sur le terrain, l'équipe de Jagang venait de marquer un point juste avant la sonnerie de corne. La foule hurla de joie ou de déception.

Les Rouges de Ruben étaient menés d'un point.

En attendant la reprise de la partie, les spectateurs recommencèrent à chanter en tapant du pied.

Submergés par la passion de tout un peuple, Jagang et ses gardes d'élite ajoutèrent leur voix à la sauvage symphonie.

En ces instants, l'homme revenait d'instinct aux sentiments primaux qui avaient permis sa survie à des époques où il était loin de dominer le monde. La barbarie, après tout, n'était qu'une façon parmi d'autres de résister à l'hostilité de la nature. Mais pour des êtres civilisés, ce retour en arrière provoqué par une manipulation était une infamie.

Les supporteurs de l'équipe officielle exhortaient leurs champions à ne plus laisser marquer les rouges, quitte à les tuer tous. Ceux qui soutenaient l'équipe de Karg incitaient leurs joueurs à écrabouiller tous les adversaires qui se dresseraient sur leur chemin.

En réalité, un chant de mort sortait de la gorge de ces milliers d'hommes.

Il ne restait plus qu'une période d'attaque. Si les rouges ne marquaient pas, le défi serait terminé. S'ils engrangeaient un seul point, on devrait disputer les prolongations.

Kahlan chercha Richard du regard. Occupé à se regrouper avec ses hommes, il ne laissait transpirer aucune émotion.

Alors qu'il venait de faire un petit signe discret à ses joueurs, il tourna la tête en direction de Kahlan et leurs regards se croisèrent.

La prisonnière eut un instant peur de s'évanouir.

Richard cessa assez vite de la dévisager. En procédant si rapidement, il n'avait éveillé les soupçons de personne. Mais Kahlan savait que rien dans son comportement n'était dû au hasard.

Il venait de vérifier la position de Kahlan !

S'il s'était dissimulé sous des peintures de guerre, c'était pour vivre le moment en cours. Et afin d'avoir tous les atouts dans son jeu, il s'était arrangé pour que le score puisse basculer dans les ultimes minutes de la partie.

Chacune des victoires précédentes de « Ruben » était un pas de plus vers le moment déterminant qui s'annonçait.

Certes, mais quel objectif ultime visait-il ?

Dès que la corne eut sonné, Richard cria pour encourager ses hommes et les lança à l'attaque.

Kahlan crut que son coeur allait éclater, tant il cognait contre sa poitrine.

Après un chemin long et éprouvant, les quelques minutes suivantes promettaient d'être décisives pour l'avenir de l'humanité.