Chapitre 45
– Bon sang ! ce que tu es maligne, ma petite !
Rachel sursauta, lâcha un petit cri de terreur et se retourna.
Six la regardait, impassible comme un oiseau de proie.
Rachel eut l'impulsion de courir, mais elle se retint, car s'enfoncer davantage dans la grotte n'aurait servi à rien. La voyante lui bloquant la sortie, elle n'avait nulle part où aller.
La fillette se souvint qu'elle avait un couteau. Mais face à Six, une arme pareille se révélerait sûrement dérisoire.
Quand on se retrouvait seule avec elle, la voyante était encore plus terrifiante que d'habitude. Encadrée par des cheveux bruns qui semblaient avoir été tissés par une armée de veuves noires, la peau du visage de Six semblait prête à exploser sous la pression de ses os saillants. Sa robe noire étant presque invisible dans l'obscurité, la tête et les mains de la voyante semblaient flotter dans l'air comme celles d'un spectre.
Rachel se demanda si elle n'aurait pas préféré avoir affaire aux farfadets fantômes.
Depuis quand Six l'épiait-elle ainsi ? Aussi silencieuse qu'un serpent, elle se repérait parfaitement dans l'obscurité, comme tous les reptiles.
Cachait-elle dans sa bouche une longue langue bifide ?
La fillette n'en aurait pas été plus surprise que ça...
Pendant qu'elle travaillait sur le portrait de Richard, Rachel avait perdu toute notion du temps et quasiment oublié l'endroit où elle était. Trop concentrée, elle en avait négligé jusqu'à la prudence que Chase lui avait inculquée jour après jour. C'était difficile à croire, mais une tâche délicate et capitale pouvait vous faire perdre de vue les notions les plus fondamentales.
Rachel s'en voulait de s'être laissé surprendre ainsi. Quelle erreur grossière !
S'il avait su, Chase aurait secoué tristement la tête, accablé qu'elle n'écoute décidément jamais les leçons qu'il s'échinait à lui donner.
Mais elle avait tant voulu libérer Richard du sortilège ! Depuis peu, elle savait combien il était terrible de se trouver au centre d'un tel diagramme magique.
Impuissant, on perdait tout contrôle sur son destin, et elle refusait qu'un tel malheur continue de frapper Richard. Car il était visé depuis bien plus longtemps qu'elle, et ça ne pouvait plus durer.
Pour un ami, Rachel était prête à prendre tous les risques. Surtout pour Richard, qui lui avait plus d'une fois sauvé la mise.
Six tourna la tête vers le fond de la grotte, là où reposaient les ossements de Violette.
― Oui, sacrément maligne !
— Que voulez-vous dire ?
― Eh bien, j'admire la façon dont tu t'es débarrassée de la vieille reine.
― Vieille ? Violette n'était pas vieille...
Six sourit et Rachel en frissonna de la tête aux pieds.
― Au moment de mourir, elle avait atteint l'âge le plus avancé qu'elle connaîtra jamais, non ?
Trop effrayée pour réfléchir, Rachel ne tenta pas de comprendre ce que voulait dire la voyante.
― Quel âge penses-tu avoir en cet instant, petite ? demanda Six en avançant dans le cercle de lumière.
― Je ne sais pas trop... Comme je suis orpheline, je ne connais pas ma date de naissance.
Rachel repensa à la visite nocturne de sa mère ― s'il s'était bien agi d'elle.
Après coup, ça ne semblait plus aussi évident que ça.
Après l'avoir abandonnée dans un orphelinat, pourquoi sa mère se serait-elle donné la peine de la chercher au milieu de nulle part ? Tout ça pour la laisser de nouveau seule quelques minutes plus tard ? Le soir en question, Rachel avait trouvé ça parfaitement naturel. Avec du recul, ça ne tenait plus tellement la route.
Amusée par la réponse de sa proie, Six eut un petit sourire. Pas pour exprimer de la joie, cependant. Plutôt pour indiquer qu'elle réfléchissait à la prochaine mauvaise action à commettre.
― C'était beaucoup de travail, sais-tu ? dit-elle en désignant le portrait en pied de Richard.
― Je sais, j'étais là quand Violette l'a dessiné avec vous...
— Oui, bien sûr... Et tu ouvrais en grand tes oreilles, dirait-on... (La voyante approcha du dessin.) Comment t'y es-tu prise pour savoir à quels endroits intervenir ?
― Eh bien, je me suis souvenu de ce que vous disiez à Violette au sujet des «
éléments terminaux ». (Rachel préféra cacher à Six qu'elle savait parfaitement de quoi il s'agissait.) Vous disiez que les intersections étaient la clé permettant de lier la personne visée au sortilège censé la frapper.
Enfin, c'est comme ça que j'ai compris les choses, en tout cas. Pour libérer Richard, j'ai eu l'idée d'altérer ces points de conjonction, afin qu'il ne soit plus vraiment au centre du sortilège.
Six hocha très légèrement la tête.
— Une façon économique, en temps et en énergie, de briser une solution de continuité..., murmura-t-elle pour elle-même. Impressionnant... Oui, vraiment ! Tu es très douée, mon enfant, et remarquablement inventive.
Rachel jugea plus prudent de ne pas remercier la voyante de ses compliments.
En réalité, Six devait être furieuse de l'étendue des dégâts infligés à son précieux sortilège. Et il y avait vraiment de quoi...
― Et cette ligne ? demanda la voyante, pointant un index sur le dessin.
Pourquoi l'as-tu ajoutée ? N'aurait-il pas été plus simple d'effacer la connexion ?
— Non, parce que ça aurait simplement diminué l'emprise du sortilège, sans le neutraliser. (Rachel désigna d'autres lignes secondaires.) Même si ce n'est pas très visible, ces éléments soutiennent eux aussi l'infrastructure du sort.
Effacer une seule connexion n'aurait pas suffi. En ajoutant une variable au bon endroit, j'ai modifié l'interrelation des éléments ― en un sens, cela revient à briser un lien au lieu de le détendre. Bref, pour libérer Richard, c'était un moyen bien plus efficace.
Six secoua pensivement la tête.
— Quelle qualité d'écoute, petite ! Je n'aurais jamais cru qu'une gamine puisse mémoriser et comprendre tant de choses si vite.
— Si vite ? Vous avez dû répéter chaque point dix fois avant que Violette commence à comprendre. Pour ne pas saisir, il aurait fallu que je sois sourde.
— C'est vrai, la pauvre était d'une rare stupidité...
Rachel préféra ne rien dire. Après s'être fait capturer ainsi, elle ne se sentait pas particulièrement futée non plus.
Les bras croisés, Six se campa devant le portrait et évalua soigneusement le travail de Rachel. Au grand dam de la fillette, elle repéra toutes les interventions qui sabotaient le sortilège.
Oui, absolument rien ne lui échappa.
— Remarquable, dit-elle sans se retourner. Tu as impitoyablement « détissé »
ce que nous avions mis des semaines à créer. Désormais, ce sortilège ne sert plus à rien.
― Et ça ne me brise pas le coeur ! lança courageusement Rachel.
Six se tourna lentement vers elle.
― Voilà qui ne m'étonne pas du tout... Bon, ce n'est pas si grave, après tout.
Ce sort a rempli sa mission, et je n'en avais plus vraiment besoin.
Une révélation qui déplut terriblement à Rachel.―De plus, j'obtiens une sacrée compensation... (Six eut un sourire presque malicieux.) Une nouvelle artiste, rien de moins ! Et beaucoup plus brillante que la précédente, il faut l'avouer. Petite, tu pourrais bien m'être très utile, à l'avenir. Du coup, je ne te tuerai pas tout de suite. Une bonne nouvelle, non ?
― Ne comptez pas sur moi pour dessiner des choses qui font souffrir les gens !
― Tu dis ça maintenant, mais tu changeras d'avis, crois-moi...