Chapitre 26
– Qu'espères-tu de moi ? demanda Verna tandis qu'elle passait avec Cara devant une torche glissée dans un support en fer. Que je fasse apparaître Nicci comme par miracle ?
― Non, je veux que vous découvriez où elle est, et idem pour Anna.
Malgré les insinuations de la Mord-Sith, la Dame Abbesse en exercice était déterminée à retrouver les deux disparues. Mais elle n'était pas du genre à le crier sur tous les toits.
Dans les couloirs de marbre blanc, le cuir rouge de l'uniforme de Cara évoquait irrésistiblement du sang. L'humeur de la Mord-Sith, déjà mauvaise au début de la journée, se détériorait d'heure en heure, car les recherches ne donnaient aucun résultat.
Plusieurs autres Mord-Sith et un groupe de gardes du palais suivaient les deux femmes à une distance respectueuse. Adie restait un peu à la traîne et Nathan caracolait en tête, en digne seigneur Rahl.
Verna comprenait les inquiétudes de Cara. Et en un sens, elle s'en réjouissait.
Pour la Mord-Sith, Nicci n'était pas seulement une femme que son maître l'avait chargée de protéger. C'était une amie ― et une amie très chère. Même si elle ne l'aurait pas admis sous la torture, Cara était folle de rage parce qu'une personne très proche d'elle manquait à l'appel.
Comme la Mord-Sith, Nicci avait longtemps marché dans les ténèbres en compagnie des serviteurs du mal. Grâce à Richard, toutes deux étaient revenues vers la Lumière. Parce qu'il leur en avait offert la possibilité, bien sûr, mais plus encore parce qu'il leur avait fourni une raison de changer.
Voir une Mord-Sith vitupérer n'angoissait pas Verna. Avec ces femmes, il fallait plutôt s'inquiéter lorsqu'elles devenaient très froides et hautement professionnelles. Parce que leur métier, justement, n'avait rien d'agréable et moins encore de convivial. Quand elles cherchaient des réponses, mieux valait ne pas se dresser sur leur chemin. Cela dit, Cara avait raison de s'énerver. La disparition de Nicci et d'Anna était inexplicable et inquiétante au possible.
Mais bombarder une pauvre Dame Abbesse de questions ne pouvait servir à rien quand elle ignorait les réponses.
Sauf peut-être à calmer les nerfs de Cara, rassurée de s'accrocher à sa bonne vieille formation dans les moments de crise.
La Mord-Sith s'immobilisa, les poings sur les hanches, et sonda le long couloir, derrière elle. À une centaine de pas, plusieurs dizaines de gardes s'arrêtèrent net afin de ne pas combler la distance entre eux et les femmes qu'ils escortaient. Une bonne partie de ces soldats brandissaient une arbalète chargée d'un carreau à pointe rouge.
Ces projectiles dévastateurs donnaient des sueurs froides à Verna. En un sens, elle aurait aimé que Nathan ne les découvre jamais. Mais en un sens seulement...
Derrière les gardes d'élite et les quelques Mord-Sith, le corridor était désert.
Plissant pensivement le front, Cara attendit encore quelques instants, puis elle se remit en chemin. Depuis la disparition d'Anna et de Nicci, la veille, c'était la quatrième fouille en règle de l'ultime sous-sol du palais.
Verna se demandait à quoi rimait cette insistance. Des corridors vides restaient des corridors vides ! La Dame Abbesse à la retraite et l'ancienne Maîtresse de la Mort n'allaient pas jaillir des murs !
― Elles ont dû aller ailleurs, dit Verna, c'est la seule explication, même si personne ne les a vues.
― Où ça, ailleurs ? demanda Cara.
― Je n'en sais rien..., dut avouer Verna.
― Ce palais est très grand, soupira Adie.
Refusant de s'arrêter avec les gardes, elle venait de rejoindre la Mord-Sith et la Dame Abbesse.
― Très grand, oui, approuva Verna. Cara, voilà des heures que nous arpentons ces couloirs. Nous passons et repassons par les mêmes endroits avec un seul résultat : constater qu'il n'y a absolument personne ! Nicci et Anna doivent être dans une autre zone du palais. Ici, nous perdons notre temps. Je sais que nous devons les retrouver, mais nous cherchons au mauvais endroit.
― Elles étaient ici..., marmonna la Mord-Sith.
― Oui, tu as raison, mais toute la différence, c'est le « étaient », comprends-tu
? Vois-tu la moindre trace de leur passage ? Elles sont venues, c'est presque certain, mais voilà longtemps qu'elles s'en sont allées. Dans ces couloirs, nous gaspillons notre temps et notre énergie.
Alors que personne ne bougeait, Cara avança de quelques pas, tous les sens aux aguets. Puis elle se retourna et plaqua de nouveau les poings sur ses hanches.
― Quelque chose cloche ici, déclara-t-elle.
Assez loin devant, Nathan, qui s'était arrêté aussi, se retourna et lança :
― Quoi ? Qu'est-ce qui « cloche », selon toi ?
― Je ne sais pas... Il y a un problème, mais je n'arrive pas à mettre le doigt dessus.
― Tu captes une anomalie dans l'air ? Un phénomène lié à la magie ?
― Non, non, rien à voir ! (Cara eut un geste agacé, puis reposa son poing contre sa hanche.) Quelque chose n'est pas... eh bien... normal, mais je ne sais pas quoi.
― Il manque des objets ? avança Verna. Du mobilier, des ornements ou que sais-je d'autre ?
― Non. Si mes souvenirs ne me trompent pas, ces couloirs ont toujours été vides. Cela dit, je n'y suis pas venue si souvent que ça.
» Darken Rahl allait de temps en temps se recueillir dans la crypte de son père. Les autres sépultures ne l'intéressaient pas, je crois... Sous son règne, ce secteur du palais était interdit d'accès et le seigneur Rahl y venait plus souvent avec ses gardes du corps qu'avec ses Mord-Sith. Du coup, les lieux ne me sont pas vraiment familiers.
― C'est peut-être pour ça que tu as une impression bizarre..., suggéra Verna.
― C'est possible, admit Cara à contrecoeur.
Elle détestait l'idée d'être soumise à des perceptions si banalement humaines.
Mais parfois, il fallait se rendre à l'évidence.
Pensifs, tous les membres de la petite expédition se demandaient ce qu'il convenait de faire. Au fond, il se pouvait que les deux femmes réapparaissent et s'étonnent qu'on ait fait si grand cas de leur escapade.
― Anna et Nicci voulaient avoir une conversation privée, dit Adie. Elles ont peut-être cherché un endroit tranquille.
― Et elles converseraient depuis hier ? demanda Verna. Je n'y crois pas. Ces deux femmes n'ont pas grand-chose en commun, elles n'ont jamais été proches et je parierais qu'elles n'ont guère de sympathie l'une pour l'autre. Je ne les vois pas bavarder pendant des heures et des heures.
― Moi non plus, approuva Cara.
Verna se tourna vers le prophète, qui avait fini par approcher.
― Savez-vous de quoi Anna voulait parler avec Nicci ?
Nathan secoua la tête, faisant onduler sa longue crinière blanche.
― Aucune idée, mon enfant... Anna se méfiait de Nicci, et c'était normal, face à une Soeur de l'Obscurité. Elle lui reprochait d'avoir trahi le Créateur, bien sûr, mais elle se sentait personnellement abusée. En supposant qu'elle ait surmonté sa déception, elle voulait peut-être inciter Nicci à revenir vers la Lumière.
― Pour ça, un quart d'heure de dialogue aurait suffi, dit Cara.
― Largement, oui, concéda Nathan. Connaissant Anna comme je la connais, elle voulait peut-être parler de Richard avec Nicci.
― Pour lui dire quoi ? demanda Cara, soudain tendue à craquer.
― Eh bien, je n'en suis pas bien sûr...
― Ai-je prétendu qu'il me fallait des certitudes ?
Le prophète hésita un moment, puis il se résigna à en dire plus :
― Anna m'a souvent dit que Nicci était à même de guider ce fichu garçon.
― Le guider ? répéta Verna, aussi suspicieuse que Cara. De quelle manière ?
― Vous connaissez Anna, non ? (Nathan lissa le jabot de sa belle chemise blanche.) Elle a toujours eu tendance à fourrer son nez partout et à influencer les gens. Elle s'est souvent plainte devant moi d'avoir un lien trop fragile avec Richard.
― Pourquoi pense-t-elle avoir besoin d'un « lien » avec le seigneur Rahl ?
s'enquit Cara.
Malgré la passation du titre à Nathan, la Mord-Sith s'entêtait à en parer Richard. Pour être franche, Verna la comprenait, car l'idée d'avoir le prophète à ce poste ne l'enthousiasmait pas beaucoup non plus.
― Elle a toujours cru qu'elle devait contrôler les faits et gestes de Richard, répondit Nathan à la Mord-Sith. Cette femme passe son temps à calculer et à planifier. Elle ne laisse rien au hasard.
― C'est exact, confirma Verna. Un réseau d'espions la tenait informée de tout, quand elle dirigeait le palais. Elle avait des agents dans les coins les plus perdus afin de tirer les ficelles quand il le fallait. Elle n'a jamais aimé déléguer, et encore moins se fier à la chance...
Nathan s'autorisa un grand soupir.
― Anna est sacrément entêtée, dit-il. Nicci s'étant détournée de l'Obscurité, elle voulait à tout prix la faire revenir dans le giron des Soeurs de la Lumière, afin qu'elle combatte pour leur cause.
― Quelle cause ? voulut savoir Cara. Et quel rapport avec le seigneur Rahl ?
Nathan se pencha un peu vers la Mord-Sith :
― Anna pense que tout sorcier a besoin d'une Soeur de la Lumière pour orienter ses pensées et ses actes. Elle croit que nous n'avons pas droit au libre arbitre.
― J'ai peur d'avoir défendu la même thèse, dit Verna, quelque peu confuse.
Mais c'était avant de rencontrer Richard.
― N'oublie pas que tu as passé beaucoup de temps avec lui, rappela Nathan.
Anna l'a peu fréquenté, et même si elle a semblé penser comme nous tous, à un moment, elle est récemment revenue à ses anciennes croyances et à sa rigidité fondamentale. Je crains que le sort d'oubli ait effacé dans son esprit une bonne partie des nouveautés dues à Richard.
Verna partageait ces inquiétudes.
― Nous ne sommes pas en position de trancher, en ce qui concerne Anna, dit-elle, mais la Chaîne de Flammes nous a tous affecté, c'est évident. Si rien n'est fait, le sort continuera de ravager nos esprits jusqu'à ce que nous ayons perdu la capacité de raisonner. L'ennui, c'est qu'aucun de nous ne peut dire à quel point il a changé ! Comme vous tous, j'ai l'impression d'être la même personne qu'avant, mais je sais que c'est une illusion. Nous ne sommes plus maîtres de nous-mêmes, et chacun de nous, sans le vouloir, peut nuire à notre cause.
― Quand nous aurons trouvé Anna et Nicci, vous pourrez débattre avec elles de ce sujet fascinant ! Pour l'instant, nous ne savons pas où elles sont, et il faut étendre les recherches.
Cara s'impatientait, et ça n'augurait rien de bon...
― Elles n'ont peut-être pas fini leur conversation, avança Nathan. Je connais Anna : quand elle tient un os, elle ne le lâche pas facilement. Et comme Nicci n'est pas commode non plus...
― C'est une possibilité, admit Verna.
— Pour convertir une « pécheresse » et la ramener à la Lumière, Anna serait capable de s'éclipser plusieurs jours, j'en suis sûr.
Pour avoir été son prisonnier pendant des siècles, le prophète savait de quoi il parlait.
― Nicci est dévouée à Richard, dit Cara, pas à Anna. Elle aurait refusé de s'éclipser, comme vous dites. Ne contrôlant pas la Magie Soustractive, Anna n'aurait pas été en mesure de la contraindre.
― Je suis d'accord, déclara Verna. De toute façon, je ne les imagine pas capables de se volatiliser volontairement sans nous donner de leurs nouvelles.
— Pourquoi ne pas demander à Anna où elle est ? lança soudain Adie.
― Le livre de voyage ? C'est ce que vous proposez ?
― Oui, ça paraît le plus simple.
Verna ne parut pas convaincue.
― Si elle est quelque part dans le palais, pourquoi Anna consulterait-elle son livre de voyage ?
― Et si elle n'était plus ici ? insista Adie. Nicci et elle ont peut-être dû partir pour s'occuper d'une affaire urgente. Dans ce cas, qui sait si un message ne vous attend pas dans votre livre de voyage ?
— Comment seraient-elles sorties ? demanda Verna. Nous sommes encerclés par l'armée de l'Ordre.
— Ce n'est pas impossible, maintint Adie. Je suis aveugle, mais je peux voir avec mon don. Elles aussi. La nuit dernière, il faisait très sombre. Elles ont pu traverser les lignes ennemies sans se faire repérer. Si leur mission était urgente, elles n'ont peut-être pas pu nous prévenir.
― Vous pourriez réussir ça ? s'étonna Cara. Sortir par une nuit d'encre et échapper à l'ennemi ?
― Bien sûr !
Verna avait déjà entrepris de feuilleter son livre de voyage. Comme elle s'y attendait, elle ne trouva rien de nouveau.
― Pas de message, dit-elle en remettant le petit livre à sa place, dans sa ceinture. J'en écrirai un à Anna, comme Adie le suggère. Avec un peu de chance, elle le verra et me répondra.
Nathan se détourna, faisant onduler sa cape, et reprit son chemin.
― Avant de filer ailleurs, dit-il, je veux jeter un coup d'oeil à la tombe.
― Laissez un garde ici, lança Cara aux soldats. Les autres, avec nous !
Déjà loin devant, Nathan s'engagea dans un escalier, sur la droite. La petite colonne le suivit, tous ses membres pressant le pas pour garder le contact.
Au pied de la petite volée de marches, le prophète remonta un court couloir en pierre brute. Par endroits, des infiltrations d'eau, au fil des siècles, avaient laissé de grandes taches jaunâtres, donnant l'impression que la paroi avait partiellement fondu.
Très vite, Nathan et ceux qui le suivaient se trouvèrent devant un mur de pierre qui avait réellement fondu.
Le prophète s'arrêta devant l'entrée du tombeau de Panis Rahl. Regardant à travers un trou, là où la pierre manquait, il constata que la sépulture restait telle qu'il l'avait vue lors de ses quatre précédentes visites.
L'attitude de Nathan inquiétait Verna. Visiblement anxieux et en quête de réponses, le prophète était également furieux, cela se sentait quand on savait regarder au-delà des apparences.
La Dame Abbesse n'avait jamais vu le vieil homme dans cet état. Mais cette rage contenue et pourtant potentiellement dévastatrice lui rappelait férocement quelqu'un. Richard, bien entendu. La « fureur tranquille » devait être une qualité des Rahl ― en tout cas, elle en avait des frissons glacés.
Les somptueuses portes du tombeau, célèbres pour leurs ornements, avaient été remplacées par des blocs de pierre blanche censés sceller la crypte. Cette protection improvisée n'avait pas réussi à enrayer l'étrange phénomène qui ravageait la dernière demeure de Panis Rahl.
À l'intérieur, cinquante-sept torches attendaient sur des supports en or gravés de runes. D'un geste, Nathan utilisa son pouvoir pour embraser une partie de ces flambeaux.
La lueur des flammes fit aussitôt briller les parois en granit rose du tombeau.
Au nombre de torches et de vases qui les accompagnaient ― cinquante-sept dans les deux cas ―, Verna devina sans peine à quel âge était mort le seigneur Panis Rahl.
Posé sur un pilier tronqué, le catafalque semblait flotter au-dessus du sol en marbre blanc ― un habile jeu de couleur et de perspective.
Revêtu d'or, le cercueil de Panis Rahl brillait faiblement à la lueur des quatre torches allumées par Nathan.
Avec des murs en granit rose, il devait luire comme un soleil quand les cinquante-trois autres flambeaux donnaient de la lumière.
Des runes étaient gravées sur les flancs du catafalque et d'autres couvraient les murs de la crypte. En d'autres circonstances, Verna auraient voulu savoir ce que disaient ces antiques textes. Là, elle leur accorda à peine son attention.
Le phénomène qui s'était attaqué à la pierre blanche affectait aussi les parois en granit de la salle. Cela dit, les dégâts étaient moins importants.
Verna comprit vite pourquoi : la pierre blanche était une sorte d'appât destiné à attirer la force qui s'attaquait à la sépulture. Tant qu'elle avait rempli sa fonction, les parois étaient restées intactes. Désormais, elles ne bénéficiaient plus de cette protection.
Les murs et le sol n'avaient pas encore fondu ― en fait, ils n'étaient même pas fissurés ―, mais ils commençaient à se déformer, comme s'ils étaient soumis à une force ― pression ou chaleur ― qui finirait par avoir raison de leur résistance. Les joints avec la voûte se craquelaient déjà, menaçant de céder dans un avenir très proche. La cause de cette détérioration, à l'évidence, n'était pas un défaut de conception de la crypte. Une force extérieure, mystérieuse mais bien réelle, s'acharnait sur la dernière demeure de Panis Rahl.
Nicci voulait voir le tombeau parce qu'elle pensait savoir pourquoi ses murs fondaient. Hélas, elle n'avait rien dit de plus précis. Et aucun indice ne laissait supposer qu'Anna et elle avaient bien inspecté la crypte.
Verna avait hâte de retrouver les deux femmes et d'interroger Nicci sur cette affaire de fonte. Si elle n'avait aucune idée sur les causes de ce phénomène ―
ni sur sa gravité, d'ailleurs ―, elle se doutait qu'il n'avait rien de positif.
Une seule idée « consolait » un peu la Dame Abbesse : avec l'Ordre à ses portes, le Palais du Peuple n'aurait sans doute pas le temps d'être miné de l'intérieur !
― Seigneur Rahl ! appela soudain une voix masculine.
Nathan, Verna, Cara et Adie se retournèrent. Un homme en tunique blanche ornée de sarments de vigne autour du cou et sur le devant ― l'uniforme officiel des messagers au palais ― approchait au pas de course.
― Que se passe-t-il ? demanda Nathan.
Même si elle devait vivre encore cent ans, Verna comprit qu'elle ne s'habituerait jamais à entendre les gens donner du « seigneur Rahl » au vieux prophète.
― Une délégation de l'Ordre Impérial vous attend de l'autre côté du pont-levis.
― Que veulent ces gens ?
― Parler au seigneur Rahl, bien entendu...
Nathan consulta du regard Cara et Verna, qui semblaient aussi surprises que lui.
― C'est peut-être une ruse, souffla Adie.
― Ou un piège, ajouta Cara.
― Dans tous les cas, dit Nathan, il vaudrait mieux que j'aille voir.
― Je vous accompagne, déclara la Mord-Sith.
― Moi aussi, lui fit écho Verna.
― Alors, en route, tout le monde ! s'écria Nathan.
Verna, Cara et Adie sortirent du palais sur les talons de Nathan. Dehors, le soleil de la fin d'après-midi projetait sur le grand escalier les ombres interminables des tours et des bâtiments du palais. Dans le lointain, au-delà de l'escalier et de la cour d'honneur, l'immense mur d'enceinte montait la garde au bord du gouffre. Sur le chemin de ronde, des sentinelles patrouillaient jour et nuit, prêtes à donner l'alerte au premier événement suspect.
Monter des catacombes jusque-là n'étant pas une simple promenade de santé, le prophète et ses compagnes avaient le souffle un peu court. En descendant le grand escalier de marbre, Verna prit le temps de respirer à fond, quitte à se laisser un peu distancer par le nouveau seigneur Rahl.
Sur chaque palier, des gardes saluèrent leur chef suprême en se tapant du poing sur le coeur. Beaucoup plus bas, des dizaines d'hommes faisaient la ronde dans la cour. Impressionnée par le dispositif de sécurité, Verna se laissa guider jusqu'au grand portail du mur d'enceinte. Une fois la cour traversée, au-delà des écuries et des hangars à carrosses, une large route bordée de cyprès conduisait à la sortie proprement dite du complexe.
Le portail passé, la voie d'accès rétrécissait et devenait très sinueuse.
Longeant le bord du haut plateau, elle descendait en pente relativement abrupte jusqu'au pont-levis gardé par un détachement spécial de la Première Phalange. Armés jusqu'aux dents, ces soldats d'élite étaient chargés d'arrêter d'éventuels envahisseurs. Au fil des siècles, ils n'avaient jamais eu besoin de le faire. La route était beaucoup trop étroite pour que quiconque puisse lancer une attaque massive. Et de toute façon, dans une position dominante, quelques dizaines d'hommes seulement auraient suffi à repousser une armée entière.
Enfin et surtout, il y avait le pont-levis. Une fois dressé, le gouffre qu'il dominait avait de quoi décourager les assaillants les plus téméraires.
Impossible à franchir, même avec des cordes à grappin ou des échelles ―
d'autant plus sous les volées de flèches des défenseurs ―, cet obstacle naturel assurait à lui seul une bonne partie de la défense du complexe.
De l'autre côté du pont-levis, un petit groupe d'hommes attendait la venue du seigneur Rahl. À en juger par leur tenue très simple, il devait s'agir de messagers. Verna aperçut aussi quelques soldats, mais ils se tenaient volontairement en retrait, afin de ne pas paraître menaçants.
Sa cape battant au vent, Nathan se campa au bord du gouffre, les poings sur les hanches. Une véritable incarnation du pouvoir et de la force tranquille.
― Je suis le seigneur Rahl, annonça-t-il aux émissaires campés de l'autre côté de l'abîme. Que me voulez-vous ?
Après avoir consulté ses camarades du regard, un homme vêtu d'une banale jaquette de cuir sur une chemise grise avança de quelques pas prudents.
― Son Excellence l'empereur Jagang le Juste m'a chargé de délivrer un message au peuple de D'Hara.
Nathan jeta un bref coup d'oeil à sa petite escorte.
― Le seigneur Rahl représente le peuple d'haran. Je t'écoute, mon brave...
Pour mieux entendre, Verna vint se placer à côté du prophète.
― Vous n'êtes pas le seigneur Rahl..., marmonna le messager, de plus en plus mécontent.
― Vraiment ? Veux-tu que j'invoque une tempête magique, histoire de vous balayer de cette route, tes compagnons et toi ? Une fois en bas et en bouillie, seras-tu enfin convaincu que tu t'adressais bien au seigneur Rahl ?
Les émissaires de l'Ordre reculèrent instinctivement de quelques pas.
― Nous pensions voir quelqu'un d'autre, c'est tout, se justifia le messager.
― Eh bien, je suis le seigneur Rahl, et il faudra vous contenter de moi. Si vous avez vraiment un message, allez-y, parce que je n'ai pas que ça à faire.
Figurez-vous qu'un banquet m'attend ― et je déteste festoyer froid !
L'homme finit par esquisser une révérence.
― L'empereur Jagang, dans sa grande bienveillance, a une proposition à faire aux défenseurs du Palais du Peuple.
― Quelle proposition ?
― Le Juste n'a aucune envie de détruire le complexe et d'exterminer ses occupants. En cas de reddition, vous aurez tous la vie sauve. Sinon, vous mourrez dans d'atroces souffrances. Ensuite, nous jetterons vos corps dans le vide afin qu'ils nourrissent les vautours, une fois au fond du gouffre.
― Feu de sorcier..., souffla Cara dans le dos de Nathan.
― Plaît-il ? répliqua le prophète sans se retourner.
― Votre pouvoir est pleinement fonctionnel... En revanche, le leur ― s'ils en ont ― est affaibli par la proximité du palais. S'ils invoquent un champ de force défensif, ça ne suffira pas à les protéger...
Nathan fit un grand geste courtois aux émissaires massés de l'autre côté de l'abîme.
― Auriez-vous l'obligeance de m'excuser un moment ?
Le porte-parole de Jagang inclina légèrement la tête.
Nathan entraîna ses compagnes vers l'endroit où attendait un groupe de Mord-Sith et de gardes du palais.
― Je suis d'accord avec Cara, dit Verna avant que le remplaçant de Richard ait pu ouvrir la bouche. Répondons dans le seul langage que l'Ordre comprend !
Le prophète fronça ses sourcils broussailleux.
― Je crains que ce ne soit pas une très bonne idée...
― Et pourquoi ça ? demanda Cara en croisant agressivement les bras.
― Jagang nous épie sûrement à travers les yeux d'un de ces hommes, dit Verna. Cara a raison : montrons-lui notre force !
― Ta réaction m'étonne beaucoup, Verna, déclara Nathan. (Il eut un petit sourire à l'intention de Cara.) De ta part, c'est beaucoup moins surprenant, je dois le dire...
― Qu'est-ce qui vous ébaubit à ce point ? grogna la Dame Abbesse.
— Carboniser ces gentilshommes est une très mauvaise idée, ma chère.
D'habitude, tu es de bien meilleur conseil...
Verna se retint d'exploser.
Devant les yeux de Jagang, se lancer dans une diatribe n'aurait pas été très judicieux. Mais il n'y avait pas que ça...
Durant une bonne partie de sa vie, Verna avait cru dur comme fer que le prophète était fou à lier. Aujourd'hui encore, elle doutait de sa santé mentale. Et de toute façon, tenter de le faire changer d'avis revenait à vouloir convaincre le soleil de se lever à l'ouest.
― Vous n'envisagez quand même pas une reddition ?
― Bien sûr que non ! Mais on ne tue pas les gens parce qu'ils vous proposent gentiment de vous rendre.
― Sans blague ? lança Cara. (D'un coup de poignet, elle fit voler son Agiel au creux de sa paume.) Moi, j'affirme que tuer ces crétins serait une excellente initiative.
― Et moi, je maintiens le contraire, insista Nathan. Si je les carbonise, Jagang saura que nous n'avons aucune intention de réfléchir à sa proposition.
― Et alors ? demanda Verna. Où est le problème, puisque c'est bien le cas ?
— Si nous vendons la mèche sur nos intentions, les négociations seront closes.
― On s'en fiche, parce qu'on ne veut pas négocier !
― Certes, mais nous ne sommes pas obligés de le crier sur tous les toits.
― Et pourquoi ça ? rugit Verna, depuis longtemps à bout de patience.
― Pour gagner du temps..., répondit Nathan. Si je fais griller ses messagers, Jagang saura ce qu'il en est de son offre, pas vrai ? En revanche, si je fais mine de réfléchir, les négociations traîneront en longueur.
― Quelles négociations ? s'écria Verna.
― Et pour quoi faire ? enchaîna Cara. Qu'avons-nous à y gagner ?
Nathan soupira comme s'il se désolait de parler avec une bande de demeurées.
― Un répit, voilà ce que nous avons à y gagner... Ne comprenez-vous pas ?
Jagang sait à quel point il est difficile de conquérir le palais. À mesure qu'elle s'élève, leur rampe devient de plus en plus difficile à construire. Pour en venir à bout, nos adversaires auront besoin de tout l'hiver, et ça ne suffira peut-être pas. Jagang n'est sûrement pas ravi que son armée soit condamnée à passer des mois dans les plaines d'Azrith. Si une épidémie se déclare, il risque de perdre des centaines de milliers d'hommes. Et il y a aussi la question du ravitaillement...
» S'il croit que nous envisageons de nous rendre, Jagang peut décider de ralentir la construction de la rampe, afin de ménager ses troupes. En le faisant lambiner, nous retarderons d'autant l'achèvement de l'ouvrage. En revanche, une réponse musclée l'incitera à mettre les bouchées doubles.
Pourquoi pousser notre ennemi dans la direction qui nous arrange le moins ?
Verna eut une moue dubitative.
― C'est assez logique, concéda-t-elle. (Voyant le sourire triomphal de Nathan, elle ajouta :) Enfin, à première vue...
― Moi, je ne trouve pas, maugréa Cara, même à première vue...
Nathan écarta théâtralement les bras.
― Pourquoi révéler nos intentions à Jagang ? Nous n'avons rien à y gagner.
Laissons-le mariner dans son jus, se demandant si nous allons finir par capituler. Sur le chemin de l'Ordre, beaucoup de cités ont ouvert leurs portes sans combattre. Il pensera que nous pouvons les imiter, et ça calmera ses ardeurs pour un temps.
― J'avoue que manipuler ainsi ses ennemis est une excellente tactique, admit Cara ― pas de bon coeur, mais ça ajoutait encore au poids de ses paroles.
― Laisser vivre ces émissaires ne peut pas nous faire de mal, soupira Verna.
Ravi d'avoir emporté l'adhésion de ses compagnes, le prophète se frotta les mains.
― Je vais annoncer à ces gentilshommes que nous allons réfléchir à l'offre ô combien généreuse de Jagang le Juste.
En le regardant s'éloigner, Verna se demanda si Nathan n'avait pas une autre raison de faire cette déclaration. En d'autres termes, n'envisageait-il pas pour de bon une reddition ?
Les promesses de clémence de l'empereur ne valaient rien, la Dame Abbesse en était convaincue. En revanche, s'il manoeuvrait bien, Nathan pouvait conclure avec les vainqueurs un arrangement très avantageux pour lui. Par exemple, rester le seigneur Rahl en titre d'un royaume de D'Hara placé sous l'autorité de l'Ordre.
Une fois la guerre finie, Jagang aurait besoin d'hommes de paille. Nathan pouvait-il se renier à ce point ?
Tout dépendait de la rancoeur qu'il gardait à l'âme après des siècles d'enfermement injustifié. Car enfin, sa détention n'avait été que préventive !
Pour ce que Verna en savait, il n'avait jamais commis l'ombre d'un crime.
Avec les meilleures intentions du monde, les Soeurs de la Lumière, en maltraitant un innocent, avaient peut-être semé les graines de la destruction...
Pour se venger, Nathan pouvait tout à fait prévoir de livrer aux chiens l'honneur et la vie de ses anciennes geôlières.