CHEZ LE MÊME ÉDITEUR
DOUGLAS PRESTON
& LINCOLN CHILD
FIÈVRE MUTANTE
(bientôt disponible en librairie)
Musalangu, Zambie-Douze ans plus tôt
Le soleil couchant embrasait la brousse africaine à la façon d’un feu de forêt, dardant de traits d’or les tentes du camp de base. Dominant les eaux de la Makwele, les collines dessinaient à l’est une rangée de dents vertes dont les silhouettes acérées se découpaient dans le ciel.
Mangées de poussière, les tentes de toile avaient été érigées en cercle autour d’un espace dénudé. Au centre se dressait un bosquet de vénérables msasas dont les branches émeraude offraient au camp une fraîcheur bienvenue. Un filet de fumée se frayait un chemin tortueux à travers la frondaison, porteur d’une odeur alléchante de kudu rôti au bois de mopane.
À l’ombre du plus gros des msasas, un homme et une femme sirotaient tranquillement un bourbon glacé, assis de part et d’autre d’une table pliante. Tous deux étaient vêtus de kaki, pantalons longs et manches longues, afin de se prémunir contre les mouches tsé-tsé attirées par la fraîcheur du soir. L’un comme l’autre approchait de la trentaine. L’homme, particulièrement élancé et d’une pâleur inhabituelle, semblait imperméable à la chaleur ambiante, contrairement à la femme qui s’éventait paresseusement à l’aide d’une feuille de bananier en faisant voler les mèches de son opulente chevelure acajou, négligemment nouée à l’aide d’une simple ficelle. Le teint hâlé, elle donnait l’impression de s’abandonner à la saveur de l’instant. Le murmure de leur conversation, régulièrement ponctué par son rire cristallin, se fondait dans la rumeur de la brousse : le cri des singes verts, le chant des francolins, l’appel des amarantes, auxquels se mêlaient les bruits de casseroles émanant de la tente d’intendance. Au loin montait épisodiquement de la savane le rugissement d’un lion.
La femme assise en face d’Aloysius X.L. Pendergast n’était autre que sa compagne, Hélène, épousée deux ans plus tôt. Le couple achevait un safari dans la réserve naturelle de Musalangu où il avait été autorisé à chasser l’antilope dans le cadre d’un programme de régulation mis en place par les autorités zambiennes.
— Un autre verre, chère amie ? interrogea Pendergast en soulevant la cruche à cocktail posée sur la table.
— Encore ? répondit-elle en riant. Aloysius, j’ose espérer que vos intentions sont honorables.
— Loin de moi toute pensée impure. J’avais imaginé que nous pourrions passer la nuit à discuter des vertus de l’impératif catégorique de Kant.
— Ma mère m’avait pourtant prévenue. On croit épouser un homme pour ses dons de chasseur, on finit par s’apercevoir qu’il n’a guère plus de cervelle qu’un ocelot.
Pendergast émit un léger ricanement et trempa les lèvres dans son verre avant de poser les yeux sur le liquide qu’il contenait.
— Cette menthe africaine est assez agressive.
— Mon pauvre Aloysius, je vois que vos mint juleps{1} vous manquent. Acceptez le poste que Mike Decker vous offre au FBI et vous aurez tout le loisir de boire.
Il avala une nouvelle gorgée en accordant à sa femme un regard pensif. La facilité avec laquelle elle avait pris le soleil d’Afrique ne laissait de le surprendre.
— À vrai dire, j’ai pris la décision de refuser.
— Pour quelle raison ?
— Je ne suis pas certain d’avoir le cœur à rester à La Nouvelle-Orléans avec les problèmes familiaux et autres souvenirs amers qui s’y rattachent. Et puis je crois avoir eu mon content d’événements violents. Vous ne croyez pas ?
— Comment pourrais-je en juger ? Vous me parlez si rarement de vous-même.
— Je ne suis pas taillé pour travailler au FBI, je ne me ferais jamais au fonctionnement du Bureau. Sans compter que vous êtes constamment par monts et par vaux avec Médecins Voyageurs. À condition de rester à portée d’un aéroport, nous sommes libres de vivre où bon nous semble. Loin de se briser, nos âmes étalent leur harmonie, telle la feuille d’or sous les coups de l’orfèvre.
— Nous ne sommes pas venus en Afrique pour que vous me citiez John Donne. Kipling, à la rigueur.
— La moindre femme sait tout sur tout, récita-t-il aussitôt.
— À la réflexion, je me passerai également de Kipling. Comment avez-vous occupé votre adolescence ? Vous appreniez les dictionnaires de citations par cœur ?
— Entre autres.
Pendergast releva la tête en voyant se découper une silhouette sur le soleil couchant. Un grand Nyimba vêtu d’un short et d’un T-shirt sale, un fusil antédiluvien sur l’épaule, s’avançait en prenant appui sur une canne fourchue. Il marqua un temps d’arrêt à l’orée du camp et salua à la cantonade en bemba, la langue des natifs, aussitôt accueilli par des cris de bienvenue depuis la tente d’intendance. Quelques instants plus tard, il rejoignait la table des Pendergast.
Le mari et la femme se levèrent.
— Umû-ntû û-mô umü-sumâ à-dftkâ, l’accueillit Pendergast en prenant sa main chaude et poussiéreuse, à la mode zambienne.
En guise de réponse, l’homme tendit sa canne sur la fourche de laquelle était accrochée une note.
— Pour moi ? s’étonna Pendergast, en anglais cette fois.
— De la part du chef de district.
Pendergast adressa un coup d’œil furtif à sa femme et déplia le billet.
Mon cher Pendergast,
J’aurais souhaité avoir une discussion par radio avec vous dans les meilleurs délais. Je me trouve confronté à une vilaine affaire au camp de Nsefu. Une très vilaine affaire.
Alistair Woking
Chef de district
Sud Luangwa
PS : Cher ami, vous n’êtes pas sans savoir que la réglementation vous oblige à rester joignable par radio à tout moment. Il est assez désagréable de devoir vous envoyer un messager de la sorte.
— Cette histoire ne me plaît guère, remarqua Hélène Pendergast après avoir lu le contenu du message par-dessus l’épaule de son mari. De quelle « vilaine affaire » peut-il bien s’agir, à votre avis ?
— Un amateur de safari-photo qui aura mal réagi aux avances d’un rhinocéros.
— Ce n’est pas drôle, répliqua Hélène, pourtant incapable de garder son sérieux.
— Nous sommes en pleine saison des amours, insista Pendergast en glissant la note, après l’avoir pliée, dans la poche de sa chemise. J’ai bien peur que ce drame sonne le glas de notre propre équipée.
Il se dirigea vers l’une des tentes, souleva le couvercle d’un coffre et entreprit de visser ensemble les éléments d’une antenne qu’il accrocha ensuite à la branche supérieure d’un msasa. Une fois redescendu de son perchoir, il brancha le fil de l’antenne dans une radio, posa celle-ci sur la table, l’alluma, régla la fréquence et envoya un signal. La voix agacée du chef de district lui répondit quelques instants plus tard dans un déluge de crachotements.
— Pendergast ? Nom d’un chien, où êtes-vous donc ?
— Dans un camp sur les bords de la Makwele.
— Sacrebleu, j’espérais que vous seriez plus près de la Banta Road. Pourquoi diable ne laissez-vous pas votre radio branchée ? J’essaye de vous joindre depuis des heures !
— Puis-je vous demander de quoi il s’agit ?
— Un incident au camp de Nsefu. Un touriste allemand tué par un lion.
— Quel idiot a pu laisser se produire un drame pareil ?
— Ce n’est pas ce que vous croyez. L’animal a pénétré dans le camp en plein jour et il a sauté sur le malheureux au moment où celui-ci rentrait dans sa case après le repas. Le lion l’a aussitôt entraîné dans la savane.
— Et ensuite ?
— Ensuite ! ! ! Vous voulez peut-être que je vous fasse un dessin ? La femme de l’Allemand a piqué une crise, le camp était sens dessus dessous et il a fallu appeler un hélico à la rescousse pour évacuer les touristes du groupe. Le personnel du camp est sous le choc. Ce type-là était un photographe connu, je vous laisse imaginer le ramdam que ça va provoquer.
— A-t-on pu suivre le lion à la trace ?
— Ce ne sont pas les fusils et les pisteurs qui manquent, mais personne n’a osé se lancer sur les traces d’un animal pareil. Entre ceux qui manquent d’expérience et ceux qui n’ont pas de couilles, nous n’avons personne. C’est bien pour ça que je fais appel à vous, Pendergast. J’ai besoin de vous pour traquer ce salopard et… euh, récupérer ce qu’il reste de ce pauvre Allemand avant que lion l’ait bouffé.
— Vous voulez dire que le corps n’a pas été récupéré ?
— Personne n’a osé se lancer à la poursuite d’un tel monstre. Vous connaissez le camp de Nsefu, la brousse est particulièrement dense dans le coin. Il me faut un chasseur expérimenté et je vous rappelle que votre permis de chasse professionnel vous oblige à chasser le mangeur d’hommes en cas de besoin.
— Je vois.
— Où se trouve votre Land Rover ?
— Aux Fala Pans.
— Grouillez-vous de la récupérer. Inutile de démonter le camp, prenez vos fusils et rejoignez-moi illico presto.
— Nous aurons besoin d’au moins une journée. Vous n’avez personne d’autre plus près ?
— Personne, je vous dis. En qui je puisse avoir confiance, en tout cas.
Pendergast se tourna vers sa femme. Elle lui répondit par un clin d’œil et un sourire en imitant la forme d’un pistolet de sa main bronzée.
— Fort bien. Nous nous mettons en route sur le champ.
— Ah ! Un dernier détail.
Le chef de district sembla hésiter, au milieu des crachotements du haut-parleur.
— Eh bien ?
— Ça n’a peut-être aucune importance. La femme de la victime se trouvait là au moment de l’attaque et elle prétend…
Nouvelle hésitation.
— Oui ?
— Elle prétend que le lion était bizarre.
— Bizarre ? De quelle façon ?
— Il avait une crinière rouge.
— Une crinière fauve, vous voulez dire ? Le phénomène n’est pas aussi rare qu’on le croit.
— Non, la crinière du lion était vraiment rouge. Rouge sang.
Un long silence ponctua la réponse du chef de district.
— Il ne peut pas s’agir du même, reprit-il enfin. Ça se passait il y a quarante ans, au nord du Bostwana. Je n’ai jamais entendu dire qu’un lion puisse vivre plus de vingt-cinq ans. Et vous ?
Sans prendre la peine de répondre, Pendergast éteignit la radio, son regard argenté brillant d’un éclat fiévreux à la lueur du crépuscule.
(a suivre)